Les Chinois, comme tous les humains, s’intéressent à cette chose qu’ils appellent les « jeux des nuages et de la pluie ». Une vielle histoire raconte que le roi de Chu voyait en rêve la déesse du mont des Sorcières venir partager sa couche et lui expliquer qu’elle apparaît le matin avec les nuages et disparaît le soir en pluie, d’où l’origine de cette métaphore pour le coït. Les affaires amoureuses sont l’objet d’écrits appartenant au genre « images de printemps » ou « manuels de l’oreiller ». Une autre métaphore, « le monde des saules et de fleurs », signifie la prostitution.
Un de ces classiques érotiques toujours populaire porte le titre Jin Ping Mei. Il est traduit par André Lévy, disponible en deux gros volumes chez Folio/Gallimard. Il date du XVIe siècle et son auteur est inconnu. C’est, comme tous les livres classiques de divertissement, un roman écrit en langue vernaculaire par un lettré chinois qui s’est bien amusé.
Les anciennes histoires érotiques de l’Empire du Milieu ne se réduisent pas à des simples et stupides récits supposés exciter l’imagination du lecteur. L’élément érotique, bien qu’il y occupe une place centrale, fait partie d’une histoire divertissante plus vaste, où toute la culture de la classe des mandarins y passe. Il va sans dire que dans la société patriarcale rigide qu’était la Chine impériale, le point de vue de l’auteur était conditionné par cette institution. Ce qui n’empêche pas que les personnages féminins de ces romans ne se réduisent pas toujours à des simples objets du désir mâle et jouissent parfois d’une certaine autonomie. Ainsi dans Le Rêve dans le pavillon rouge, le fameux roman de Cao Xueqin, un auteur du XVIIIe siècle, deux jeunes femmes sont au cœur de l’intrigue. Certains le considèrent même, avec une certaine exagération, comme une œuvre féministe.
Les récits érotiques chinois ont pénétré le marché littéraire occidental. À la recherche d’une diversification de l’offre, les éditeurs se sont tournés vers l’Asie, tout comme ils se tournent vers le polar nordique. Le monde littéraire ne diffère pas du monde de la confection car un entrepreneur doit d’abord faire du profit et le capitalisme, on ne le répète pas assez, c’est la généralisation de la production de marchandises. L’éditeur Picquier, mais il n’est pas le seul, spécialisé dans la littérature ancienne et moderne de la Chine, de l’Inde et du Japon, a publié quelques belles « images de printemps ». Nous l’en remercions.
R.H. Van Gulik, le sinologue et auteur de romans policiers qui se jouent au temps de la dynastie des Tang, s’insurge dans son étude La Vie sexuelle dans la Chine ancienne contre l’idée occidentale longtemps en vigueur qui concevait les habitudes sexuelles des anciens Chinois comme anormales et dépravées. Il est vrai qu’une certaine envie mâle européenne colorait d’une étrange couleur les fantasmes de l’imagination mâle sur les mœurs des Turcs et des Arabes, avec leurs harems, odalisques et hammams. Pensez aux peintures d’un Ingres et les contes d’un Théophile Gautier.
Un peuple cultivé depuis longue date comme les Chinois attachait de l’importance à l’éducation sexuelle. Ce qui explique l’existence de manuels érotiques et d’albums montrant les postures érotiques, non seulement à l’usage des hommes mais aussi pour préparer les honnêtes jeunes filles nubiles au mariage. Les jeunes mâles quant à eux allaient au bordel pour se faire une « éducation » ou profitaient des servantes de la maison quand ils appartenaient aux classes possédantes. La pudibonderie confucianiste ne réussit pas à faire taire l’intérêt pour l’« art de la chambre à coucher », le fang zhi shu. Il est intéressant de noter que sous les Mandchous qui conquièrent la Chine en 1644 et fondèrent la dynastie Qing, un puritanisme encore plus prononcé était de rigueur, tout comme pendant la domination mongole des Yuan (1279-1367). Les dynasties Han, l’ethnie majoritaire en Chine, ne connurent pas cette réticence victorienne. À bas les Qing ! crièrent en 1911 les révolutionnaires. Mais je ne suis pas sûr qu’ils étaient motivés par des désirs érotiques.
(La semaine prochaine : Réenchantement)
publié également sur le blog du NPA du Tarn
image: illustration de Jin Ping Mei