Des ouvriers égyptiens non payés par une entreprise de construction occupent une grue et refusent de descendre si leur salaire n’est pas versé. Des contrôleurs aériens surchargés de travail craquent en apprenant qu’une organisation syndicale a signé dans leur dos un accord rabotant leur droit à la prépension. Des sidérurgistes explosent en découvrant qu’ils ont affaire à des patrons voyous, tapent dessus et se mettent à tout casser. Faits isolés ou symptômes ? Nous penchons pour la seconde hypothèse. Mais symptômes de quoi ?
L’éditorial du Soir du 14 avril aborde le sujet. Se demandant si les revendications des gens de Belgocontrol sont légitimes, Béatrice Delvaux répond péremptoirement : « Ce n’est pas cela qui est en cause. » Ah bon ? Qu’est-ce qui est en cause alors ? La stabilité du pays après les attentats… Selon Mme Delvaux, en effet, « Ce pays n’a repris la vie normale qu’en apparence : la population sort très ébranlée de chocs successifs qui l’ont rendue particulièrement allergique et hypersensible à tout ce qui va perturber un quotidien incertain ». Pas question donc de tolérer « cette grève ubuesque », ce « mouvement indécent », déclenché par des gens que « rien ni personne n’a pu ramener illico à la raison » alors qu’ils menacent « l’aéroport, l’activité économique et l’emploi en général ».
« Ramener illico à la raison » ? L’expression est forte… Ces contrôleurs aériens seraient-ils fous ? Oui, selon Mme Delvaux, ils le sont. Pour elle, le mouvement des travailleur-euse-s de Belgocontrol est en même temps une manifestation de « l’ébranlement » de la population et un facteur d’ébranlement supplémentaire. C’est pourquoi elle le qualifie à la fois de « stupéfiant » et « d’inquiétant ». Fidèle à son habitude de se poser en conseillère du Prince, la journaliste tire ensuite sa conclusion : « Les hommes et femmes politiques au pouvoir aujourd’hui doivent plus que jamais être conscients qu’ils ont charge d’âmes très fragiles désormais. Cela exige protection, explication, cohésion et présence forte, assurée et unie. »
Béatrice Delvaux, médecin des âmes
Si quelque chose est « stupéfiant », c’est bien le mépris avec lequel « l’éditorialiste en chef » (ce titre !) discrédite des gens qui ne font que se battre pour être respectés en tant que salarié-e-s et qu’êtres humains. Une employée de Belgocontrol a eu le courage de parler à découvert, face caméra. Elle a décrit les conditions de travail infernales et la manière dont le chantage à la sécurité est utilisé pour les imposer. A part le premier ministre, les directions d’aéroport et Mme Delvaux, qui ose condamner cette femme courageuse et ses collègues? Dans le monde du travail, personne.
Personne, parce que des millions de gens ont des histoires analogues à raconter. Des histoires de chantage, d’arbitraire des chefs, de manque de reconnaissance, de charge de travail insupportable, de promesses non tenues. Des histoires de vexations et de harcèlement, de carottes et de bâtons, de citrons pressés et de kleenex jetés. Des histoires qui – bien qu’elles concernent aussi les journalistes- percent difficilement dans les médias… parce qu’il y a dans toutes les rédactions des chefs comme Béatrice Delvaux pour estimer que « ce n’est pas cela qui est en cause ».
Si quelque chose est « inquiétant », c’est l’arrogance avec laquelle « l’éditorialiste en chef » du Soir monte ici en puissance dans son rôle de « chien de garde » du système. Certes, cela fait des années que Mme Delvaux donne des leçons au nom de l’intérêt supérieur de la nation – comprenez : l’intérêt supérieur du capitalisme national dans le contexte européen. Mais ici, elle monte d’un cran : s’autoproclamant médecin des âmes, la voici qui diagnostique notre « fragilité » psychologique collective et indique au gouvernement comment traiter les grands malades « hypersensibles » que nous sommes : avec une fermeté et une bienveillance sans faille… Mais en recourant à la contrainte, s’il le faut, pour nous « ramener à la raison ». Surveiller et Punir. Car on ne peut pas laisser des personnes perturbées nuire à « l’économie« , n’est-ce pas?
Qui a besoin de qui ?
De son point de vue, qui est celui de ses maîtres, Mme Delvaux n’a pas tort d’être inquiète. Ce qu’elle appelle « ébranlement », ou « déraison », est en fait de la colère, et la colère monte dans ce pays. Il y a d’abord une colère contre l’injustice dans la distribution des richesses, ça, on le sait. Mais il y en a aussi une autre, plus profonde, contre la dégradation continue des conditions de travail et de vie. Cette colère sourde, diffuse, se traduit notamment par l’épidémie de burnout et la consommation record d’antidépresseurs, qui en sont des manifestations pour ainsi dire introverties. Mais elle peut aussi se retourner subitement vers l’extérieur. Or, c’est une colère redoutable pour le système. Elle va au-delà du « Qui paye quoi et qui gagne combien ? » pour toucher au fondement du capitalisme – l’exploitation du travail.
« Qui a besoin de qui ? Sont-ce les travailleurs qui ont besoin des actionnaires ou les actionnaires qui ont besoin des travailleurs ? Quelle est la finalité du travail ? Qui décide ce qu’on produit et pour qui, pourquoi ? Le secteur publix est au service de qui?» Voilà les questions qui pointent le bout du nez à travers des cas comme ESB, les contrôleurs aériens et les grutiers victimes des trafiquants d’êtres humains. Ces trois conflits se sont déroulés dans des secteurs très différents. C’est cette colère qui les unit. Leur quasi-simultanéité est comme une indication de la possibilité de rassembler tous les exploité-e-s et opprimé-e-s dans un combat commun, une revanche commune. Des travailleuses en titres service jusqu’aux sans-papiers, en passant par les nouveaux secteurs, les jeunes dans la galère et les métiers traditionnels du monde du travail, ils sont de plus en plus nombreux à sentir que leur vie et celle de leurs enfants sont sacrifiées pour les profits des patrons, dans le cadre d’un système absurde qui détruit la planète. Il peut suffire d’un incident pour que ce genre de sentiment se généralise et se coagule en action de masse.
Sans « l’amortisseur » de la concertation
ESB, les contrôleurs aériens et les grutiers : dans les trois cas, la colère a éclaté indépendamment des organisations syndicales, voire contre elles. Cela augmente l’inquiétude de Mme Delvaux, qui craint que l’exemple fasse tache d’huile. « Dans leur vie ‘normale’, écrit-elle, les Belges ont encaissé depuis quelques jours les Panama papers en parallèle aux réformes fondamentales de leur pension et de l’organisation de leur temps de travail – annoncées dans les deux cas en contournant la négociation sociale qui a toujours joué le rôle d’amortisseur. C’est beaucoup. »
En effet, Mme Delvaux, c’est beaucoup. Tôt ou tard, ce pourrait être trop. En tout cas la droite se trompe si elle pense que l’impuissance des directions syndicales – qui se sont embourbées elles-mêmes en abandonnant leur plan d’action contre le gouvernement – suffit à désarmer la classe ouvrière dans la lutte des classes. Vous vous sentez assez forts pour vous passer des vaines concertations avec les responsables syndicaux, messieurs les possédants ? A votre guise. Sachez seulement qu’il vous faudra dans ce cas, comme chez ESB, comme à Belgocontrol, affronter les travailleurs et les travailleuses directement, sans amortisseurs. Gare à vos fesses, car votre politique néolibérale a semé les germes d’une grande colère. Elle est peut-être en train de trouver sa voie en France. Elle peut la trouver en Belgique également.