Dans La Gauche #77 [mai-juin 2016, p. 32] nous avons planté, dans un premier article, le décor: un pays pauvre, peu industrialisé, une bourgeoisie faible et timorée devant la force montante de la classe ouvrière, un mouvement syndical dominé par la CNT anarchiste, un syndicat social-démocrate (UGT) détenant de solides bastions dans les Asturies et dans le centre du pays.
La social-démocratie (PSOE) avait été incapable, de par sa misère théorique, de réagir même de façon timide à la trahison de la Deuxième Internationale en 1914. Dans l’opposition sous la monarchie, le PSOE était plus une confrérie de moralistes philanthropiques que de véritables socialistes. La CNT anarcho-syndicaliste était la seule organisation de masse pratiquant la lutte de classes. Mais sa direction, monopolisée par les anarchistes (FAI), semi active sur le plan politique, oscillait lors des élections entre le soutien aux républicains bourgeois et les consignes abstentionnistes. Si le mouvement socialiste vivotait dans la routine organisationnelle permise au prolétariat en régime capitaliste, le mouvement anarchiste vivait au jour le jour des bénéfices de son action inspirée par le spontanéisme sourd à toute perspective révolutionnaire.
Reclassements à gauche du PCE
Le Parti communiste (PCE), constitué en 1921, restait un parti très minoritaire gangrené par de nombreuses scissions et exclusions. La Fédération de Catalogne et des Baléares, en désaccord avec la direction nationale du PCE sur la question catalane, scissionna en 1931 pour fonder une organisation indépendante qui devint le Bloc ouvrier et paysan (BOC). La Gauche communiste espagnole (section de l’Opposition de Gauche en Espagne), dirigée par Andreu Nin, fusionna avec le BOC en 1935 (contre l’avis de Trotsky) pour former le POUM (Parti ouvrier d‘Unification marxiste) centriste dont l’implantation était essentiellement catalane. Pour Joaquim Maurin, dirigeant du BOC, le parti révolutionnaire n’était pas conçu comme le résultat d’un processus de différenciation politique mais d’une opération d’amalgame. Nin et ses camarades se rallièrent au point de vue de Maurin en réalisant le premier amalgame, celui de la création du POUM. La Gauche communiste y perdit ainsi son contour politique, comme on le dit en physique à propos des liquides qui épousent la forme du récipient.
Victoire électorale du Front populaire et putsch militaire
En janvier 1936 s’était constitué le Front populaire: un rassemblement hétéroclite de collaboration de classes regroupant le PSOE, l’UGT, le PCE, le POUM, la Gauche républicaine et le Parti syndicaliste (anarchiste). Le Front populaire remporte les élections du 16 février 1936 et Manuel Azaña (républicain) devient président de la république. Le PSOE et le PCE soutiennent le gouvernement bourgeois composé exclusivement de républicains.
Le 17 juillet, l’armée espagnole se soulève au Maroc (qui vivait à l’époque sous le régime du «protectorat» espagnol) et aux Baléares. Les jours suivants, le coup d’Etat s’étend à l’ensemble du pays. Le gouvernement républicain multiplie les déclarations apaisantes pour éviter que les masses n’entrent en action contre le putsch. Mais le 19 juillet, à Madrid, Barcelone, Bilbao, San Sebastián, Gijón, Málaga, Valencia, et dans une zone couvrant la majorité du territoire, les travailleurs et travailleuses prennent les armes et écrasent la rébellion militaire. Le gouvernement bourgeois, complètement désarmé (au sens militaire et politique du terme) court derrière les événements. Là où le coup d’Etat est mis en échec, des milliers de comités armés surgissent spontanément. Fin juillet 1936, les putschistes contrôlent le Maroc, les Canaries, les Baléares (sauf Minorque), les régions du Nord-Ouest de l’Espagne (sauf les Asturies), Oviedo, Teruel, Saragosse et Huesca. Le coup d’Etat se transforme en guerre civile.
Une multitude d’organes de pouvoir révolutionnaire surgit
Le 19 juillet fait surgir spontanément en Espagne une multitude d’organes de pouvoir révolutionnaire. Aucune organisation ouvrière ne contribua à leur formation. En dépit de l’opposition ouverte du réformisme et du stalinisme, en dépit de l’incapacité anarchiste et du centrisme poumiste, ces organes disputèrent le terrain, pied à pied, à l’Etat capitaliste. La constitution de comités d’ouvriers, de paysans, de miliciens, de marins, la plupart du temps démocratiquement élus, refléta instantanément la destruction de l’appareil coercitif d’Etat capitaliste. Pas une usine, un quartier ouvrier, un village, un bataillon des milices ou un navire n’était dépourvu d’un comité. Au niveau local, le comité était la seule autorité existante ; ses décisions avaient force de lois ; sa justice c’était la justice révolutionnaire, à l’exclusion de toute autre. La législation bourgeoise était mise au rancart.
La puissance publique tomba dans les mains des lieux de travail. Ce fut au rythme de la création des comités que s’opéra l’expropriation de la bourgeoisie et des propriétaires terriens. Quand les agents gouvernementaux se présentaient, ils tombaient sur un comité ouvrier déjà maître de l’entreprise qui se refusait à la leur céder. Sans exception, toute la grande propriété industrielle et agricole tomba aux mains du prolétariat et des paysans. Les bourgeois qui ne s’étaient enfuis en France ou ralliés au camp fasciste avaient été faits prisonniers, passés par les armes par les travailleurs quand il s’agissait d’activistes réactionnaires, ou bien rétrogradés comme employés dans les entreprises expropriées.
Le gouvernement Caballero et le PCE
Au début des années 30, imitant le stalinisme international, le PCE s’était égosillé en qualifiant de «sociaux-fascistes» les réformistes du PSOE et en refusant toute action commune avec eux. Dès qu’il reçut de nouvelles directives de Moscou (*), le PCE opéra un virage à 180° et proposa la fusion avec le PSOE. Cette fusion eut lieu dans les organisations de jeunesse: les Jeunesses socialistes et les Jeunesses communistes s’unifient en mars 1936 et Santiago Carrillo (PCE) devient le secrétaire général de cette organisation qui regroupe alors 250.000 membres.
Au cours de l’été 1936, le Komintern décida d’envoyer des volontaires en Espagne tandis que la France et l’Angleterre s’abstenaient de toute intervention. En septembre 36, le gouvernement Giral (républicain) tomba et fut remplacé par le gouvernement Caballero (PSOE, PCE, républicains), tandis qu’en Catalogne la CNT et le POUM entraient au gouvernement régional où Nin devint ministre de la Justice. En novembre Caballero dû former un autre gouvernement qui, cette fois, comprenait quatre ministres anarchistes. Les réserves d’or de la Banque d’Espagne partirent vers Moscou en échange de livraison de matériel militaire. Des envoyés de la police politique secrète soviétique (NKVD) furent acheminés vers Barcelone pour s’occuper de la répression et de l’assassinat des révolutionnaires en Catalogne. Tous ces éléments ont donné de plus en plus de poids au PCE. En fin d’année 1936, dans une lettre à Caballero, Staline insistera sur la nécessité de maintenir la propriété privée.
(*) Après l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne, en 1933, Staline se tourne vers les puissances capitalistes occidentales «démocratiques». A cette fin, il ordonne aux partis communistes de faire un tournant vers le «Front populaire»: alliance avec la social-démocratie et les partis bourgeois, abandon de l’anticolonialisme et de l’antimilitarisme, ralliement à la politique de défense nationale, abandon de toute perspective anticapitaliste.
Témoignages à Barcelone et en Catalogne
Pour nous rendre compte du climat révolutionnaire de l’été 1936, reportons-nous au témoignage de Franz Borkenau, journaliste autrichien qui parcourt le pays (1):
«A la frontière de Port-Bou, il y a deux comités, l’un pour la gare, l’autre pour la ville. Le premier est composé de représentants du syndicat des cheminots affiliés pour moitié à la CNT et pour moitié à l’UGT. Dans le second on trouve un représentant de chacun des partis pro gouvernementaux. Nous prenons le chemin du comité de ville qui s’est installé dans l’immeuble de l’ayuntamiento (municipalité) pour travailler au coude à coude avec les fonctionnaires municipaux et l’ancienne police locale. A l’entrée flotte un grand drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau. On nous présente au président du comité, un ouvrier de toute évidence. Nous lui montrons nos pièces d’accréditation, il signe l’autorisation d’entrée en Espagne et nous retournons au poste de police faire réviser nos passeports. Les policiers s’exécutent avec des mines longues comme des jours sans pain. Le comité a barre sur la police. (…)
A 11 heures du soir, nous arrivons à Barcelone. Première impression: partout des travailleurs en armes, le fusil à l’épaule mais portant des vêtements civils. Ils montent la garde devant les hôtels, les bâtiments administratifs, les grands magasins. Ils conduisent à tombeau ouvert des autos du dernier modèle, fruit des expropriations, portant sur la carrosserie les sigles tracés à la peinture blanche des organisations ouvrières: CNT-FAI, UGT, PSUC (PC catalan), POUM. Pas de trace de la police ou de l’armée régulière. De la bourgeoisie, aucune trace!
Les expropriations ont pris depuis le 19 juillet une ampleur incroyable. A une ou deux exceptions près, les grands hôtels ont été réquisitionnés par les organisations ouvrières. Même chose pour les grands magasins. Toutes les églises ont été incendiées, à l’exception de la cathédrale. (…)
A Fraga, une localité proche de Huesca, la taverne est pleine de paysans. Un homme nous apprend, en se passant les doigts devant la gorge, qu’on a liquidé 38 «fascistes» dans le village. Les femmes et les enfants ont été épargnés, on s’en est pris seulement au curé et à ses partisans les plus virulents, au notaire et à son fils, au châtelain et à quelques gros paysans. Ce ne sont pas les paysans qui ont organisé les exécutions mais les miliciens de Durruti (2), lors de leur premier passage. Les habitations des victimes sont revenues au comité, les réserves de vin et de vivres ont été affectées au ravitaillement des miliciens.»
(1) Franz Borkenau (1979) Spanish Cockpit, Ed. Champ Libre, Paris.
(2) Buenaventura Durruti (1896-1936), anarchiste castillan, dirigeant important de la FAI. Il organise une colonne de miliciens anarchistes qui combat en Aragon et à Madrid. Il est tué lors d’une bataille dans des circonstances jamais clarifiées.
George Orwell sur le front d’Aragon
Arrivé à l’automne 1936 à Barcelone pour y faire un reportage, l’écrivain britannique George Orwell s’engage dans la milice du POUM. Il livrera dans un livre vibrant, Hommage à la Catalogne (réédité en 2005), un témoignage à la fois poignant et plein d’humour britannique. «Le seul mot qu’un étranger ne puisse pas ne pas apprendre, c’est mañana – littéralement demain matin. Dès qu’il en existe la moindre possibilité, les occupations du jour sont remises à mañana. Qu’il s’agisse d’un repas ou d’une bataille. En principe, j’admire plutôt les Espagnols de ne pas partager notre nordique névrose du temps ; mais malheureusement, moi je la partage.»
Le ravitaillement des miliciens, surtout en armes et en munitions, est parcimonieux. «Dans les milices du POUM, le manque de fusils était tel que les troupes fraîches étaient toujours obligées, à leur arrivée au front, d’emprunter ceux des unités qu’elle relevaient». Les uniformes des miliciens sont distribués pièce par pièce aux recrues, si bien qu’il était plus exact de parler de «multiformes» que «d’uniformes» car il n’y avait pas deux miliciens équipés de la même manière. Avant le départ vers le front d’Aragon, certains miliciens ne reçoivent même pas de couverture, alors que l’hiver approche.
Article publié dans La Gauche #79, septembre-octobre 2016.