Éditions Zones, 2014, 15 euros
Le capitalisme n’épargne rien : pas même les nuits et le sommeil. C’est ce que démontre avec force l’historien d’art Jonathan Crary dans un petit livre paru aux éditions Zones.
De prime abord, la thèse peut paraître négligeable. À l’échelle de la violence sociale, le sommeil et les rêves semblent, spontanément, des sujets bien anecdotiques. La première force du livre de Crary est précisément de déplier l’ensemble des enjeux que le sommeil recouvre : rappeler combien le « droit à la nuit », au repos et au sommeil, bref au temps libéré, est aussi l’objet de la lutte des classes. Ainsi s’éclaire la dimension politique du sommeil : le vol du temps par le capitalisme achoppe sur la nécessité physique du sommeil. Après « la faim, la soif, le désir sexuel et, récemment, le besoin d’amitié », c’est donc la nuit que la logique marchande doit coloniser.
Le besoin de sommeil constitue, en effet, l’une des dernières « barrières naturelles » (Marx) à la pleine extension, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, du capitalisme. Alors ce dernier s’y attaque, le rend fragile, impossible.
Crary propose une comparaison éclairante : la logique « ON/OFF » est dépassée, désormais l’individu se doit d’être en mode « veille », c’est-à-dire dans un état de disponibilité permanente, soumis aux exigences de la production. À travers le prisme du sommeil, cet essai, riche de très nombreuses pistes ouvertes, entreprend une critique de la barbarie néolibérale : elle ne laisse rien de nos vies en répit. Aucun temps, aucun espace ne doit résister à son contrôle et à ses objectifs…
Décoloniser nos vies
Mais le livre ne se contente pas de constater la souffrance immédiate que procure cette transformation de chacunE en objets sollicités sans relâche. Il rend intelligible cette offensive, en décrit les ramifications et conséquences. La qualité de nos attentions et de nos imaginaires est atteinte ; nos concentrations et distractions sont organisées. L’auteur interroge, en effet, avec force, le travail pernicieux de la communication, de la télévision, des médias sans adopter une quelconque posture complotiste ou moralisatrice.
Face à « cet assaut contre la vie quotidienne », cet ouvrage rappelle ainsi que nos nuits, pas plus que nos jours, n’ont à appartenir au capital. Et combien le combat anticapitaliste est un combat pour décoloniser la vie dans son intégralité.
« Il se peut, note en conclusion Crary — dans toutes sortes d’endroits, dans des états très divers, y compris ceux de la rêverie ou le rêve éveillé — qu’imaginer un futur sans capitalisme commence par des rêves de sommeil ». Aujourd’hui agressés, le rêve et le sommeil pourraient bien s’avérer de puissantes armes. L’avertissement n’est pas aussi iconoclaste qu’il le paraît. Après tout, Lénine — que Crary ne mentionne pas — avertissait dans Que faire ? : la révolution a besoin du rêve et de l’imagination. Le capitalisme, lui, l’a compris. Il paraîtrait judicieux que les anticapitalistes, à nouveau, s’en soucient.
Source : NPA