Marx & Engels, Agone, 2015, 18 euros
Marx arrive à Londres en 1849, après 6 années d’errance. Pour faire face à de dramatiques difficultés matérielles, Engels et lui échafaudent divers projets pour gagner de l’argent. C’est ainsi que naît en 1852 cette série de portraits des exilés qui les entourent, un livre resté jusqu’ici inédit en français…
Marx et Engels essaient de le faire paraître anonymement sans succès. On a longtemps pensé que le manuscrit avait disparu, il était dans les mains d’Édouard Bernstein qui l’avait déclaré perdu. Retrouvé dans les archives du parti social-démocrate allemand, il est publié pour la première fois en russe en 1930, puis en allemand (1950), en anglais (1970), et enfin aujourd’hui en français.
Si les individus brocardés dans ce livre, révolutionnaires plus ou moins glorieux, petits-bourgeois romantiques, sont aujourd’hui inconnus, la comparaison de Sylvie April dans l’introduction des anciens soixante-huitards et leurs héritiers avec leurs ancêtres, les quarante-huitards, a du sens : « il existe une grande similitude, une même manière de se couper des aspirations sociales de ses contemporains, de s’ériger en porte-parole, de préférer les conflits personnels aux débats de fond, de s’approprier les bénéfices symboliques… ».
Marx s’est séparé dès les années 1840 de tous ceux qui considèrent que la révolution peut se faire avec la bourgeoisie, et défend la nécessité d’un dépassement de la société libérale par une révolution sociale, prolétarienne : « la phraséologie creuse convient (…) à la démocratie, où les déclamations vides et mélodieuses et la nullité sonore rendent totalement superflus tout esprit et toute compréhension de l’état des choses ».
« La grande bataille des grenouilles et des rats »
Marx et Engels donnent la priorité à la réflexion, la clarification politique et l’étude des conditions préalables à la révolution. Ils écrivent ainsi : « Plus ces rebuts de l’humanité (…) étaient hors d’état de réaliser quoi que ce soit de concret, plus il leur fallait s’engager avec zèle dans un semblant d’activité inutile et claironner en grande pompe des partis imaginaires et des combats imaginaires. Plus ils étaient impuissants à mener à bien une véritable révolution, plus il leur fallait soupeser cette future éventualité, répartir les places à l’avance et se plonger dans les délices anticipés du pouvoir. »
La plume est acide, et recourt avec une verve étonnante à des références littéraires et musicales. Ils dénoncent les guerres picrocholines, les généraux d’opérette, celui-ci « plat, banal, aussi fade que l’eau, que l’eau de vaisselle tiède pour être précis », celui-là qui « déposait toutes les semaines au terme de grands efforts sa petite saucisse verte de correspondance », cet autre « au crane effilé, la croissance démesurée de l’organe de l’estime de soi venant y compresser toutes les autres facultés »… et cette « grande bataille des grenouilles et des rats » entre eux.
C’est l’occasion, comme Marx l’écrira plus tard, « de régler nos comptes avec notre conscience philosophique d’autrefois »1, travail déjà entamé auparavant dans la Sainte Famille, qui prend ici la forme d’un pamphlet. Un pamphlet écrit par deux hommes isolés, pour lesquels l’élaboration des principes du matérialisme historique passe autant par le travail scientifique, « le savoir positif », la réflexion politique, que par la verve polémique.
Source : NPA