En 1729, Jonathan Swift publiait un pamphlet intitulé Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public dans lequel il suggérait que, dorénavant, il serait socialement utile d’avoir recours au cannibalisme : pour résoudre la vague de misère terrible qui s’était abattue dès le début du XVIIIe siècle sur l’Irlande, il incitait tout simplement à acheter et ensuite manger les enfants pauvres. Texte d’une ironie cinglante, cette « modeste proposition » visait à démontrer l’absurdité de penser des solutions à la pauvreté qui ne passent pas par une remise en question profonde des structures de la société et des politiques fiscales.
Aujourd’hui, la RTBF propose l’action « Viva for Life » où il s’agit de s’inquiéter du sort des « bébés qui vivent sous le seuil de pauvreté ». Des animateurs qui jeûnent, des personnalités qui font leur publicité, le tout prend tous les atours d’une action pseudo-humanitaire de saison [1] : entre le foie gras et les huîtres, ça va pleurer dans les chaumières… augmentation d’audimat garantie pour les médias publics. Bien sûr, le débat sur les raisons structurelles de la pauvreté infantile est en grande partie évacué de ces actions de communication. Pourtant, comme le rappelait encore récemment un rapport du Délégué Général aux Droits de l’Enfant [2], la lutte contre la pauvreté n’a aucun sens si elle ne s’intéresse pas aux sources de l’exclusion !
Il y a quelques mois, par la voix de Claude Emonts, Président de la fédération des CPAS wallons, un appel au secours était lancé : la décentralisation de l’état fédéral ne s’accompagne du transfert de moyens nécessaires pour que l’institution qui sert, en Belgique, de « dernier filet » de solidarité, puisse assumer ses missions de plus en plus nombreuses. Le silence du fédéral et de la direction des partis politiques face à cet appel désespéré fut assourdissant. Pourtant, il y a là une réalité concrète : en définançant les CPAS, on organise pratiquement leur incapacité à remplir le prescrit constitutionnel au cœur de leur action : permettre à tout citoyen – et donc aussi « aux bébés » – de vivre dignement.
Plus fondamentalement, il convient de rappeler une évidence trop souvent ignorée : la Belgique est un pays riche, très riche même. S’il y a de plus en plus de pauvres dans notre pays (et donc, fatalement, un nombre croissant de « bébés vivant sous le seuil de pauvreté »), c’est aussi parce que la distribution des richesses devient de plus en plus inégalitaire dans le royaume ! Peut-être est-ce justement là que réside la clé de la lutte contre la pauvreté, bien plus que dans les mesures de contrôle, de sanction et d’exclusion des plus démunis adoptées par les majorités gouvernementales depuis le début des années 2000.
Bien sûr, certains répondront que les actions de charité – comme « Viva for Life » – permettent aux plus riches de redistribuer un peu de leur fortune. Mais en réalité, ce genre d’actions touche surtout les classes moyennes et populaires, ne fût-ce que par le type de médias qui diffusent la « bonne parole » : concrètement, ce sont les classes sociales les plus taxées qui donnent le plus pour les actions de solidarité. De plus, et comme l’ont rappelé les sociologues français Michel et Monique Pinçon-Charlot dans leur récent ouvrage La violence des riches [3], nous vivons dans une société qui valorise à un tel point la réussite individuelle qu’elle renforce dramatiquement ce que Pierre Bourdieu appelait la « théodicée des privilèges » : le fait que les plus aisés considèrent leurs privilèges comme « naturels », comme la preuve de leurs « mérites ». Les récents déboires de la direction de Belgacom nous ont donné d’excellents exemples de la manière dont s’opère la déconnexion qui mène à un véritable « mépris de classe », à une violence explicite des plus nantis envers les plus démunis. Il est illusoire d’attendre de personnes à ce point prisonnières de leur ego – d’autant plus « gonflé » que l’air du temps est à la célébration des « grands décideurs », de « ceux qui ont réussi » – qu’elles puissent jusqu’à s’interroger sur le sort de leurs contemporains.
En sortant la question proprement politique de l’égalité sociale et économique de celle de la pauvreté infantile (« des bébés »), des actions comme « Viva for Life » contribuent au final à ancrer l’idée que la pauvreté est inexorable… Une sorte de « mal nécessaire » mais qui ne devrait toucher, dans l’idéal, que les citoyens au-delà d’un certain âge. Aidons « les bébés », mais surtout, ne nous occupons pas des parents, exclus récemment du chômage suite aux réformes menées par le gouvernement Di Rupo, alors même que les destructions d’emplois se sont multipliées en Belgique (d’Arcelor-Mittal à Ford Genk qui, après s’être gorgés de subsides publics, s’en vont exploiter ailleurs) : s’ils n’ont pas de job, c’est qu’ils n’ont pas « fourni tous les efforts » nécessaires à la « réussite » !
Bien sûr, pour les associations qui bénéficieront de l’action, c’est une véritable aubaine, surtout à l’heure où le secteur associatif est lourdement touché par les plans d’austérité. Et nul doute qu’elles trouveront là un bien utile « ballon d’oxygène » pour continuer à mener à bien leur indispensable action – d’autant plus indispensable que les pouvoirs publics se désinvestissent concrètement de la lutte contre la pauvreté. Le problème, c’est qu’il ne suffira bientôt plus d’une grand messe de charité – fût-elle orchestrée par Pascal Obispo et des animateurs extrêmement populaires – pour réussir à colmater les brèches de notre système social et à contrebalancer les pertes drastiques de subsides publics. D’autant que pour éviter la lassitude de l’audience, la RTBF aura tout intérêt à changer de thème chaque année (à ce sujet, remarquons que de très nombreux chatons, pourtant parfaitement adorables et hautement télégéniques, vivent sous le seuil de pauvreté).
Au final, au rang des mesures qui se refusent à examiner profondément les structures de notre société, la proposition de Swift est sans doute bien plus efficace que ne l’est une action de charité médiatique telle que « Viva ». Et si, plutôt que de donner de l’argent aux bébés pauvres, chaque ménage mieux doté rachetait un bébé en guise de dinde de Noël ? Tous ensemble, nous aurons alors répondu définitivement au problème de la pauvreté des bébés !
—Renaud Maes
Notes
- Voir aussi la carte blanche d’Irène Kaufer sur la site de la Libre. ↩
- Disponible sur le site du DGDE, en cliquant ici ↩
- Michel Pinçon et Monique Piçon-Charlot, La violence des riches, Paris, Zones, 2013. ↩
Source : Mauvaises graines