En cette société de l’accélération, nous vivons des rythmes vertigineux. Les événements et les informations d’importance et de gravité particulières se succèdent rapidement. Ils sont sujets à l’importance que leur accordent les «médias de formation de masse», pour emprunter une formule d’Agustín García Calvo [linguiste, écrivain: 1926-2012], sans qu’il soit aisé de prendre du recul pour les analyser et réfléchir à leur sujet avec l’attention nécessaire. Il en va ainsi avec la crise révoltante provoquée par la négation des droits de millions de personnes qui demandent l’asile et le refuge – des droits – en Europe; avec les attentats mortels commis en de nombreux endroits de la planète; avec la liste des violences machistes avec laquelle commence cette année nouvelle; avec les effets de la baisse du prix du pétrole ou le ralentissement de l’économie chinoise sur ce capitalisme mondial biocide. Ou encore, pour terminer, avec les déclarations lancinantes des porte-parole de la Troïka (FMI, BCE, UE) quant à l’urgence, pour le nouveau gouvernement espagnol, d’opérer de nouvelles coupes budgétaires (environ 10 milliards d’euros pour 2016).
La date du vendredi 22 janvier 2016 constitue un bon exemple d’un flot médiatique qui modifie brusquement l’actualité politique. En effet, alors que nous digérions encore les données scandaleuses fournies par l’étude d’Oxfam Intermón intitulée «Une économie au service du 1%», selon laquelle les 62 personnes les plus riches de la planète cumulent autant de richesse que les 3,6 milliards les plus pauvres et que les 20 Espagnols les plus riches disposent d’une fortune équivalente au 30% les plus pauvres, l’agenda politique s’est subitement concentré sur l’offre de Pablo Iglesias faite à Pedro Sánchez de former un gouvernement «du changement, pluriel et proportionnel», ainsi qu’au retrait temporaire de Mariano Rajoy (Parti Populaire), formulée ensuite, de la présentation de sa candidature en vue de présider un nouveau gouvernement.
L’initiative prise par Pablo Iglesias contient un programme très général qui comprend des engagements d’une certaine portée: parmi ceux-ci, le frein des coupes budgétaires et le renversement des privatisations; le refus du TTIP (Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement) la disposition de ne pas appliquer les nouvelles coupes exigées par la Troïka (bien qu’il n’y ait aucune mention d’un moratoire et d’un audit de la dette, ni d’une restructuration de cette dernière); un plan d’urgence sociale pour les 100 premiers jours de gouvernement ainsi qu’une proposition de réaliser un référendum consultatif dans l’ensemble de l’Etat sur la nécessité d’une réforme constitutionnelle.
Cette dernière, selon Podemos, devrait inclure ses 5 axes, parmi lesquels se trouvent le «blindage» [protection] des droits sociaux et la reconnaissance de la plurinationalité de l’Etat, ainsi que la recherche d’une voie démocratique pour «l’ajustement constitutionnel» de la Catalogne dans «l’unité du pays». Cette «mise en demeure» [mise au pied du mur] était accompagnée d’une liste de personnes pouvant faire office de ministres (y compris Alberto Garzón, tête de liste de la coalition Izquierda Unida-Unidad Popular, qui compte deux députés aux Cortes) afin de donner une plus grande crédibilité de la disposition de la direction de Podemos à faire partie d’un nouveau gouvernement présidé par Pedro Sánchez, leader du PSOE [Iglesias se proposant comme vice-président pour mettre «sous surveillance» Sanchez].
Face à ce changement de scénario, la réaction de Mariano Rajoy a consisté à opter pour un retrait temporaire dans l’attente de voir ce que produirait la guerre interne au PSOE devant l’avalanche podemiste. En revanche, le leader du PP, affecté actuellement par de nouveaux scandales de corruption, a profité de la situation pour rappeler qu’il dispose, grâce à son poids numérique au Congrès [123 député·e·s] et à la majorité absolue au Sénat, d’une capacité de blocage envers tout projet de réforme constitutionnelle [voir note 3 de l’article publié sur ce site en date du 4 janvier 2016]. De l’autre côté, d’anciens dirigeants socialistes, à la tête desquels figure Alfredo Pérez Rubalcaba [ministre à divers postes depuis 1992, entre autres de l’Intérieur de 2006 à 2011 et secrétaire général du PSOE de février 2012 à juillet 2014], n’ont pas tardé à répondre à la proposition du leader de Podemos, la qualifiant de «chantage» et «d’humiliation» de leur parti.
L’offre de Pablo Iglesias est certes en contradiction avec le discours maintenu jusqu’à récemment qui caractérisait le PSOE de parti du régime. Cette offre va bien au-delà de la tactique adoptée dans certaines communautés autonomes dans lesquelles Podemos a permis la formation d’un gouvernement du PSOE. Cette offre concrète est plus cohérente avec le discours présent qu’avec celui antérieur du PSOE comme parti du régime et, en outre, tend à garantir que le PP ne puisse former un gouvernement quel qu’en soit le prix. Mais il faut reconnaître que cette offre d’Iglesias implique un défi à la direction de ce parti [PSOE] et place dans les mains de ce dernier la responsabilité future que soit formé un gouvernement de droite [en cas de refus] ou que soient convoquées de nouvelles élections [à partir de la première session des Cortes, un délai de deux mois court pour former le nouveau gouvernement].
Il ne semble pas que la direction du PSOE, conditionnée par un leadership faible placé sous la surveillance de ses baronnies et de ses «seniors» (on peut imaginer que bientôt s’exprimera Felipe González afin de renforcer les «lignes rouges» à ne pas franchir avec Podemos), même si elle accepte de négocier avec Podemos, soit en condition d’assumer des points fondamentaux d’un programme qui impliquerait un affrontement ouvert avec la Troïka et l’Ibex 35 [indice des 35 principales firmes cotées à la Bourse de Madrid], outre le fait qu’il soulève l’accusation de mettre en danger «l’unité de l’Espagne», indépendamment de la disposition affirmée de Pablo Iglesias de défendre cette dernière dans le cas d’un hypothétique référendum catalan.
Le PSOE se trouve à un carrefour et même face à la menace d’un «Vietnam» interne, ainsi que l’a prophétisé le journaliste espagnol Enric Juliana quant à ce qui pourrait se produire lors de la prochaine réunion de son comité fédéral. Quel que soit le choix de ce parti, y compris l’alliance avec Ciudadanos, afin d’éviter le pire des scénarios – c’est-à-dire de nouvelles élections où il est déjà annoncé perdant –, elle provoquera des divisions en son sein ainsi qu’une usure plus ou moins grande en faveur de ses concurrents, en particulier de Podemos.
Il y a, néanmoins, peu de doutes sur quelle option misent les pouvoirs économiques et médiatiques en ce moment: leur priorité reste de forcer, d’une manière ou d’une autre, la formation d’une «grande coalition» composée du PP, du PSOE et de Ciudadanos qui garantisse la «gouvernabilité» et tranquillise les «marchés» ainsi que la Troïka. Un exemple clair de cela réside dans la ligne éditoriale du quotidien El País, lequel rappelle, aujourd’hui 23 janvier, même la nécessité de chercher un indépendant qui puisse compter avec l’appui de ces [trois] partis lorsqu’il se soumettra à l’investiture et formera un nouveau gouvernement [pour être président, il n’existe que deux critères: être majeur et de nationalité espagnole].
Pour cette raison, même si je peux me tromper, il ne me semble pas que l’initiative de la direction de Podemos aura un grand avenir, car pour modérées que puissent être ses propositions dans le cas d’une négociation hypothétique avec Pedro Sánchez (dans le cas où le comité fédéral du PSOE le laisse faire), la nouvelle force politique est toujours vue avec méfiance par les pouvoirs économiques extérieurs [UE, entre atures] et intérieurs, génératrice, par conséquent, d’instabilité.
En effet, ce mot tabou se répand toujours plus parmi ceux qui s’étaient accoutumés à la longue stabilité institutionnelle que garantissaient les partis du régime [PSOE et PP] jusqu’aux dernières élections. Maintenant, dans ce cycle politique nouveau qui débute à peine, il faudra s’habituer à vivre au moins avec un certain degré d’incertitude qui, espérons-le, s’étendra dans la mesure où Podemos et les «listes de convergence» représentatives de la pluri-nationalité (un terme qui reste maudit jusqu’au sein du PSOE et auquel Podemos ne doit pas renoncer, devant au contraire l’accompagner de la revendication d’un référendum en Catalogne) ne s’adaptent pas aux exigences de la «gouvernabilité» du régime et qu’elles continuent de miser effectivement sur un «changement» qui ne finisse pas par se révéler n’être qu’un simple rechange d’élites.
Car, pour Podemos, existe au moins deux voies possibles de «sorpassokización» – c’est-à-dire, de progresser et de transformer le PSOE en un nouveau PASOK (un parti marginal, comme le PASOK grec): la première voie, occuper l’espace politique du PSOE au moyen de la vieille et classique adaptation aux contraintes systémiques du régime et de la Troïka, ainsi que cela s’est produit pour Syriza, laquelle est en outre en déclin selon les derniers sondages; la seconde, de rester fermes dans la volonté de poursuivre sur le sentier de la «révolution démocratique» et du refus du chantage de la Troïka, indiquant à la base du Parti socialiste qu’il n’y a pas de place pour une «troisième voie», ni dans la défense des droits sociaux, ni dans la conquête de la souveraineté populaire.
De telle façon que «oui, c’est possible… mais il faudra les faire dégager» [les membres de la caste politique], préparant un nouveau tour de mobilisations non seulement sur le plan électoral mais également sur le terrain social – celui de la rue, des places et des lieux de travail –, où le renforcement de l’activité populaire ne soit pas seulement un slogan mais bien une réalité matérielle en ascension. Une tâche nécessaire et urgente, plus encore dans l’hypothèse de nouvelles élections où il ne suffira pas de compter sur une «machine de guerre» médiatique pour faire face au «parti de l’ordre» qui se prépare pour empêcher la victoire. Il est indispensable de commencer à bâtir maintenant un parti-mouvement, pluraliste et démocratique, capable de converger avec toutes les forces sociales, politiques et culturelles qui misent sur un processus destituant de ce régime, ainsi que de la «gouvernance» toujours plus autoritaire de l’Union européenne. Les initiatives en marche autour d’un Plan B [1] pour l’Europe et, espérons-le, le rejet de la dettocratie marquent le début d’un possible changement de cap qu’il faudra accentuer au cours de la nouvelle période qui s’annonce.
Bienvenue, donc, à l’instabilité (s’il s’agit de cela), ainsi que cela a été affirmé à Madrid lors de l’acte célébrant le deuxième anniversaire de la fondation de Podemos, de façon à ce que tremblent ceux qui n’aspirent qu’à continuer à s’enrichir et à frustrer l’enthousiasme pour ce «Changement», avec majuscules, qui, à partir d’en bas, connaît un essor. (Article publié le 23 janvier 2016 sur le site de VientoSur.info)
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[1] Il s’agit ici du Plan B lancé en septembre 2015 – en utilisant la sonorité du Plan B de Yanis Varoufakis diffusé au mois de juillet 2015 pour la Grèce – par Varoufakis, Jean-Luc Mélenchon, Oskar Lafontaine (ex-membre du SPD qu’il a dirigé de 1995 à 1999, puis ancien coprésident de Die Linke) et Stefano Fassina (ex-dirigeant de 1990 à 1992 des Jeunesses du Parti des démocrates de gauche, conseiller du Ministère des finances sous le gouvernement Prodi, économiste au FMI, ex-vice-ministre de l’Economie du gouvernement Letta, il démissionne car en désaccord avec Matteo Renzi sur la question de la politique de l’UE liée au «système euro»). (Réd. A l’Encontre)
Source : A l’Encontre