« Lorsqu’on étudie une structure, il faut distinguer les mouvements organiques (relativement permanents) de mouvements qu’on pourrait désigner comme conjoncturels » écrivait Antonio Gramsci. Partons de cette affirmation pour voir quelle est la situation actuelle dans l’État espagnol.
La crise de 2008 a entraîné une série de changements structurels qui conditionnent toute une étape historique concrète que nous pouvons résumer en trois points. L’application accélérée de politiques néolibérales, basées sur la privatisation de services publics, la destruction de droits sociaux à tous les niveaux et la formation d’une « armée de réserve » stable, à savoir 6 millions de chômeurs à ce jour. L’ouverture d’un cycle de luttes suite au 15M (le mouvement des Indignés) qui a posé ses revendications au centre de l’agenda politique : la lutte contre l’austérité et la corruption, ainsi que la dénonciation de la « démocratie » actuellement en vigueur. Une crise de régime qui s’exprime fondamentalement sur deux plans : une perte de légitimité des partis traditionnels et l’instabilité provoquée par des revendications indépendantistes, reflet des aspirations nationales insatisfaites par l’actuel modèle d’État. Voilà, selon l’expression de Gramsci, les « mouvements organiques ». Comment se manifestent-ils concrètement ?
Droite et gauche dans la tourmente
Le gouvernement de centre-droit du Parti Populaire (PP), avec Mariano Rajoy à sa tête, essaie de nous vendre que ce qu’il y avait de pire dans la crise est derrière nous. La « jambe gauche » du régime, le PSOE, essaie de faire un changement esthétique sans remettre en cause les piliers fondamentaux des politiques néolibérales, en mettant dans le cockpit d’un avion incapable de décoller son nouveau leader, Pedro Sánchez, dont la principale qualité semble être sa jeunesse, comme Renzi en Italie ou Valls.
Le processus catalan est face à une nouvelle étape le 9 novembre, jour où le gouvernement de CiU dirigé par Artur Mas, parti historique de la bourgeoisie catalane, appelle à une consultation déclarée illégale par le gouvernement du PP. Le processus indépendantiste a acquis sa propre dynamique, avec des millions de personnes dans la rue. La population catalane passera-t-elle outre l’interdiction du gouvernement central ? Quoi qu’il advienne le 9 novembre, le processus catalan ouvre de grandes possibilités pour l’ouverture d’un processus constituant dans ce pays. Le slogan indépendantiste anticapitaliste résume bien cette aspiration : « L’indépendance pour tout changer ».
Deux bonnes nouvelles…
La première, c’est le retrait de la « loi d’avortement » qui visait à restreindre fortement le droit des femmes sur leurs corps et dont l’échec a entraîné la démission de l’ultraconservateur ministre de la Justice Ruiz-Gallardón. Cette tentative du PP de regrouper sa base catholique s’est soldée par une victoire du mouvement féministe, avec le refus massif de cette réforme soutenue par seulement 12 % de la population.
D’autre part, Podemos, le projet auquel participe la gauche anticapitaliste, continue à monter dans les sondages (certains lui attribuent 20 % des voix aux prochaines municipales). Il s’est engagé dans un processus constituant qui combine outils informatiques et assemblées générales. Podemos n’est pas un projet achevé, mais une réouverture de la politisation sociale à un niveau de masses, où cohabitent de multiples sensibilités et aspirations. Il est évident que tous les débats ne sont pas tranchés, mais il se dégage l’esquisse de deux perspectives stratégiques différentes, exprimées à travers divers documents organisationnels et politiques.
Luttes, élections et institutions
L’une, tout en reconnaissant le potentiel « politisant » de la voie électorale et l’importance de la conquête d’espaces dans les institutions, mise sur la construction d’un projet enraciné dans la vie quotidienne de la majorité sociale travailleuse, un projet basé sur les luttes et leurs espaces partagés, sur l’auto-organisation par en bas (c’est la perspective que je défends).
L’autre considère que cette construction ne doit pas forcément se faire en parallèle, mais doit être subordonnée à une victoire électorale immédiate aux élections générales. C’est pourquoi Pablo Iglesias, leader de Podemos, défend qu’il ne faut pas se présenter aux élections municipales. Dans ce cadre, la reconstruction des relations sociales dans un ordre post-néolibéral (dans lesquelles sont inclues, avec une centralité importante, les petites et moyennes entreprises), doit commencer une fois conquis l’appareil d’État et à partir de ceux-ci.
Avec la Grèce, l’État espagnol est devenu le laboratoire du changement social en Europe et, comme dans tous les processus semblables, dans un champ plein de possibilités, de misères et de difficultés. La « politique profane » apparaît quand l’histoire bifurque : voilà où nous en sommes.
De Madrid, Brais Fernández
Traduit par Monica Casanova
[Titre et intertitres de la rédaction]
Source : NPA