Miguel Urbán est membre de la direction d’Anticapitalistas, seul courant organisé au sein de Podemos et organisation sœur de la LCR dans l’État espagnol. Depuis mars 2015 il remplace Teresa Rodríguez, également membre d’Anticapitalistas, dans l’équipe de Podemos au Parlement européen. Il a accepté de répondre à nos questions suite aux résultats encourageant obtenus par Podemos et d’autres listes de coalitions unitaires lors des scrutins régionaux et municipaux de mai dernier en Espagne.
Peux-tu revenir brièvement sur les conditions objectives qui ont permis l’émergence et le succès de Podemos ?
Je dis toujours que pour qu’il y ait victoire électorale, il faut d’abord qu’il y ait une victoire politique. Et ce qu’on a vu dans l’État espagnol ces cinq dernières années, c’est une victoire politique des mouvements sociaux, des gens, des classes populaires… Une victoire populaire contre les coupes budgétaires, contre l’ « austéricide ». Sans cette victoire politique nous ne pourrions pas aujourd’hui envisager une victoire électorale. Je crois que c’est un élément fondamental car hors de l’Espagne on nous demande souvent : « Et comment ça marche Podemos ? Comment peut-on faire la même chose ici ? » Et bien, on ne peut pas. Comme ça a été le cas en Grèce avec Syriza, la lecture est la suivante : d’abord la lutte populaire, la construction de mouvements, la construction d’un peuple vaillant pour vaincre politiquement le néolibéralisme. Puis viendront les conséquences électorales de cette victoire. C’est ce qui s’est passé dans l’État espagnol.
Dans la perspective des différentes échéances électorales dans l’État espagnol, Podemos a été conçu comme une immense machinerie électorale, très centralisée et qui tolère peu le pluralisme interne. Comment perçois-tu ce choix ? Quels sont les risques et les problèmes qui y sont, selon toi, associés ?
Je pense qu’une partie de la direction effective de Podemos veut cela mais qu’elle ne l’a pas obtenu. De fait, c’est tout le contraire qui se passe. Là où elle n’a pas voulu qu’il y ait de pluralité, tout ce qu’elle a obtenu c’est qu’il y en ait encore plus qu’avant. Je crois que cela est paradigmatique d’un mouvement populaire vivant et d’un parti qui n’est pas fermé, bureaucratisé et déjà cicatrisé. Podemos est un processus sans cesse croissant et changeant.
C’est vrai que ce qui aurait pu être ses structures de base ont beaucoup souffert de la construction interne du parti. Mais ces structures n’ont pas disparu, elles ont muté. Certaines ont muté en construisant un contre-pouvoir au sein de Podemos. D’autres ont donné lieu aux candidatures d’unité populaire, aux marges de Podemos et sans que la direction ne puisse les contrôler. En conséquence, on a vu, surtout dans les régions, que le courant majoritaire de Podemos a subi une défaite électorale lors de ses propres primaires. Tout cela a fait que Podemos est devenu une organisation très centralisée par le haut mais avec très peu de possibilités de contrôle en dehors de la sphère médiatique. Il y a une multiplicité d’acteurs fondamentaux dans les secteurs intermédiaires et à la base de Podemos. Et les municipales ont donné de la force à ces secteurs et, surtout, les ont doté de pouvoir institutionnel. Il doit bien y avoir aujourd’hui 4.000 ou 5.000 membres de Podemos qui occupent des fonctions officielles mais ces personnes ne sont pas contrôlées par Podemos puisqu’elles se sont présentées sous d’autres candidatures. Cela est un contre-pouvoir très puissant dans le mouvement populaire, ça représente énormément de monde.
Les élections ont été l’occasion pour Podemos d’arriver en tête dans certaines localités grâce à une politique de coalitions unitaires, notamment Ahora Madrid, Barcelona en Comu, Por Cadiz si se puede, etc. Quelle analyse fais-tu de ce succès électoral ?
La première chose qu’il faut comprendre c’est que le mouvement municipaliste qu’on a vu aux dernières élections n’aurait pas été possible sans l’espoir provoqué par Podemos. Si Podemos n’avait pas fait irruption de manière abrupte dans la politique nationale, nous n’aurions pas vu ce que nous avons vu : Ahora Madrid, Barcelona en Comu, Por Cadiz si se Puede, Zaragoza (Saragosse – ndlr) en Comun, etc. Je crois qu’il est important de le signaler.
Ensuite il est aussi important de voir que, malheureusement, pour le meilleur ou pour le pire, seules deux candidatures d’unité populaire ont obtenu plus de points que Podemos, là où Podemos était également en lice à la communauté autonome. Par exemple, en ce qui concerne Cadiz, on ne peut pas comparer Por Cadiz si se Puede avec Podemos (les élections à la Communauté autonome andalouse ayant eu lieu en mars – ndlr). On ne peut pas non plus comparer Barcelona en Comu parce qu’il n’y avait pas d’élections en Catalogne. Ahora Madrid et Zaragoza en Comun, en revanche, ont obtenu plus de points au niveau municipal que Podemos au niveau régional (respectivement, la Communauté autonome de Madrid et Aragon – ndlr). Dans toutes les autres zones, Podemos a obtenu plus de points que les candidatures d’unité populaire. Et Zaragoza en Comun n’a obtenu qu’un demi point en plus que la candidature d’Echenique, le candidat de Podemos pour la Communauté. Echenique a obtenu 20% en Aragon mais 26% à Zaragoza. Et si on avait ajouté les votes de Izquierda Unida, qui participait aux listes d’unité populaire dans la municipalité mais qui n’était pas avec Podemos à la Communauté, il aurait obtenu plus de votes.
Ce qui est qualitativement différent c’est Ahora Madrid, c’est vraiment extraordinaire. Carmena a obtenu 12 points de plus que Podemos, qui a fait 22% alors que Carmena obtenait 34%. C’est beaucoup plus fort et cela s’explique à différents niveaux. Premièrement, l’espoir qu’a éveillé le processus, qui rappelle beaucoup l’espoir éveillé par Podemos au départ. Toutes ces structures de base dont je t’ai dit qu’elles avaient souffert ont concentré leurs efforts sur Ahora Madrid et pas sur Podemos, sur la candidature municipale, et cela s’est vu. Il y a eu un débordement, par des personnes issues des mouvements sociaux et/ou organisées politiquement. Il faut dire que Podemos se présentait contre Izquierda Unida mais la plupart des militants de IU soutenait Ahora Madrid. C’était curieux. J’ai passé plusieurs soirée à coller des affiches et nous allions les récupérer au siège de IU. En fonction des districts qu’ils contrôlaient ou pas ils soutenaient la candidature de Ahora Madrid. Je crois que ça a été un processus très important de débordement et d’accumulation de forces.
Il y un autre élément significatif : Carmena, avec son charisme, avec la force qu’a accumulé sa candidature et surtout à cause du manque de charisme du candidat socialiste, a réussi dès le départ à apparaître comme gagnante face au parti socialiste. Cela veut dire que le vote utile pour mettre le PP dehors était le vote pour Carmena, pas pour le Parti socialiste. Dans la région c’était le contraire : Jose Manuel, le candidat de Podemos beaucoup moins connu que Carmena, a obtenu beaucoup moins face à un très bon candidat socialiste pour un secteur de classes moyennes, Gabilondo, un ancien ministre de Zapatero mais non affilié au Parti socialiste. Il se vendait comme indépendant et a toujours réussi à être devant Podemos dans les sondages. Le vote utile pour virer le PP allait donc au Parti socialiste et non à Podemos.
Ces deux éléments mis ensemble expliquent, dans une certaine mesure, l’abîme électoral entre Ahora Madrid et la candidature à la Communauté. Nous devons en tirer une leçon pour les législatives : nous avons besoin de pluralisme, de débordement, d’espoir par en-bas. Pour Ahora Madrid, il n’y avait pas une seule campagne, il y avait des centaines de campagnes différentes, chacun faisait sa campagne ; il s’agit d’une multiplicité de forces et de travail énorme. Nous devons aussi apparaître comme le seul vote utile contre les politiques du PP. Je crois que nous pouvons y arriver et que Podemos peut être la première option aux législatives.
Podemos a participé aux élections locales sur un programme national populaire minimal. Quels sont, pour toi, les perspectives et les défis après ces élections, qui ont vu une poussée de Podemos mais pas d’effondrement du PSOE et du PP ?
Je crois que le programme, bien qu’il tente de s’unifier, a été très variable d’une Communauté autonome à l’autre. Là où il y avait des secteurs plus anticapitalistes, le programme allait plus dans ce sens-là, et inversement. Mais c’est toujours une question de rapports de forces. Je pense qu’il y a un secteur important de Podemos qui veut s’adresser aux classes populaires. Il ne s’agit pas seulement d’Anticapitalistas, je crois que Pablo Iglesias lui-même travaille sur cette idée. Nous devons gagner les élections en nous adressant aux classes populaires. D’autres secteurs de Podemos pensent qu’il est mieux de s’adresser aux classes moyennes. Je pense que ces élections ont démontré que ceux qui, à l’intérieur de Podemos, avaient le programme le plus clair, dirigé vers les classes populaires, ont fait le meilleur résultat. Et il est important de le mettre en avant en vue des législatives. Là où nous nous battions pour l’électeur moyen, nous avons perdu des voies. Là où nous tentions de récupérer la politique sociale face au parti socialiste, nous avons gagné. Je crois que c’est très important et qu’il faut être très attentif à cela.
En dehors des urnes, comment se construit Podemos aujourd’hui ?
Le problème, c’est que pour le moment nous sommes très dépendants des échéances électorales. Je crois que ce sera le cas jusqu’à ce que les législatives soient derrière nous. Et nous allons être très dépendants également des défis municipaux et régionaux qui nous attendent à très court terme, dès maintenant même. Tout cela va conditionner la construction et la structuration de Podemos, pour le pire dans certains cas et pour le meilleur dans d’autres, bien évidemment. Le plus difficile, c’est que notre action est très conditionnée par l’immédiateté, par les problèmes quotidiens. Tu sais que quand on joue au football, le pire que l’on puisse faire c’est de regarder tout le temps ses pieds. Il faut lever la tête pour avoir une perspective, dans notre cas il s’agirait d’une perspective politique. Je pense que nous allons avoir peu de possibilités de lever la tête parce que nous devrons toujours nous demander où est le ballon. Nous allons faire face à des questions purement pratiques et quotidiennes.
La préparation des élections et le problème de l’unité – car nous ne savons même pas ce qu’il va advenir de Podemos d’ici les législatives – vont également conditionner notre construction. Ce n’est pas la même chose de se présenter comme Podemos ou, dans le cas de la Catalogne par exemple, de se présenter comme Catalunya en Comu. La construction d’une organisation doit s’adapter aux termes qui la conditionnent. En ce moment, je ne crois pas qu’il n’y ait qu’une seule formule ; en réalités il y en a des milliers. De plus, nous
devons surtout nous préoccuper du jour d’après les législatives. Nous aurons plus de temps pour penser la relation parti-mouvement / mouvement-parti. À ce moment, on pourra également voir ce qu’il se passe avec Izquierda Unida et avec les autres organisations sociales et politiques. Tant que tout cela ne sera pas résolu, ça va être compliqué. Pour le moment, nous avons un mouvement en grande mesure très concentré par en-bas sur les candidatures d’unité populaire dans les villes et les villages. Les gens sont très occupés à éteindre les feux qui ne cessent de se déclencher partout et c’est très difficile. Très difficile d’élaborer une politique internationale et une politique quotidienne. Nous sommes en train d’élaborer tous les cadres, car il y a un immense manque de cadres politiques.
Quelle estimation fais-tu à ce jour du système de démocratie par internet mis au point par Podemos ?
Il serait assez difficile de dresser un bilan maintenant. J’aime toujours bien mettre en avant des choses positives. Nous sommes un courant et une organisation politique qui n’avait jamais abordé ce thème, ça nous parraissait être un truc d’extra-terrestres. Mais ça a des aspects intéressants et pas si mal, il faut le dire. Par exemple, c’est très inclusif, ouvert à beaucoup de monde. Nous avons une vision du militant dur, fort, une espèce de moine guerrier, non? Cela n’est pas compatible avec internet. C’est intéressant de voir comment tu peux réunir tous ces gens. C’est vrai aussi que nous avions une expérience avec le mouvement des indignés qui a mis en pratique cette technique. De fait, nous sommes bien plus avancés que beaucoup de pays européens sur ce terrain. Cela a permis des connexions et des échanges d’information en réseau, de récolter des idées et des apports super rapides. Les gens réagissaient avec une intelligence émotionnelle incroyable. Cela a aussi été le cas pendant la campagne, c’est vraiment incroyable.
Puis il y a aussi toutes les aspects négatifs que l’on sait: la paralysie de l’activité quotidienne dans les assemblées, la désagrégation de la participation massive… C’est un couteau à double tranchant. C’est un outil qui rend facile pour le populisme, surtout de droite, de contrôler la dynamique de participation. Cela nuit parfois au débat physique et consensuel. Mais je crois qu’il y a des aspects très positifs, nous sommes d’ailleurs en train de débroussailler le terrain à ce sujet. C’est vrai que nous sommes une organisation pionnière en ce sens et il y a des choses qu’il faut étudier.
propos recueillis par Matilde Dugaucquier
Entretien publié dans La Gauche #73, août-septembre 2015