La Commission européenne vient de publier de nouvelles prévisions pour 2015 : le PIB croîtrait de 1,3 % en 2015. La croissance s’affermit, ont immédiatement assuré commentateurs économiques et dirigeants politiques. En fait, pour l’essentiel, c’est la stagnation qui continue tandis que s’accroissent les disparités entre Etats membres de la zone euro.
Après la sortie de la grande récession de 2009 et depuis 2010-2011, la croissance européenne a un profil de tôle ondulée et en moyenne une tendance très faible qui ne permet pas d’effacer les séquelles de la crise en termes de baisse du niveau de vie et de chômage. Au gré des fluctuations, prévaut un discours soit optimiste, soit pessimiste. Les tendances au fort ralentissement des prix (les prix à la consommation ont baissé de 0,2 % en 2014 dans la zone euro) ont à un moment suscité moult commentaires sur le risque d’une spirale déflationniste ; aujourd’hui, le discours officiel est reparti sur le redémarrage, voire la sortie de crise. Il ne fait pas de doute que le recul de l’euro par rapport au dollar et la baisse des prix du pétrole soutiennent la conjoncture européenne et expliquent la légère accélération de la croissance européenne.
En 2014, la zone euro a connu une croissance de 0,9 % (après un recul de 0,4 % en 2013) et l’Union européenne dans son ensemble a vu son PIB progresser de 1,4 % entre le quatrième trimestre 2013 et le trimestre correspondant de 2013. Il s’agit là de données moyennes. Les taux de croissance sont en général plus élevés dans les pays hors zone euro (comme la Pologne et le Royaume-Uni). Au sein de la zone euro elle-même, parmi les pays les plus importants, l’Allemagne avec + 1,6 % et l’Espagne avec + 2 % contrastent avec l’Italie toujours en récession (- 3%) et la France qui stagne à + 0,2 % (+0,4% en moyenne annuelle pour 2014 par rapport à 2013). La Grèce affiche pour sa part + 1,7 %. Dans son ensemble, la situation européenne contraste avec le dynamisme relatif des Etats-Unis (+ 2,5 %).
Des situations différenciées
Cette situation donne matière à toute sorte de commentaires. Les tenants des politiques néolibérales en tirent argument pour dire que l’austérité, ça marche : la preuve par l’Espagne et la Grèce. Les keynésiens mettent en avant le caractère extrêmement limitée de cette « reprise » et en attribuent la responsabilité à des politiques économiques prétendument irrationnelles. Cette controverse masque ce qui est train de se jouer en Europe : une casse globale du modèle social et une recomposition différenciée du tissu économique qui passe par des destructions d’activités, comme en témoigne, par exemple, les évolutions de la production industrielle : si celle de l’Allemagne a retrouvé son niveau du début 2008, la France est 15 % en-dessous et l’Italie et l’Espagne environ 25 %. L’« assainissement » des capacités productives excédentaires est nécessaire au capital pour retrouver sa rentabilité, mais la façon dont il se réalise n’est pas neutre.
Si sortie de crise il y a, il y aura des gagnants et des perdants parmi les différents Etats membres. Le capitalisme allemand semble bien être parmi les gagnants, ce dont témoigne un excédent commercial record (amplifié par une faible demande intérieure). Pour ce qui est de la France, la santé améliorée des grands groupes, y compris de Renault et PSA, renvoie pour une large part à leur internationalisation. A travers la crise, le caractère inégalitaire de la zone euro se renforce : une zone de libre-échange monétairement unifiée tend spontanément à accroitre les disparités entre ses composantes s’il n’existe pas de mécanismes compensatoires suffisants, et ce d’autant plus que la croissance est faible.
Les populations payent la crise
En tout cas, l’impact de la crise sur les populations est loin d’être effacé. Le PIB par habitant (la production d’une année divisée par le nombre d’habitant, indicateur du niveau de vie moyen) est en France et en Grande-Bretagne inférieur de 2 % à son niveau du début 2008. La baisse est de 12 % en Italie et de 25 % en Grèce. L’Allemagne tire son épingle du jeu avec une progression de 3,5 % grâce à une croissance plus soutenue que la France, mais aussi du fait de la baisse de sa population (entre fin 2007 et fin 2014, la France a gagné 2,2 millions d’habitants pendant que la population allemande reculait de 1,1 million). Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit de moyennes et que les disparités sociales ont en général tendu à s’accroître durant la crise. En 2013, un quart de la population de l’Union européenne était, d’après les statistiques officielles de l’UE, dans une situation de risque de pauvreté et d’exclusion sociale De même, la morsure du chômage n’est pas prête de s’atténuer réellement : fin 2014, le taux de chômage de la zone euro, bien que légèrement en baisse, atteignait 11,4 % (contre moins de 9 % avant la crise), avec une part importante du chômage de longue durée.
Les politiques d’austérité pèsent sur les systèmes de santé et d’éducation, tandis que les pressions à la flexibilisation du marché du travail sont générales. Celle-ci prend des formes diverses : CDD, intérim, contrats zéro heure (qui impliquent une disponibilité totale du salarié par rapport à la demande de l’entreprise), développement du statut d’indépendant, détachement transnational. Ces « formes particulières d’emploi » (pour reprendre la terminologie officielle) touchent plus particulièrement les jeunes, dont le taux de chômage s’est établi en décembre 2014 à 23 % dans la zone euro, avec des pointe en Espagne, en Grèce (51 % dans chacun de ces pays) et en Italie (42 %).
Des perspectives incertaines
Les perspectives économiques de l’Union européenne restent maussades et incertaines. Le risque d’une crise bancaire n’est pas à écarter et, malgré l’union bancaire et les divers fonds créés depuis 2010, il n’est pas certain que l’UE serait en mesure d’y faire face.
C’est la raison fondamentale de sa raideur face au gouvernement de Syriza. Les dirigeants européens sont actuellement unifiés sur une politique et ne veulent pas en changer malgré les tiraillements entre « durs » (menés par l’Allemagne) et « mous » (France, Italie…). Certes, dans ce cadre, il y a eu quelques ajustements : une interprétation plus souple des dispositions sur les déficits budgétaires et la décision de la BCE de faire pleuvoir une masse de liquidités à travers un programme de plus de 1000 milliards d’euros de rachat de titres publics.
Ces ajustements à la marge portent sur le volet « austérité » de la politique européenne : ils sont parfaitement acceptables par les marchés financiers qui croulent sous les liquidités et acceptent d’acquérir les titres des dettes allemande et française à des taux voisins de zéro. A été également annoncé, à l’automne 2014, un programme européen d’investissement de 315 milliards d’euros, qui pour l’instant n’existe que sur le papier et est supposé s’amorcer avec une mise de fonds de départ, dérisoire à l’échelle de l’Union européenne, de 21 milliards d’euros. Mais il n’est pas question de relâcher l’offensive sur le « modèle social » et le droit du travail (les « réformes de structure » dans le jargon européen). L’instauration progressive en Allemagne d’un salaire minimum national (avec de nombreuses possibilités de dérogations) est sans doute le seul exemple en sens contraire (il améliorera la situation des quelque 1,4 million de salariés payés moins de cinq euros de l’heure).
Le révélateur grec
La Grèce ne doit donc pas faire école. Dans son programme de 2013, Syriza avançait des mesures radicales qui, au moins pour la gauche de ce parti, s’inscrivaient dans un processus de rupture avec le capitalisme. Ces mesures sont désormais écartées par la direction Tsipras. A été avancé pendant la campagne électorale un programme de type keynésien de gauche qui vise à desserrer l’étau de la misère de larges secteurs de la population grecque et à relancer l’économie.
Même atténuées et destinées à être mises en œuvre progressivement, les annonces du gouvernement Tsipras se sont heurtées à l’hostilité des dirigeants européens (Commission, BCE et Etats). Deux hypothèses de Tsipras se sont effondrées en moins d’un mois. La première était qu’il pourrait bénéficier d’une forme de neutralité de l’Union européenne et de la BCE, qui lui donneraient du temps pour négocier : la BCE, par ses décisions du 5 février dernier mettant en péril les banques grecques, a montré qu’aucune bienveillance ne serait accordée. La seconde hypothèse de Tsipras était qu’il pourrait jouer les « bons » (la France et l’Italie) contre le « méchant » (l’Allemagne) : Hollande et Renzi ont démontré leur soumission totale à la logique dominante dans l’UE. Soumis à ces pressions, le gouvernement grec a décidé, le 20 février, d’accepter un accord qui signifie une renonciation aux objectifs essentiels sur lesquels Syriza a été élue. Le document sur les réformes transmis à Bruxelles et approuvé par l’Eurogroupe le 24 février confirme ce tournant.
En fait, à aucun moment, Tsipras n’a envisagé des mesures de sauvegarde à prendre en cas d’échec des négociations avec l’UE (contrôle des mouvements de capitaux et des banques, moratoire sur la dette). Il s’est mis ainsi en position de faiblesse. En analyser les raisons excéderait le cadre de cet article1. Il ne faut cependant pas croire que la question grecque est réglée. De nouvelles négociations vont s’engager avec des rebondissements toujours possibles.
La question grecque est une leçon de choses sur la construction européenne. Elle en dévoile la réalité présente. Prétendre changer les choses en respectant le cadre actuel de l’Union européenne est une illusion, comme le confirme d’ailleurs à sa façon Jean-Claude Juncker, déclarant qu’« il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens déjà ratifiés ».
L’Union européenne tend à se réduire à un corset de règles derrière lesquelles se réfugient les gouvernants pour prendre des mesures impopulaires. De temps en temps sont annoncés des initiatives supposées marquer un nouveau départ (comme l’union bancaire, le plan d’investissement, le programme de rachat de titres par la BCE) mais elles font pschitt ou, si elles entrent en application, aucun effet positif n’est perceptible.
Pendant ce temps s’accroissent les disparités entre les Etats membres. Asymétrie entre pays, obligation de se conformer aux prescriptions, il en résulte, comme le souligne un auteur2, que « les citoyens perçoivent de plus en plus leurs gouvernements nationaux, non pas comme leurs agents, mais comme ceux d’autres États ou organisations internationales, telles que le FMI ou l’Union européenne, qui sont incommensurablement plus isolés des pressions électorales, que l’État-nation traditionnel ». Car, comme le note le même auteur, « marchés et organisations internationales veulent que non seulement les gouvernements mais aussi les citoyens s’engagent de façon crédible dans la consolidation budgétaire. Les partis politiques qui s’opposent à l’austérité doivent être clairement battus aux élections et gouvernements comme oppositions doivent être également soumis à la finance… » C’est ce TINA (d’une expression qu’affectionnait Margaret Thatcher : « There Is No Alternative », il n’y a pas d’alternative) européen que met potentiellement en question la Grèce. Que cela vienne d’en bas (le refus des peuples) ou d’en haut (à travers une crise bancaire ou financière), le futur de l’Union européenne sera à terme agité.
Henri Wilno
- 1. Stathis Kouvelakis note à juste titre : « Il y a un véritable blocage qui ne relève pas uniquement du psychologique, mais bien de la stratégie politique ». « Négociations UE/Grèce : continuer dans cette voie ne peut conduire qu’à l’échec de Syriza », http://www.europe-solidaire.org/spip.php…
- 2. Wolfgang Streeck, « The Crisis in Context. Democratic Capitalism and Its Contradictions », MPIfG Discussion Paper n° 11/15, Max Planck Institute for the Study of Societies, Cologne, octobre 2011.
Source : NPA