Dans Un boycott légitime , le cinéaste Eyal Sivan signe avec Armelle Laborie un plaidoyer pour le boycott culturel et académique d’Israël. Il dévoile comment les autorités israéliennes sont passés de la propagande classique à une approche plus marketing.
Regards. Pourquoi les dimensions culturelles et universitaires de la campagne de boycott de l’État d’Israël suscitent autant de débat et de controverses ?
Eyal Sivan. Il y a deux raisons à cela. La première, c’est l’idée répandue selon laquelle ces deux champs, culturel et universitaire, se situent au-delà des querelles politiques et qu’ils ne doivent pas faire l’objet d’actions de boycott puisque, par nature, ils seraient des plateformes d’échange et des lieux de dialogues. La seconde tient à une mauvaise compréhension de la nature de l’appel au boycott. Certains considèrent que la campagne appelle à boycotter les individus, artistes et/ou universitaires, et que cela n’est pas soutenable. Or cet argument, qui en fait relève plus de la mauvaise foi que de l’incompréhension, ne tient pas. L’appel initial de BDS [1] est très clair à ce sujet : il s’agit bien de boycotter les institutions israéliennes académiques et culturelles.
Concrètement, vous montrez que l’université est très loin d’être un espace neutre en Israël, notamment de par les liens étroits qu’elle entretient avec l’institution militaire…
Oui, et cela va au-delà du symbolique et du seul constat, réel, que l’université israélienne reste très silencieuse quand il s’agit de condamner l’occupation. La réalité est que, en Israël, l’Université déploie une collaboration active avec l’armée à trois niveaux : la recherche et la mise au point de l’appareil sécuritaire ; le développement de l’argumentaire de propagande ; la fabrique de la discrimination qui s’exerce dans toute la société à l’égard des arabes israéliens. On est donc bien loin de la vocation de l’université comme espace d’échange. Les liens étroits de l’université israélienne avec l’armée en font plutôt une institution semi-civile.
« Appareil de propagande arrivé à bout de souffle, la hasbara s’est transformée en outil de marketing censé vendre un Israël progressiste et libéral selon les canons des démocraties libérales occidentales. »
Vous documentez dans votre ouvrage la stratégie dite de hasbara que le gouvernement israélien met en œuvre face au boycott. Pouvez-vous expliquer de quoi il s’agit et en éclairer les différentes facettes ?
Le recours à la hasbara, qui signifie « explication », existe depuis la création de l’État d’Israël. Il s’agit d’un dispositif de propagande qui s’adresse à l’étranger. Il part du principe que si Israël est mal aimé, c’est parce qu’il est mal compris et répond à l’obsession de l’image de soi, un élément capital en Israël. Pendant de longues années, c’était un dispositif interministériel dont le double objectif était de convaincre en débattant et de valoriser l’image du pays en entretenant les histoires de « désert fleuri », des kibboutz collectifs, etc. Cela a duré jusqu’au début du XXIe siècle. La rupture a été la seconde intifada, celle de 2000, avec notamment les images de la mort du petit Mohamed Al Durah [2] qui ont eu un effet dévastateur pour Israël. Cela a complètement inversé la vision du Goliath arabe face au David israélien : Israël est devenu le Goliath. Et à partir de là, les études d’opinion ont montré une dégradation importante de l’image du pays. Israël est apparu aux yeux de nombreux occidentaux comme un pays agressif, mal aimé et figurant au rang des plus dangereux du monde avec l’Iran ou la Corée du Nord…
Quelles en ont été les conséquences ?
Cela a été à l’origine d’un changement majeur de la hasbara. Les dirigeants ont compris que l’image et l’argumentaire diffusés auparavant ne marchaient plus et qu’il ne s’agissait plus de convaincre mais de séduire, de devenir attractif. La hasbara a donc intégré la pensée du branding, du « positionnement de produit ». Appareil de propagande arrivé à bout de souffle, elle s’est transformée en outil de marketing censé vendre un Israël progressiste et libéral selon les canons des démocraties libérales occidentales. Voilà pour la carotte. Mais cela s’est accompagné d’un travail de délégitimation des adversaires selon le principe – verbalisé ainsi – qu’il fallait « délégitimer les délégitimateurs » de l’État d’Israël. C’est là que s’est affirmée l’utilisation récurrente de l’accusation/intimidation d’antisémitisme. Il y a aussi eu un travail auprès des chancelleries afin que les législations antiracistes existantes dans différents pays puissent être utilisées contre BDS. La France, de ce point de vue, s’est avérée être un laboratoire [3]. Enfin, la hasbara déploie aussi une présence intensive sur la toile. Cela relève de la cyber guerre et du combat médiatique. Le principe étant de parvenir à créer l’illusion d’un discours hégémonique, dominant, en répétant la même idée de façon synchrone et simultanée sur les plateaux télés, les médias divers, les réseaux sociaux.
« L’utilisation que l’État fait de la communauté LGBT, tout comme le positionnement de la ville de Tel Aviv relèvent bien d’un choix délibéré. Avec un certain succès. »
Quel est le public visé par ce dispositif ?
Les autorités israéliennes ont compris qu’on ne peut pas changer le nom du produit « Israël » mais qu’on peut le repositionner sur le marché, c’est le principe du branding désormais intégré dans la hasbara. Pour cela, en toute logique, ils ont fait mené des études sur la population. Il en ressort que seulement 25% de la population mondiale s’intéresse au conflit palestino-israélien. Ils ont donc décidé de faire des 75% restant le cœur de cible de leur campagne en séparant Israël du conflit. Et en insistant sur ce qui leur paraît être les valeurs convergentes d’Israël et de l’Occident : la culture, les modes de vie, l’écologie… La propagande va répondre à ce que veut entendre le public. Il veut de l’écologie ? On va lui vendre un Israël écologique.
La promotion d’un Tel Aviv moderne, branché, progressiste et « gay friendly » est à cet égard éloquente…
Effectivement, l’utilisation que l’État fait de la communauté LGBT, tout comme le positionnement de la ville de Tel Aviv relèvent bien d’un choix délibéré. Avec un certain succès : on entend de plus en plus de gens dire qu’ils vont « à Tel Aviv », sans mentionner Israël. Or Tel Aviv ne représente pas la sociologie du pays, c’est un îlot où, c’est vrai, il y a une communauté LGBT plutôt libre. Dans un pays par ailleurs très homophobe et dont la législation est homophobe, mais cette réalité n’entrave en rien ce positionnement opportuniste de Tel Aviv. Lors de la dernière gay pride, en partie financée par le ministère des Affaires étrangères, ils ont offert la possibilité à des gays de se marier dans un avion peint en rose… On est clairement dans le pink washing : les autorités ont la conviction qu’aujourd’hui l’un des critères de définition d’une société ouverte pour l’Occident est son rapport à la communauté LGBT.
« La culture commune produite majoritairement en Israël est arabo-orientale. Mais celle-là est très peu soutenue à l’intérieur des frontières et pas du tout à l’extérieur. »
Un autre critère est sa capacité à l’autocritique. Quelle est la fonction de films comme Valse avec Bachir, Lebanon ou The Gatekeepers, par exemple, appréciés par le public occidental ?
Il faut parler là du rôle joué par la Division des affaires culturelles et scientifiques du ministère des affaires étrangères (DCSA), premier exportateur de la culture israélienne à l’étranger. En soi, le fait que les Affaires étrangères soutiennent la production culturelle à l’étranger n’a rien d’étonnant, c’est plutôt fréquent. Sauf que dans le cas d’Israël, les critères de soutien ne sont pas artistiques ou culturels, mais simplement ceux du renforcement de l’image positive du pays. Ce qui conduit à un paradoxe intéressant : au nom de cet intérêt majeur, les autorités israéliennes, c’est à dire l’administration et les officines type CRIF en France, en viennent à soutenir des œuvres qui, à première vue, peuvent sembler critiques envers la politique israélienne. De fait, cela sert l’idée selon laquelle Israël est bien une démocratie pluraliste « comme vous » puisque elle laisse place à de telles productions. Il ne s’agit pas pour moi de me prononcer sur les qualités cinématographiques de ces oeuvres, mais de constater qu’elles se prêtent à la propagande. Et que leurs auteurs deviennent en quelque sorte des « opposants officiels ». Avec, en plus, une remarque importante : dans ces films, la première figure victimaire est l’Israélien lui-même. On n’est pas dans la remise en question fondamentale de l’occupation et de ses conséquences mais dans une approche, très fréquente en Israël, relevant du « on tire et puis on pleure » qui consiste à se livrer à une critique… mais toujours a posteriori.
Vous pointez aussi le fait que le champ culturel israélien fait l’objet de ce que vous appelez une « hégémonie askhénaze ». Une hégémonie qui marginalise la culture juive arabo-orientale dont l’inconvénient, aux yeux des dirigeants du pays, est de ne pas suffisamment coller à l’image « séculaire et occidentale » d’Israël qu’ils tentent de forger et d’exporter…
Tout à fait. L’objectif de la hasbara est de montrer aux Occidentaux qu’ « Israël c’est comme vous ». Dans cette optique, il faut bien sûr dire « notre culture est comme la votre ». Sauf qu’il se trouve qu’Israël n’est pas un pays occidental. Dans sa majorité, la population est arabo-orientale : il y a les Arabes israéliens, mais aussi la majorité de la population juive qui est sépharade. Et de fait, la culture commune produite majoritairement en Israël est arabo-orientale. Mais celle-là est très peu soutenue à l’intérieur des frontières et pas du tout à l’extérieur. Tout simplement parce qu’elle ne colle pas à l’image du pays que les autorités veulent diffuser. Là aussi, il y a un paradoxe qui mérite d’être relevé : les manettes de la plupart des institutions culturelles israéliennes sont dans les mains de représentants assumés de la « gauche sioniste » ashkénaze, bien accrochés à leurs postes. Certains sont à la même place depuis près de vingt ans ! Pour le coup, une telle longévité à de telles fonctions est rare dans les démocraties occidentales. Comment expliquer que les dirigeants du pays qui ne sont pas du même bord les laissent en place si longtemps ? Tout simplement parce que ces agents européanisés, et qui sont aussi les représentants d’une gauche molle, celle du « camp de la paix », sont parfaits en vitrine d’un Israël soucieux de plaire à l’Occident.
Notes :
[2] Mohamed Al Durah est un enfant palestinien tué par balle le 30 septembre 2000 à Netzarim, dans la bande de Gaza. Sa mort, filmée par les caméras de France 2, a été l’origine d’une longue controverse médiatique et politique entre les autorités israéliennes et le journaliste Charles Enderlin.
[3] À relire sur Regards : « Israël : le boycott que Valls veut criminaliser »
Source : Regards