Conclusion
Après avoir exprimé ainsi toutes mes frustrations sur le sujet, voici quelques éléments de conclusion :
Paternalisme
Femen se prononce, sans problème, sur des pays où elles ne sont pas actives, sur des groupes auxquels elles n’appartiennent pas, sur des choses dont elles n’ont aucune expérience. Des femmes musulmanes rebelles sont traitées par elles comme des victimes sans volonté propre. Il n’y a quasiment pas de possibilités de dialogue, leurs sites web et pages sur Facebook sont plus une collection de photos et de matériel de promotion qu’autre chose.
Cela ne signifie pas qu’on ne peut pas émettre de critiques à propos de certaines pratiques. Tout le monde a protesté contre l’incarcération des Pussy Riot, et à juste titre. De même, nous devons toujours nous prononcer contre les mauvais traitements et l’emprisonnement des femmes, par exemple contre des condamnations pour nudité etc.[6] Il y a aussi des féministes qui luttent contre un système mondial de trafic humain et de prostitution. Il y a un conflit interne toujours non résolu dans le féminisme : faut-il se concentrer sur les structures – dont l’effet ne peut pas être nié – ou sur la force des individus[7]. Mais, si on est incapable de voir la différence entre un foulard et la prostitution, on a un très grand problème.
Culture porno
De Femen, une historienne disait récemment à la radio qu’il s’agissait d’une espèce de militantisme positif de la deuxième vague féministe[8], mais je trouve cela tiré par les cheveux. Beaucoup d’organisations féministes ont organisé des actions de protestation nues, mais il s’agissait de tout autre chose. Ces féministes n’organisaient pas des sessions de photos de femmes maigres sur des motos, brandissant des tronçonneuses, dans des tenues d’étudiantes sexy, etc. La deuxième vague féministe protestait contre la chosification/marchandisation des femmes, les concours de beauté, la montée de la pornographie et de la culture porno, mais, hélas, cette dimension ne se retrouve plus aujourd’hui que dans de petits groupes[9]. Grâce au succès de certains courants féministes du monde universitaire, on peut aujourd’hui présenter toute forme d’oppression comme une libération – mais j’y reviendrai plus loin.
L’activiste Louise Pennington le résume d’une façon admirable :
… I believe their message is obscured by the medium of their protest, which conforms to the normalised construction of the Patriarchal Fuckability Test. Feminism cannot succeed using the same old patriarchal discourse which oppresses us. Baring breasts is a normal occurrence in our pornified culture. There is nothing radical or revolutionary about Western women baring their breasts.[10]
[Je crois que leur message est obscurci par les médias qu’elles utilisent, qui est conforme à la construction normalisée du test patriarcal de baisabilité. Le féminisme ne réussira pas en utilisant le même vieux discours patriarcal qui nous opprime. Montrer ses seins est un phénomène normal dans notre culture imprégnée de pornographie. Il n’y a rien de radical ou de révolutionnaire au fait que des femmes occidentales montrent leur seins]
Idéologie de marché
Femen est un produit à succès, grâce aux très bonnes méthodes de marketing : la répétition constante, les slogans simples, le fait de jouer sur des tendances présentes telles que le racisme et l’islamophobie occidentale. Il s’agit de plus que d’une simple utilisation du nu: une chosification en vue de se vendre soi-même – les femmes de Femen sont les objets de la publicité pour l’organisation et pour la collecte de fonds. Il n’est pas question ici d’activisme mais du développement d’un produit.
Tout groupe essaie certes d’avoir au moins un peu de succès mais, en se coulant complètement dans les modèles sexistes, on ne fait pas du féminisme. Derrière Femen il n’y a donc pas grand-chose de plus que de la superficialité.
Islamophobie
Enfin, Femen est antireligieux à la manière des plus vulgaires des laïcards. Personnellement, je suis athée, mais je trouve les préjugés et l’arrogance de ce genre d’athées pénible. Un soi-disant grand intellectuel comme Etienne Vermeersch (professeur émérite à l’université de Gand) qui va expliquer aux femmes musulmanes qu’elles sont opprimées parce que, il y a 1000 ans, on a écrit quelque chose qui est faux, c’est lamentable. Mais je m’égare…
Chez Femen, on croit que, quand il n’y aura plus de religion, ou quand celle-ci sera devenue une affaire purement privée, il n’y aura plus de guerres, plus de 9/11, plus de minorités persécutées[11]. C’est faux, évidemment. Alors que les groupes de femmes musulmanes rebelles commencent enfin à percer un peu dans les médias, il faut vraiment être de mauvaise foi pour les décrire comme des esclaves sans volonté propre.