Il y a des gens qui bouffent comment une bête, avec moultes clappements et rôts. Il y en a qui font leur possible pour ne pas déranger leurs voisins de table et il y a en a qui tiennent couteau et fourchette entre trois et même deux doigts et qui lèvent leur petit doigt quand ils goûtent leur porto. Ils y en a qui mangent avec la bouche pincée, comme les bobos parisiens quand ils parlent français. Les Amerloques mangent avec la fourchette dans la main droite, après avoir coupé leur viande. Les Indiens de l’Inde mangent le riz avec les doigts et ils ne sont pas les seuls à le faire. Certains Bataves mangent encore aujourd’hui leur tartine avec couteau et fourchette, mais récemment il a été convenu que dans les polders on mange dorénavant les frites avec les doigts. Etc. Il s’agit, vous l’avez compris, de comportements culturels nés d’une éducation liée à certaines traditions. Nous préférons en général de déféquer dans des endroits propres, bien aérés et non en public comme un cheval. Beaucoup d’entre nous suivent certaines règles quand ils dressent la table. Nous obéissons aussi à des rituels comme l’apéritif, le toast, etc. Ces règles, comportements et rituels font partie de ce que le sociologue allemand Norbert Elias a décrit comme le processus de civilisation dans un livre éponyme publié en 1939.
Elias nous raconte qu’Érasme de Rotterdam (1469-1536) avait composé un petit livre sur la politesse. Le grand humaniste y explique par exemple qu’un ne doit pas roter à table, mais que péter est permis, puisque c’est bénéfique aux intestins. Autres temps autres mœurs. Mais des mœurs il en faut.
Il n’y a pas si longtemps des petits manuels nous apprenaient les bonnes manières. Je n’ai rien contre les bonnes manières. La politesse, même formelle, rend la vie moins agressive et donc plus facile. Mais ces manuels étaient l’expression des idées étriquées, hypocrites et sexistes d’une certaine petite bourgeoisie. Il fallait « protéger » la femme, cet être mystérieux et angélique aux yeux de leur adorateur (temporel), mais fragile et frivole. L’homme ouvre la porte et la laisse passer d’abord (mais pourquoi ne pas le faire pour un mâle ?), il la précède en montant l’escalier (pour ne pas pouvoir regarder sous ses jupes), se promène sur le trottoir avec la femme du côté des maisons, etc.
Les commentateurs anglo-saxons s’étonnent du comportement des enfants français à table, aussi bien à la maison qu’au restaurant. Ils sont admirablement disciplinés, tandis que les enfants anglais se comportent plutôt comme des cochons. C’est la raison pourquoi beaucoup de restaurants anglais refusent les enfants. Mais se mettre à table pour un enfant français, c’est aussi une forme de jeu. On joue les messieurs et les demoiselles en imitant les grandes personnes. La mimésis est une forme importante d’éducation culturelle. La vie civilisée n’est pas facile.
(La semaine prochaine : Le monde à l’envers)
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