“L’État contre Fritz Brauer” n’est pas un biopic épique* sur les réussites du procureur général qui a traqué l’organisateur de la Shoah, Adolf Eichmann, et qui a dirigé le second procès d’Auschwitz. Il s’agit en revanche d’un film sombre sur la République fédérale d’Allemagne (RFA) de l’après-guerre en Allemagne, où régnaient entre autres une impunité pour les crimes contre l’humanité commises, un antisémitisme persistant et une homophobie institutionnalisée. Dans cet environnement suffocant, Fritz Bauer doit plus d’une fois littéralement et symboliquement ouvrir une fenêtre pour prendre l’air.
Le film ne porte pas sur le second procès d’Auschwitz où des nazis ont été poursuivis et condamnés à Francfort, mais sur la façon dont l’appareil d’État allemand a réussi à empêcher que le SS-Obersturmbannführer Eichmann soit poursuivi devant un tribunal allemand. Dans l’Allemagne d’après-guerre, des anciens nazis contrôlaient les services de police et de sûréte et la justice. Ils craignaient que plus de têtes pourraient tomber si Eichmann serait jugé en Allemagne et contraint à parler. Le plan de Bauer qui consistait à contourner ces services de sûréte en faisant appel au Mossad pour enlever Eichmann et ensuite le livrer à l’Allemagne échoua parce que le gouvernement Adenauer se sentait directement menacé. Le secrétaire d’État Hans Globke, homme fort du gouvernement Adenauer, pourrait notamment lui-même se retrouver mis en difficulté pour son rôle dans le Endlösung. Par conséquent, « de Bonn à Washington » on préférait de faire juger et pendre Eichmann en Israël.
Cependant le film est plus que l’histoire de l’impunité de nazis importants. Un deuxième thème central est celui de l’homophobie institutionnelle en RFA. « Le juif est pédé », savent les services de sûréte sur Fritz Bauer, quand ils cherchent un motif légal pour le destituer de sa fonction de procureur général. La question est mise en avant par le cinéaste Lars Kraume en ajoutant un deuxième personnage principal: Karl Angermann devient l’assistant fictif de Bauer. Angermann est homo et fait face à l’État homophobe en tant que procureur quand il doit poursuivre un garçon pour avoir conduit une masturbation mutuelle. Cette interaction sexuelle avait été illégalisé par le régime nazi et la loi avait été maintenue en RFA car elle n’aurait pas un caractère spécifique au nazisme. Les deux protagonistes de l’histoire se retrouvent autour de ce thème et Bauer conseille à son plus jeune collègue de s’abstenir de tout contact sexuel avec des hommes en raison du grand danger. Cependant, Angermann tombe amoureux d’un garçon et les services de sûréte l’attrapent et le mettent sous pression pour témoigner que Bauer a commis trahison de la patrie en faisant appel au Mossad.
Un autre thème récurrent dans le film est celui du chantage et de la trahison. Des dossiers sur des nazis à poursuivre en justice disparaissent du bureau de Bauer, Bauer est mis sous surveillance par les services de sûreté qui cherchent à l’attraper pour une faute grave d’homosexualité ou de trahison à la patrie, Bauer menace le nazi Schneider qui travaille chez Mercedes-Benz de le poursuivre en justice pour ainsi obtenir des informations sur Eichmann en Argentine, le Mossad trahit Bauer quand il n’extrade pas Eichmann à l’Allemagne, et cetera. Le film combine par ce climat politique le suspense d’un thriller avec au même temps l’impuissance d’un drame. « L’État contre Fritz Bauer » intéressera les militants politiques et toute personne intéressées par l’histoire, la politique et un bon film. La radicalisation importante des jeunes en Allemagne dans les années 1960 ne peut par exemple pas être comprise sans avoir étudié la transition politique du régime nazi à la République fédérale d’Allemagne. Aussi, qui fut en 1977 – après le déclin des mouvements de masse en Allemagne et en Europe – enlevé et tué dans un immeuble à Bruxelles par la bande à Baader? Il ne s’agissait pas par hasard de l’ancien chef nazi Hanns-Martin Schleyer qui avait pu relancer sa carrière professionnelle dans la République fédérale jusqu’à devenir président de l’organisation des employeurs allemands.
*Pour cette raison, nous trouvons que la traduction française du titre, « Fritz Bauer, un héro allemand », est très mal choisi. Le titre anglais « Le peuple contre Fritz Bauer » est politiquement encore plus problématique car il confond État et population