Le dernier livre de Daniel de Roulet a pour décor deux processus contemporains : le démantèlement en cours de la Centrale nucléaire de Superphénix à Creys-Malville, et « l’incident », selon les autorités japonaises, de Fukushima. Un dernier épisode de la saga « familiale » accompagnant l’histoire du nucléaire, qui nous a conduit du projet Manhattan (dans Kamikaze Mozart) à l’époque actuelle, avec tout le lourd héritage du nucléaire militaire et surtout civil, ses centaines de milliers de tonnes de déchets de haute activité à vie longue et les pollutions en cours que devront gérer les générations futures.
Le roman nous emmène sur les traces de plusieurs personnages qui ne se croisent pas qu’exceptionnellement. C’est le cas des personnages-clés du roman précédent, Fusions, qui se retrouvent cette fois-ci à deux pas de la centrale de Creys-Malville au moment où se déclenche le désastre japonais de mars 2011. La japonaise Shizuko, fille d’une hibakusha, accomplit justement sur le site du surgénérateur en voie de démantèlement le travail de contrôle qu’on serait en droit d’attendre d’une représentante de l’AIEA (Agence internationale pour l’énergie atomique; instance internationale à la fois de promotion et de contrôle de l’atome, cherchez l’erreur), mettant le doigt sur les graves manquements à la sécurité et des soupçons de trafics mafieux. Simultanément aux rayonnements ionisants, on entre aussi dans la peau d’un des employés de la sous-traitance à Fukushima, qui n’est pas sans rapport avec les personnages précités. Ce dernier, rendu volontairement sympathique et pathétique par l’auteur, reste longtemps persuadé que tout est sous contrôle et que ceux qui s’enfuient souffrent simplement de « radiophobie », selon le néologisme psychiatrique qui avait été admis dans les instances internationales après Tchernobyl pour discréditer les victimes.
Une exploration dans la durée
La technologie nucléaire, instance d’une promesse passée de modernité prométhéenne, est-elle un matériau fertile pour le roman ? Elisabeth Filhol dansLa centrale avait réussi à nous rendre l’enfer inodore de la vie quotidienne des employé·e·s de la sous-traitance en France appelés à travailler en zone « chaude ». Michaël Ferrier, dans Fukushima, récit des premiers temps du désastre, s’était déjà insurgé contre le négationnisme des responsables du mal invisible. Daniel de Roulet, grâce à sa saga disponible en ligne (simulationhumaine.com) et lisible selon différents « parcours de lecture », parvient à restituer les effets à l’échelle de plusieurs générations grâce à son exploration sur la durée.
Comment cette industrie, portée au départ par des personnalités qui avaient foi dans le progrès technique et social, a-t-elle pu se transformer en cette exploitation industrielle de la misère, ce sacrifice de milliers de travailleurs·euses précaires qualifiés de « viande à rems », employés par des sociétés privées de sous-traitance ? Ce sacrifice d’innocent·e·s, cette exploitation de la misère sont l’expression du totalitarisme selon de Roulet. En ce sens, il suit les brisées du philosophe Günther Anders ou de physiciens nucléaires comme Bella et Roger Belbéoch, montrant que le totalitarisme de l’industrie nucléaire, que certains parmi nos camarades optimistes pensaient définitivement abattue après Fukushima, maintient son empire par inertie dans le système capitaliste au prétexte des immenses investissements financiers consentis pour son développement, au mépris de la santé des populations civiles, allant jusqu’à exercer au Japon une forme de génocide social à travers le sacrifice des plus précaires engagés dans les tâches les plus exposées aux rayonnements. On voit encore aujourd’hui que l’humain pèse peu face aux considérations de nos gouvernements, qui veulent au moyen de traités comme le TISA livrer encore plus au capital tous les secteurs d’activité, y compris les plus sensibles, comme le nucléaire.
On peut lire Le démantèlement du cœur comme une cordiale invite à des réactions en chaîne face à ceux qui veulent encore prolonger le délire nucléaire et minimiser ses conséquences.
Daniel de Roulet
Le démantèlement du cœur,
Buchet-Chastel, 2014.
Source : solidaritéS