Le couperet est tombé : la multinationale américaine Caterpillar a décrété la fermeture de sa filiale à Gosselies et de se débarrasser, sans état d’âme, de quelque 2000 travailleur/euse /s, au total plus de 6000, en comptant l’emploi chez les sous-traitants de l’entreprise.
Accepter le fait accompli ?
« Les travailleurs et les sous-traitants doivent savoir, et ils le savent, que nous sommes totalement déterminés à les soutenir jusqu’au dernier. La dignité dont ils ont fait preuve après cette annonce tellement brutale et cruelle est exemplaire et mérite une réaction du monde politique à la hauteur de cette dignité » a déclaré Paul Magnette (PS), bourgmestre de Charleroi et président de l’exécutif régional wallon (1).
De quelles réactions du monde politique s’agit-il ? Paul Magnette précise : « Ce choc a eu pour effet de créer aussi avec le gouvernement fédéral une volonté d’approfondir une union sacrée et de travailler ensemble (…). Dépassons ces petites querelles stériles » (2).
Sur quels objectifs ? Les medias ont bien cerné la démarche. Un grand quotidien francophone titrait déjà lundi 5 septembre (à peine trois jours après l’annonce de la fermeture) : « La page Caterpillar commence déjà à se tourner. Parmi les options envisagées, le scénario d’un plan social accompagné d’une reprise du site prend le dessus » (3). Nos politiciens parlent déjà de « futur » du site, de soutien à la reconversion.
Ces discours sur une hypothétique reconversion, n’est-ce pas une manière insidieuse de laisser entendre que tout est déjà joué, que, face à la multinationale américaine, on ne sait pas faire grand- chose pour empêcher la fermeture et les licenciements. Il faut bien dire que la mobilisation menée contre Arcelor Mittal à Liège n’a pas tellement ébranlé la multinationale dans l’exécution de son plan de restructuration et de démantèlement !
Il faut bien constater aussi que la « procédure Renault » en sidérurgie a certainement contribué à postposer et finalement à désamorcer un combat collectif à la hauteur de l’offensive patronale.
Les travailleurs de Caterpillar devraient-ils rester les bras croisés… dans la dignité ? La priorité, souligne encore le bourgmestre de Charleroi, c’est d’ « aller au bout de la procédure Renault » (qui vient d’être mise en place avec les organisations syndicales). « Il faut, dit-il, qu’on puisse faire la démonstration, et nous la ferons, que ce n’est pas un problème économique, ni industriel, c’est une décision purement financière. Ce groupe fait des bénéfices, il a triplé ses dividendes ces dernières années. Les ouvriers de Caterpillar ont fait des efforts colossaux (…). Ils ont fait la démonstration qu’on a la capacité de s’adapter ( !) et de se battre en Wallonie et qu’on a un savoir-faire remarquable. Et malgré cela, on ferme »(4).
Et oui, Mr. Magnette, comme vous le soulignez si bien, un peu partout, les travailleurs font des efforts colossaux pour sauver « leur » entreprises. A Arcelor Mittal, par exemple, les travailleurs ont accepté des mesures en matière de flexibilité, de transferts, de gels des salaires…, et ça n’a pas dissuadé Mittal de fermer et délocaliser ! A Caterpillar, en 2014, après une restructuration qui a dégagé quelque 1 400 emplois directs, l’entreprise est devenue un modèle de flexibilité, le temps de travail annualisé, les heures supplémentaires obligatoires, le samedi – un avant-goût de la loi Peeters !-, et ça n’a pas suffi (5) ! Malgré cette constatation, sur le terrain politique, après celui de Di Rupo, le gouvernement Michel persiste, avec encore plus de vigueur, à faire des ponts d’or aux multinationales. Celles-ci ne sont pas pour autant disposées à investir et créer de l’emploi. Par contre, cela sert à gonfler les profits et surtout à enrichir les actionnaires.
On peut verser des larmes …de crocodile ; traiter Caterpillar, son CEO et ses actionnaires, de « voyous » ; on peut pointer – et il faut certainement le faire- les « erreurs stratégiques majeures » de la direction. En fait, Caterpillar ne fait qu’appliquer les lois du capitalisme, avec la concurrence impitoyable entre ces grands groupes privés, poussant à la course au profit immédiat et maximum, aboutissant à des surproductions que les travailleurs paient cash. C’est la sauvagerie quotidienne d’un système, LE CAPITALISME, qui provoque les ravages sociaux (6).
Glaverbel 1975 : c’est possible !
Le 10 janvier 1975, le couperet tombait : la multinationale française BSN-Glaverbel annonçait officiellement, pour le 1er février au plus tard, l’extinction du four et la fermeture de Glaverbel-Gilly, jetant ainsi sur le pavé 600 travailleurs, ouvriers et appointés (7).
Un coup très dur, BSN misant sur la « stratégie du choc » ! La délégation syndicale, avec André Henry, son président, avait instauré dans l’entreprise un syndicalisme de combat et démocratique. N’empêche, beaucoup de travailleurs ne croyaient pas à la possibilité d’une victoire, du maintien en activité d’une entreprise contre la volonté patronale, surtout au niveau d’une multinationale.
« Nous étions bien conscients que la bataille allait être très dure », rappelle André Henry dans son livre. « Ce serait un véritable bras de fer avec la multinationale(…). Qu’est-ce que 600 travailleurs dans une multinationale, qui en exploite 73 000 dans le monde. Une multinationale qui a déjà fermé, sans scrupules et sans beaucoup de réactions ouvrières, cinq fours en Allemagne, deux en France, un en Autriche et deux en Belgique ! Comment démarrer la riposte, comment créer le rapport de force le plus large et le plus vite possible » ?
Le 16 janvier, réunis en assemblée générale, les travailleurs allaient voter la grève au finish (celle-ci a duré un mois et demi). Sur proposition de la délégation, ils allaient élire un comité de grève, plus large que la délégation, pour renforcer l’auto-organisation de la grève et impliquer les différents secteurs –divisions- de l’entreprise.
Comme pour les grèves de 1973 et 1974, Ils décidaient l’occupation de l’entreprise. Quel meilleur moyen pour imposer le rapport de force avec la direction : « pendant la grève, c’est nous les maîtres » ! Quel meilleur lieu pour organiser le combat, renforcer la cohésion entre les travailleurs, réunir des assemblées quasi quotidiennes, couper l’herbe sous le pied aux « jaunes », préserver l’outil (le four à vitres) contre tout risque de sabotage, d’abord de la part de la direction, surveiller ce « trésor de guerre » et l’utiliser. Pendant la grève, sous la direction du comité de grève, les verriers ont continué la production du verre (et empêcher l’arrêt du four !) pour le vendre et alimenter la caisse de grève. L’occupation aussi, comme meilleur moyen de surveiller et d’empêcher le déménagement des outils de travail, des machines, des stocks… ! (8)
« Il nous fallait, souligne A.H., une boussole, des objectifs clairs et mobilisateurs pour notre combat, qui allait être très dur (…), pour aussi permettre une solidarité immédiate et massive des travailleurs de Glaverbel et de tout le secteur verrier du groupe, mais aussi sur le plan interprofessionnel ». C’est ainsi que les grévistes de Glaverbel-Gilly ont voté en assemblée générale un manifeste qui allait avoir un grand retentissement dans le mouvement syndical et qui allait devenir aussi la plate-forme des comités de solidarité en construction un peu partout dans le pays.
Dans ce manifeste, les travailleurs ont d’abord situé le cadre et la démarche dans lesquels allait s’inscrite leurs revendications, un manifeste qui précisait la portée de leur combat anticapitaliste : « Nous, les travailleurs de Gilly, refusons de faire les frais de l’anarchie, des rationalisations capitalistes causées par la concurrence et la course au profit maximum ».
D’où la première revendication décisive dans leur combat : « Pas de licenciements, pas de fermeture, pas démantèlement » ! Nous étions bien conscients qu’une fois notre bastion syndical brisé, c’était le sort de 4000 verriers carolorégiens qui serait menacé à court terme », rappelle A.H. dans son livre.
C’est pourquoi, la deuxième revendication posait l’obligation pour BSN de financer la reconversion et la création d’emploi. Cette revendication allait de pair avec le mot d’ordre : « Pas de licenciement sans reclassement préalable ». C’est en quelque sorte, aujourd’hui, une des revendications portée par la FGTB de Charleroi, dans son programme en « 10 objectifs » : « Interdiction des licenciements sans plan de reconversion préalable, en premier lieu dans les entreprises qui font des bénéfices ».
Pour garantir et concrétiser cette reconversion, les travailleurs exigeaient de BSN la création d’un « float » (outil perfectionné de production du verre) à Charleroi. Ils ne pensaient pas seulement à eux, mais aussi aux quelque 4000 verriers de Charleroi également visés par les restructurations chez BSN-Glaverbel.
Ces revendications étaient liées à une revendication anticapitaliste remettant radicalement en cause le pouvoir patronal: l’imposition, à BSN et au gouvernement, de « la nationalisation sans condition de tout le trust Glaverbel, sous contrôle des travailleurs ».
Les verriers de Glaverbel-Gilly s’adressaient au gouvernement : « Vous avez aidé BSN-Glaverbel avec notre argent. Ils l’ont utilisé pour augmenter les cadences et la productivité, pour rationaliser, pour licencier. Cette fois, si BSN maintient sa décision de fermer Gilly et refuse de garantir notre emploi sur place, alors il faut nationaliser sans condition Glaverbel S.A. et nous allons nous-mêmes imposer le contrôle ouvrier, vérifier la comptabilité, les investissements, les cadences, l’embauche… ».
Cette revendication fut soutenue par le comité de coordination régional du verre de la FGTB et par la Centrale Générale de Charleroi. La CSC, la CNE et le Mouvement Ouvrier Chrétien de Charleroi avançait la formule : « confiscation ou réquisition des entreprises qui licencient ou ferment après avoir bénéficié de nombreux cadeaux et subsides ».
Bien sûr, reconnait A.H., « on savait que ce type de nationalisation ne pourrait être arraché que par la lutte et la mobilisation généralisée des travailleurs et pas par la voie parlementaire ».
25 février 1975 : un accord historique !
Pendant un mois et demi, les travailleurs de Glaverbel-Gilly ont mené le combat sur trois terrains à la fois : construire la solidarité régionale et dans le secteur verrier, la solidarité à travers les comités de soutien et la solidarité internationale sur le terrain de la multinationale. Un moment fort fut la manifestation internationale des verriers, soutenus par des délégations d’autres entreprises, devant le siège de la multinationale BSN à Paris, avec l’occupation du bâtiment par les grévistes, obligeant Antoine Riboud, le PDG de la multinationale BSN-Gervais-Danone à descendre au réfectoire pour un débat contradictoire, une passe d’armes.
Le lendemain, Riboud lui-même débarquait à Charleroi pour établir, avec le comité de grève et les permanents syndicaux, les termes d’un accord.
Tout le mouvement ouvrier a qualifié « d’historique » l’accord du 25 février 1975.
Laissons encore la parole à A. Henry : « Bien sûr, il faut le dire, nous n’avons pas empêché l’arrêt du four, mais l’usine n’a pas été fermée (les travailleurs sont restés inscrits sur les lites du personnel). Nous n’avons pas obtenu la nationalisation sans condition, mais c’était quand même un accord historique à plusieurs niveaux. D’abord, c’était la première fois de l’histoire sociale belge que des travailleurs réussissaient à empêcher une multinationale de fermer un siège et de licencier 600 travailleurs. Ensuite, c’était la première fois qu’on imposait à une multinationale la reconversion totale des travailleurs, avec des mutations temporaires et surtout la perspective de création de 325 emplois nouveaux sur un an (en 1977, BSN s’engageait à créer 1400 emplois sur les deux sites de Fleurus et de Lodelinsart). Enfin, c’était la première fois qu’on obtenait la mise en place d’un fonds social (alimenté par BSN et le gouvernement), garantissant le revenu intégral jusqu’à la reconversion complète de tous les travailleurs. Quant aux travailleurs âgés, ils pouvaient obtenir une prépension, à 58 ans pour les hommes et 53 pour les femmes, avec 95% du salaire (créant un précédant, en termes de volets sociaux, pour d’autres travailleurs victimes de fermetures ou licenciements collectifs !) ».
C’est suite à un nouveau combat, inlassable et épuisant contre la multinationale et le gouvernement, pour le respect et le maintien des accords de 1975, que les « excédentaires » de Glaverbel-Gilly (270 travailleurs), de plus en plus isolés dans leur combat, furent finalement, en juin 1982, exclus des listes du personnel de Glaverbel. Le gouvernement de l’époque en a profité pour donner, en juin 1983, le coup de grâce : la suppression du fonds social. Les « excédentaires » devenaient alors des chômeurs. Tout cela, faut-il le reconnaitre, devant la passivité des instances syndicales.
Combattre unis, c’est gagner ensemble !
Qu’est-ce qu’on a à attendre de « l’union sacrée » de nos politiciens qui, à coup de déclarations tonitruantes, parlent de soutien aux travailleurs de Caterpillar et à leur reconversion, comme si « nous étions déjà morts, comme si tout est déjà plié », disent des syndicalistes de l’entreprise ? Devrait-on faire confiance à ces politiciens, quand, en même temps, ils mènent des politiques qui ne sont pas pour rien dans les drames sociaux !
Il s’agit plutôt de construire « l’union sacrée » des travailleurs autour leur organisation syndicale, de mener le combat, en portant un manifeste, des revendications pour dynamiser la riposte, construire la solidarité la plus large et faire payer cash la multinationale.
Le manifeste des travailleurs de Glaverbel-Gilly se terminait par la phrase : « Notre arme essentielle reste l’action directe des travailleurs eux-mêmes et l’organisation démocratique de notre lutte ». Une démarche qui, aujourd’hui plus hier encore, est déterminante pour obtenir des victoires.
Notes
- Paul Magnette sur RTBF. Matin Première, radio, 5/9/2016.
- Ibid
- Le Soir du 5/9/2016
- P.Magnette, RTBF, ibid.
- Freddy Mathieu : « CAT, cataclysmes, catastrophes, site LCR (www.lcr-lagauche.org), 6/9/2016.
- Daniel Tanuro, « les travailleurs de Caterpillar paient la folie des grandeurs de l’extractivité », site LCR, 7/9/2016.
- André Henry, « L’épopée des verriers du Pays Noir, coédition Luc Pire/ F. Léon Lesoil, 208 pages, 2013, chap. 10 : « Encore une qu’ils veulent fermer ».
- A. Henry : « Syndicalisme de combat et parti révolutionnaire », 1977. Sur internet.