Le chœur des louanges adressées à Wilfried Martens, décédé aujourd’hui à 77 ans, illustre on ne peut mieux le consensus politique autour de la politique néolibérale et de ce qu’elle implique : les riches plus riches, les pauvres plus pauvres, le renforcement des corps répressifs et la défense réactionnaire des institutions. A l’intention des jeunes générations (et très accessoirement, des amnésiques volontaire), il vaut la peine de rappeler qui était Wilfried Martens et ce qu’il a fait.
Wilfried Martens est d’abord l’homme du complot dit « de Poupehan ». Ensemble avec quelques complices (dont Jef Houthuys, président de la CSC!), il a concocté en secret les plans de l’offensive thatchérienne brutale de 1982-86. Sous prétexte (déjà) de réduire le déficit budgétaire et de rétablir la compétitivité des entreprises, cette offensive se composait notamment de trois sauts d’index. Des économistes ont estimé que, sur une carrière, cette mesure enlevait à un ménage de travailleurs l’équivalent d’une maison moyenne.
Dans le même temps, les riches n’étaient pas oubliés. En dépit des discours sur la réduction des déficits, le précompte mobilier était ramené à 10% et décrété « libératoire » (autrement dit, les revenus du capital n’étaient plus cumulés avec les autres revenus pour déterminer la base imposable). La Libre Belgique écrivit à l’époque que l’on avait dû « sabler le champagne » dans les conseils d’administration et les grandes familles.
On ne détaillera pas ici l’ensemble des mesures injustes qui ont constitué les différentes « trains » de mesures lancés par les gouvernements de droite entre 1982 et 1987. On se contentera de dire que, du point de vue de la classe dominante, ces trains de mesures étaient nécessaires parce que, jusque là, la force du mouvement ouvrier avait empêché la bourgeoisie belge de mener une série d’attaques qu’elle estimait indispensable. Au début des années ’80, Fabrimétal (actuellement Agoria) avait posé clairement ses exigences, à travers une petite brochure intitulée « Le mal belge ». Le but de Martens était de les satisfaire.
Pour ce faire, il fallait mettre le mouvement ouvrier à l’écart, l’éloigner des centres de décision, et neutraliser ses relais politiques éventuels. C’est pourquoi le « programme de Poupehan » incluait de gouverner par arrêtés royaux, en vertu d’une loi de pouvoirs spéciaux qui mettait le pouvoir législatif hors jeu. En même temps, le soutien de Jef Houthuys permettait d’isoler la FGTB (et la gauche de la CSC). De ce fait, il devenait possible d’affronter les réactions ouvrières en limitant au maximum le risque d’une explosion sociale.
Mais Jef Houthuys ne fut pas le seul « allié objectif » de Martens. Rejeté dans l’opposition de 82 à 87, le PS resta « au balcon » (ce sont les termes de son président de l’époque, Guy Spitaels) pendant que les travailleurs et travailleuses multipliaient les grèves et les manifestations en défense de leurs droits. Quant à la direction de la FGTB, il faut malheureusement dire qu’elle flancha au moment crucial: à l’annonce du premier « train » de mesures, alors qu’il avait chauffé ses troupes à blanc, G. Debunne reculait et déclarait: « Il faut réussir la dévaluation »… En 82, puis encore en 84, on n’est pas passé loin de la grève générale… Mais, en fin de compte, le mouvement ouvrier a subi une défaite dont nous payons encore les conséquences.
Martens ne fut pas seulement l’homme du tournant de l’austérité mais aussi « l’homme des missiles », en dépit de la mobilisation pacifiste de centaines de milliers de gens, il imposa à toute force l’installation en Belgique des missiles nucléaires de l’OTAN, les Cruise et les Pershing.
Avec un tel palmarès, pas étonnant que Martens ait été l’homme de la répression. En mars ’83, la gendarmerie tenta de réprimer durement une grande manifestation des sidérurgistes à Bruxelles. Trois syndicalistes furent emprisonnés – dont feu notre camarade Daniel Eskenazi. En parallèle, à l’Intérieur, le libéral Jean Gol lançait les « microfiches B ».
Martens avait été premier ministre avant ’82, il le fut aussi après – dans les deux cas avec la social-démocratie. En 1990, il eut à gérer la « crise de l’avortement » : le roi Baudouin invoquait sa conscience pour refuser de signer la loi sur la dépénalisation de l’avortement. Martens concocta une solution avec le Palais : « l’incapacité temporaire de régner ». Là aussi, une fois de plus, toute la classe politique s’inclina – social-démocratie en tête – au nom de la stabilité de l’Etat.
Last but not least, Martens, quand il a quitté la politique belge, s’est distingué en accueillant la formation de Berlusconi dans le Parti Populaire Européen, qu’il présidait. Pas mal, pour un personnage qui avait commencé sa carrière politique plutôt à gauche et qui, jusqu’à la fin, s’est réclamé du Mouvement Ouvrier Chrétien au sein du CVP (actuellement CD&V).
Voilà l’homme dont on salue aujourd’hui le rôle historique. « Un grand homme d’Etat », a déclaré le premier ministre. Martens était effectivement un serviteur fidèle du capitalisme, tout comme Di Rupo.
Go to hell, Wilfried Martens!
Daniel Tanuro, le 11 octobre 2013