Entretien de Costas Lapavitsas conduit par Sesbatian Budgen
Beaucoup trop de choses ont été écrites dans un style journalistique et superficiel sur le ministre grec des Finances Yanis Varoufakis et sur les négociations qui ont eu lieu le mois passé avec l’Union européenne. Mais maintenant que les lignes se sont solidifiées et apparaissent plus clairement, une situation nouvelle s’est ouverte. Le scénario qui est le plus souvent et le plus explicitement posé comme étant le seul moyen pour Syriza d’éviter de revenir sur les promesses faites pendant la campagne électorale est celui d’une sortie de la Grèce de la zone euro («Grexit»).
Pour examiner cette question de manière plus approfondie, nous avons parlé avec le membre du parlement Costas Lapavitsas. A plusieurs égards, celui-ci est l’anti-Varoufakis, non seulement par son style et par sa trajectoire personnelle, mais surtout en termes de ligne politique – il est en effet devenu le plus identifié avec une rupture claire et franche par rapport à une politique de la direction de Syriza favorable à un «bon euro».
Autrefois basé au SOAS à Londres, Lapavitsas n’est pas un membre de Syriza (même s’il a été élu sur la liste de ce parti) et il est un nouveau venu à la politique parlementaire. Néanmoins il a été un militant socialiste pendant une grande partie de sa vie et il est connu pour son ouvrage perspicace et exigeant sur l’économie politique de la monnaie, du crédit et de la financiarisation (ouvrage qu’il a commencé avec Makoto Itoh alors qu’il étudiait le marxisme japonais).
Lapavitsas a également travaillé avec le groupe de Recherche sur l’argent et la finance à Londres en vue de produire des analyses concrètes sur les origines et sur la trajectoire de la crise européenne. Plus récemment, il a publié avec l’économiste allemand néokeynésien Heiner Flassbeck une sorte de manifeste proposant une rupture radicale par rapport à l’euro. Il a été interviewé pour Jacobin par Sebastian Budgen. Le texte a été publié par sur le site Jacobin (Traduction A l’Encontre, 1re partie).
Sebastian Budgen: Etant donné votre expérience, comment s’est passée la transition, le fait de vous trouver tout à coup élu au parlement au milieu d’une tempête politique? Le contraste avec les réunions du SOAS doit être assez violent?
Costas Lapavitsas: En effet! Tout d’abord en ce qui concerne la période de la campagne électorale à proprement parler, cela a été pour moi un processus incroyable: c’était vraiment la première fois de ma vie politique où je suis entré en contact avec ce que l’on pourrait véritablement appeler le peuple, et le peuple d’une région particulière, la Grèce. J’ai eu l’occasion de m’adresser à des groupes petits ou plus grands dans des villages, dans des villes, individuellement, etc. Et j’ai trouvé que mes opinions – et moi personnellement – entraient en résonance avec ces gens. Pour moi cela a été une expérience nouvelle, car mon engagement politique a toujours été dans une gauche qui avait un rayonnement limité.
Depuis mon élection au parlement, l’expérience a été – comment dire? – j’hésite à utiliser le terme «excitant», parce que ce n’est souvent pas cela – mais palpitante et pleine de nouveautés. On se trouve tout à coup au cœur d’événements et de processus politiques qui font qu’on accumule des expériences, on entre en contact avec des positions établies, on voit comment fonctionne la vie politique au niveau le plus élevé. Pour quelqu’un ayant mon expérience politique, ce sont des expériences nouvelles et étonnantes.
Juste pour clarifier, avez-vous été élu dans la région de Grèce d’où vient votre famille?
Oui, j’ai été élu dans la région de Imathia, au centre de la Macédoine, d’où est originaire ma famille
Et cela reste un aspect important de la politique grecque?
Oui, tout à fait. Le fait que mon nom soit reconnu localement a joué un rôle significatif dans mon élection.
Commençons par les événements qui se sont déroulés depuis l’élection, et plus spécifiquement sur le plan économique, ensuite nous passerons à l’aspect politique. Je pense que la première chose que nous devrions évoquer est la question de la constitution du gouvernement, en particulier l’alliance avec ANEL [Grecs indépendants] et les ministres qui ont été désignés par le gouvernement: Yanis Varoufakis, Giorgios Stathakis et Panagiotis Lafazanis. Maintenant, avec un peu de recul, comment décririez-vous le processus de composition de l’alliance gouvernementale et du gouvernement?
A plusieurs égards il s’agit d’un processus assez traditionnel. C’est un exercice d’équilibrisme, non seulement par rapport à l’ensemble de la société, mais également par rapport à la dynamique interne de Syriza. D’abord le gouvernement a été formé avec ANEL. Contrairement à ce qui a été écrit dans la presse à l’époque, il ne s’agissait pas d’une «alliance rouge-brune». Cette interprétation est tout à fait incorrecte.
ANEL n’est pas une version soft d’Aube Dorée, ce ne sont pas des fascistes. ANEL représente fondamentalement ce que nous appelons en Grèce la droite populaire, c’est une organisation traditionnellement favorable à l’Etat, sceptique par rapport aux grandes entreprises, nationaliste et conservatrice avec un «c» minuscule.
Habituellement cette formation n’avait évidemment pas vocation de s’associer avec un gouvernement de la gauche radicale. Mais dans le contexte du moment le choix était clair: soit renoncer à former un gouvernement – ce qui aurait entraîné de nouvelles élections, un chaos, etc. –, soit former un gouvernement avec cette organisation, qui a au moins toujours été contre l’accord de «sauvetage» financier [les mémorandums] et en faveur des travailleurs et des petites et moyennes entreprises.
Donc vous rejetez l’argument de ceux qui disaient qu’un gouvernement de minorité était possible?
Cet argument ne tenait pas debout. Dans le contexte, cette alliance était la seule solution. Mais le Parti communiste porte évidemment une réelle responsabilité. Une fois de plus ce parti n’a pas été à la hauteur de la nécessité historique et a choisi une ligne d’opposition et d’hostilité complète à l’égard de Syriza et de ce qu’il représente, ce qui a obligé Syriza à former un gouvernement avec ANEL.
En fait cette alliance a eu des effets positifs dans la mesure où elle a renforcé le soutien pour Syriza dans les secteurs les plus pauvres de la société qui donnent maintenant à un gouvernement de la gauche radicale des voix qu’ils donnaient traditionnellement à la droite conservatrice.
Mais en ce qui concerne la composition même du gouvernement, c’est vraiment un exercice d’équilibrisme. La chose la plus importante – le signal qu’envoie le gouvernement lui-même – est que Syriza a choisi de gérer les négociations de ces dernières semaines et d’affronter la période à venir sur la ligne politique qu’il a défendue pendant des années et sur la base de laquelle il a gagé les élections. Autrement dit, Syriza va tenter d’alléger ou de supprimer l’austérité, de réduire la dette – de la restructurer ou de faire une croix dessus – et de changer le rapport de forces social, économique et politique en Grèce – et plus généralement en Europe – sans sortir de l’union monétaire et sans entrer dans un conflit généralisé avec l’Union européenne.
Et c’est un exercice d’équilibrisme en ce sens qu’il y a dans Syriza aussi bien des représentants à droite – comme Stathakis, par exemple – que de gauche – comme Lafazanis – ainsi qu’une série de personnages tels que Varoufakis qui n’ont pas de lien organique avec Syriza [de fait, il vient politiquement du PASOK]?
Oui, c’est un exercice d’équilibrisme en ce sens que toutes les ailes du parti sont représentées. Varoufakis pense que l’on peut atteindre les buts mentionnés dans le cadre de l’euro. C’est sa position publique et la ligne qu’il personnifie en ce moment.
Parlez-nous un peu plus de Varoufakis. Il y a eu beaucoup de bavardage médiatique autour de sa personnalité, de son style, etc. Et il y a également eu quelques articles plus sérieux, par exemple celui intitulé «More erratic than Marxist» par Michael Roberts. Tout d’abord, quel rôle a joué Varoufakis dans la gauche grecque avant l’élection de Syriza?
Je sais qu’il y a eu beaucoup d’articles sur Varoufakis, sur son style de vie et sur ce qu’il représente. Pour le moment je ne vais pas m’occuper de cela. Sur la question de savoir s’il est marxiste ou radical, je pense qu’il faudrait utiliser le terme «marxiste» de manière plus réfléchie, surtout de la part de personnes qui se disent marxistes simplement parce qu’elles utilisent une certaine terminologie et parlent beaucoup de marxisme alors que le fond de leur analyse est des plus banales. Il faudrait utiliser ce terme avec plus de retenue, car nous ne sommes plus dans des discours d’amphithéâtre universitaire mais dans la politique réelle.
Je connais Varoufakis depuis longtemps en tant qu’économiste. Je ne pense pas qu’on puisse dire de lui qu’il est de la gauche radicale et il n’est en tout cas pas de la gauche révolutionnaire dans le sens qu’on donne à ce terme dans ce pays. Il appartient plutôt au centre gauche.
Il a toujours été hétérodoxe et critique en matière d’économie, il a toujours rejeté l’économie néoclassique dans son travail et il a toujours été prêt à sortir des chemins battus. Ce sont là des traits que je trouve positifs.
Mais si on examine son parcours on constate qu’il a également été un conseiller de George Papandréou, dont le gouvernement a été le premier à introduire les politiques de sauvetage (bailout) en Grèce. Et il est resté associé à ce camp pendant pas mal de temps. Dans ce sens, je ne pense pas qu’on puisse dire de lui qu’il est systématiquement un homme de gauche.
Et Varoufakis lui-même s’est explicitement situé dans une sorte de cadre keynésien, et il est lié à des personnes ouvertement keynésiennes comme James Galbraith.
J’aimerais clarifier ce point. Keynes et le keynésianisme restent malheureusement les outils les plus puissants que nous ayons à notre disposition, même en tant que marxistes, pour gérer les questions politiques immédiates. La tradition marxiste est très puissante lorsqu’il s’agit de gérer les questions à moyen et à long terme et pour comprendre les dimensions de classe et sociales de l’économie et de la société en général. Il n’y a pas de commune mesure entre les deux approches. Mais, en réalité, lorsqu’il s’agit de gérer ce qui se passe ici et maintenant, Keynes et le keynésianisme restent des outils idéologiques et des concepts très importants, même pour les marxistes. Cela dit il y en a qui aiment utiliser ces idées sans les reconnaître comme étant keynésiennes.
Je ne peux donc pas accuser Varoufakis d’être lié avec des keynésiens – moi aussi j’ai ouvertement et explicitement fréquenté des keynésiens. Si vous pouviez m’indiquer un autre chemin, je serais ravi. Mais je vous assure qu’après avoir travaillé durant plusieurs décennies sur la théorie économique marxiste je n’en vois pas d’autre pour le moment. Donc, oui, Varoufakis a travaillé avec des keynésiens, mais ce n’est pas condamnable en soi.
Vous faites évidemment une distinction entre le marxisme en tant qu’outil d’analyse et le keynésianisme en tant qu’outil politique. Mais ces deux approches ont également des objectifs différents. Varoufakis a dit explicitement que son objectif était de sauver le capitalisme de lui-même. Cela ne représente-t-il pas une distinction importante?
Oui, bien sûr. Keynes n’est pas Marx et le keynésianisme n’est pas du marxisme. Il y a un gouffre entre les deux approches. Le marxisme vise le renversement du capitalisme et une voie vers le socialisme. Le keynésianisme par contre vise à améliorer le capitalisme, et même à le sauver de lui-même.
Néanmoins lorsqu’il s’agit de questions politiques telles que la politique budgétaire, le taux de change, la politique bancaire, etc. – ces questions sur lesquelles la gauche marxiste doit absolument prendre position si elle veut vraiment faire de la politique sérieuse au-delà de la simple dénonciation en chambre – elle découvrira rapidement que, qu’elle le veuille ou non, les concepts utilisés par Keynes jouent un rôle indispensable pour élaborer une stratégie qui reste marxiste.
Malheureusement, il n’y a pas d’autre voie, et plus vite les marxistes s’en rendront compte, plus leurs positions deviendront pertinentes et réalistes.
Parlons des négociations qui se sont déroulées en plusieurs phases. On peut dire – je ne sais pas si vous serez d’accord avec cela – qu’il existe actuellement deux interprétations de ce qui s’est passé dans ce domaine. Une des interprétations, qui est dominante aussi bien dans la gauche marxiste critique que dans la presse d’affaires (sauf pour des personnages comme Paul Krugman et Galbraith), est que les Grecs – Varoufakis et autres – ont commencé à jouer au poker, mais qu’ils ne disposaient pas des bonnes cartes, qu’ils n’avaient rien pour soutenir leur stratégie et qu’ils ont, au fond, été vaincus par l’Union européenne et en particulier par les Allemands.
Selon l’autre interprétation, celle des médias pro-Varoufakis et pro-direction de Syriza, les négociations ont été menées de manière très rusée et ont réussi – au moins en partie – à retourner la situation en mettant les Allemands sur la défensive pour gagner un peu de temps et en légitimant un discours sur le non-paiement de la dette, sur l’inefficacité des mesures d’austérité, etc.
Que pensez-vous de ces deux interprétations, et comment vous situez-vous par rapport à elles?
Je suis d’accord avec une grande partie de ce que vous dites, mais je n’ai pas envie de me situer par rapport à ces deux interprétations. Je vous dirai ce que je pense et je vous laisserai le soin – à vous et à vos lecteurs – de découvrir de quel côté je me situe.
Mon point principal, et c’est par là que je peux commencer, est que ce gouvernement est entré en négociations avec une approche qui, comme je l’ai déjà dit, était essentielle à sa composition, à sa création, et qui nous a permis d’entrer en négociations, de revendiquer et de lutter pour des changements significatifs, y compris la levée de l’austérité et de supprimer l’essentiel de la dette, tout en restant fermement dans le cadre de l’union monétaire. C’est un point crucial. C’est ce que j’ai appelé dans mon travail l’approche du «good euro». C’est l’idée qu’en changeant de politique, en gagnant les élections, en modifiant l’équilibre des forces politiques en Grève et en Europe, on pourrait négocier et transformer l’eurozone et plus généralement Union européenne grâce aux cartes politiques qu’on mettrait sur la table. Et leur stratégie de négociation était déterminée par cette conception.
Bien sûr il y a inévitablement des aspects dus au manque d’expérience, à des traits de personnalité auxquels nous avons déjà fait allusion concernant Varoufakis. Ces aspects sont importants, mais l’essentiel n’est pas là. C’est la stratégie, et il est important de bien le comprendre, sans quoi on se perd dans des arguments sur le poker, sur le bluff et ainsi de suite. Ce gouvernement avait une stratégie, celle que je viens de décrire. Et il a découvert la réalité. Et je crois qu’elle est la suivante: cette stratégie est arrivée à son terme, elle n’a pas fonctionné. Oui, le rapport de forces s’est dramatiquement modifié en Grèce, pas seulement parce que ce gouvernement a reçu 40% des suffrages, mais aussi – comme l’ont montré les sondages – parce qu’il avait le 80% du soutien populaire. Mais cela a très peu pesé dans les négociations. Pourquoi? Parce que les limites de l’union monétaire (eurozone) sont ce qu’elles sont. Ils ne sont pas sensibles à ce genre d’argument. Il s’agit d’un ensemble d’institutions très rigides avec une idéologie et une approche profondément incrustées, qui n’allait pas se mettre à bouger juste parce qu’il y avait un nouveau gouvernement de gauche dans un petit pays.
Les Grecs sont donc allés négocier avec beaucoup d’espoir, et ils sont tombés dans le piège que ces institutions leur avaient préparé. Ce piège signifiait: 1° une pénurie de liquidités; 2° un manque de finances pour le gouvernement. C’est ainsi que les institutions ont traduit leur avantage structurel par rapport aux Grecs.
Les Grecs n’avaient pas le choix, ils ne pouvaient pas gérer cela, Syriza ne pouvait pas non plus gérer cela parce qu’il avait accepté le cadre de l’euro. Et tant qu’on reste dans ce cadre, il n’y a pas d’autre solution. C’est la raison pour laquelle les choses ont pris cette direction. Ils ont essayé, mais les Allemands ont résisté. Et à la fin des négociations, il ne manquait que quelques jours avant que les banques grecques doivent fermer. C’est dans cette situation que les Grecs ont dû accepter un compromis médiocre.
Je pense que dans Syriza il y a deux lectures critiques de la stratégie gouvernementale. L’une est que l’euro est simplement pris comme un article de foi, un principe dont on ne peut pas s’écarter, soit parce que cela est en soi une «bonne chose», soit parce qu’elle est considérée comme légitime dans la société grecque et qu’on ne peut pas aller contre une opinion dominante.
L’autre interprétation est basée sur une analyse qu’il est possible de discerner des divisions entre les différentes puissances européennes, qu’il est par exemple possible de diviser Mario Draghi de Wolfgang Schäuble; qu’il est possible d’amener Matteo Renzi et François Hollande sur une position favorable à la Grèce; qu’il est possible de faire confiance à Obama pour mettre la pression sur Merkel, et ainsi de suite.
Je pense que beaucoup de personnes étrangères à la Grèce ont de la peine à comprendre cette idée que l’on puisse considérer le lien à l’euro comme une question de principe, ou cette idée, qui semble très naïve, que ces gouvernements sociaux libéraux – ou, dans le cas de Obama, néolibéraux – pourraient être des alliés objectifs contre les Allemands et contre ceux qui tiennent une ligne dure à l’intérieur de l’Union européenne. Comment voyez-vous cette question? Quelle est la lecture la plus charitable du cadre analytique dont ils travaillent pour écrire cette stratégie?
Comme je l’ai déjà dit ouvertement depuis de longues années, mon interprétation du cadre analytique en tant qu’analyste économique est tout à fait accablante. Je pense que les événements de ces dernières semaines confirment cette position. Je pense qu’en tant que marxistes nous devons d’abord analyser la politique économique de la situation et non pas les rapports de force. Malheureusement, la gauche grecque et une grande partie de la gauche européenne procède en sens inverse.
Elle débute avec la géopolitique plutôt que l’économie politique?
La géopolitique et la politique locale. L’équilibre des forces politiques, car c’est à cela que le marxisme a malheureusement été réduit. Et lorsque vous faites cela, lorsque vous commencez par la politique – l’équilibre des forces internationalement et localement – il est facile de se nourrir de chimères. Il est aisé de commencer à penser que, à la fin, tout est politique et que l’on peut donc changer l’équilibre des forces politiques, que tout est réalisable.
Je suis désolé: ce n’est pas le cas. Cela n’est pas du marxisme. En tant que marxistes nous sommes convaincus que la politique découle, en dernière instance, de la réalité matérielle économique et des rapports de classes. Il s’agit d’une affirmation très profonde de Karl Marx pour autant qu’elle soit bien comprise et que l’on n’en tire pas une compréhension mécanique. L’essentiel dans cette affirmation est que tout n’est pas possible au travers de la politique.
Et c’est exactement ce à quoi nous venons d’assister. Pourquoi? Parce que l’économie politique de l’union monétaire est fondamentale. Que nous le voulions ou non, l’Europe et la Grèce sont désormais insérées dans les limites de l’union monétaire.
Malheureusement, une bonne partie de la gauche marxiste a prétendu que ce n’était pas le cas ou a mal compris l’importance de la monnaie dans ce cas. Cela n’a rien de surprenant: la gauche européenne ne comprend simplement rien en matière de monnaie et de finances. Elle le prétend, mais il n’en est rien.
Je le répète: ce qui est réalisable ou ne l’est pas est déterminé au final par l’économie politique de l’union monétaire. Au sein des limites du capitalisme européen, bien sûr: le capitalisme est la caractéristique déterminante. Syriza vient de découvrir cela. Il est temps qu’elle reconsidère les choses et commence à envisager la manière de forger une politique et comment façonner son approche politique dans ces limites.
Si elle souhaite atteindre politiquement autre chose, elle doit modifier le cadre institutionnel. Ce n’est pas possible autrement. Pour modifier ce cadre, il est nécessaire d’aller à la rupture. Vous devez rompre. On ne peut réformer le système de l’euro. Il n’est pas possible de réformer l’union monétaire. C’est ce qui est devenu très clair.
Découle-t-il de cette position que l’on ne peut rien faire à moins de renverser le capitalisme, ainsi que le disent certaines sections de l’ultra-gauche? Il s’agit là clairement d’un gauchisme absurde. Une révolution socialiste n’est pas nécessaire, il n’est pas indispensable de renverser le capitalisme chaque minute de la journée pour faire des petites choses. Bien sûr que notre objectif est le renversement du capitalisme et bien sûr qu’en dernière instance nous voudrions assister à la révolution socialiste. Mais ce n’est pas un «objet» en boutique pour le moment.
Une révolution socialiste et le renversement du capitalisme ne sont pas nécessaires en Grèce pour se débarrasser de l’austérité. Mais il faut, assurément, se débarrasser du cadre institutionnel de l’euro. Cette position simple n’est pas comprise – ou n’est pas largement appréciée – au sein de Syriza et de la gauche européenne. C’est une tragédie depuis des années.
Est-ce parce que cette position est plus ou moins celle d’Antarsya et du KKE et en raison de l’équilibre local des forces politiques? Il n’est pas possible de reconnaître ces arguments, même au niveau analytique, à ces gauches critiques?
C’est une partie de la réponse. En d’autres termes, la gauche grecque est saisie d’une vieille pathologie – qui, je m’empresse d’ajouter, est aussi celle de la gauche anglaise, ce qu’il en reste du moins – qui l’empoisonne complètement.
Mais il y a là quelque chose de plus profond: il ne s’agit pas uniquement du fractionalisme, du sectarisme. Ce qui est en jeu et ce qui est en question pour la gauche extérieure à Syriza, c’est la crainte du pouvoir. Elle se dissimule derrière de grandes formules. Toutes les deux phrases portent sur le renversement du capitalisme et du communisme établi. Ce que cela cache, en réalité, c’est une crainte profonde du pouvoir. Une peur profonde du pouvoir!
Ils s’imaginent que les gens ne comprennent pas cela. Mais il est parfaitement manifeste que ces personnes et ces organisations sont effrayées jusqu’à la moelle à la perspective de la responsabilité et du pouvoir. C’est la raison pour laquelle ils développent ces positions gauchistes.
Un dicton traditionnel grec dit qu’un homme qui ne veut pas se marier ne cesse d’être fiancé. C’est malheureusement ce que les communistes ont fait. Parce qu’ils ne veulent pas faire face à la situation présente, ils parlent de révolution.
Ainsi, ce faisant, il n’est pas nécessaire de s’affronter à la question de l’euro. Il reste à prétendre que la question de l’euro est soit mineure soit secondaire, ou peu importe. Ou vous poussez les choses au-delà: ce qui est nécessaire est de se débarrasser de l’Union européenne, de l’OTAN, de ceci ou de cela. En d’autres termes, vous n’offrez pas de réponses spécifiques parce que vous répondez à tout.
Une interprétation plus charitable pourrait être qu’ils sont préoccupés par les effets du pouvoir sur les gouvernements de gauche en raison de l’expérience historique. Ils sont moins effrayés par le pouvoir lui-même que par l’effet du pouvoir dans la destruction de l’autonomie des mouvements sociaux.
Je peux ici recourir à un proverbe anglais: si vous avez peur du feu, restez hors de la cuisine. La politique porte sur cela. Elle ne porte pas sur l’élaboration de théories ou de faire des discussions dans des petites pièces.
La politique porte sur la société telle qu’elle est. La société grecque veut des réponses réelles hic et nunc. Malheureusement, c’est seulement Syriza qui commence à fournir cela, à sa manière. C’est pour cela qu’elle se trouve là où elle est; et c’est pour cela que les autres organisations sont là où elles se trouvent.
De nombreuses incertitudes existent quant à la manière dont les différentes réformes qui sont avancées par le gouvernement seront réalisées dans la pratique, autant pour ce qui est des réformes redistributrices qui étaient promises lors de la campagne électorale que celles qui touchent à des questions telles que les privatisations, qui constituent aussi des lignes rouges.
Il y a aussi des divisions ouvertes, que tout le monde peut désormais voir, au sein de Syriza, lors de la réunion du Comité central qui s’est tenu, etc. Comment appréhendes-tu la phase actuelle dans laquelle nous nous trouvons ainsi que d’ici à l’été?
Ce sera une période très difficile pour le gouvernement et pour Syriza. Il s’agit bien sûr de la perspective du compromis arraché lors des négociations. Fondamentalement les créanciers et l’UE ont enclavé et rivé Syriza autant que possible. Le gouvernement sera constamment sous pression pour atteindre les objectifs budgétaires ainsi que les exigences fiscales.
Il y a, en mars, des remboursements de dette très importants. Ils créent déjà un problème majeur parce que le système budgétaire s’effondre. En avril le gouvernement devra réaliser une revue du processus en cours, qui est un contrôle retardé du programme existant (donc passé sous Samaras), et il s’agira alors d’une période infernale parce que, sans aucun doute, les institutions monétaires seront dures.
Puis, en mai, le gouvernement devra être prêt pour les négociations, en juin, d’un nouvel accord à plus long terme. Ce dernier traitera d’une certaine manière de la question du financement de la dette et de comment atteindre la réduction de la dette que Syriza a promise au peuple grec. Le laps de temps entre maintenant et juin s’écoulera très vite, ce sera une période de frictions constantes et de luttes permanentes pour éviter la crise ou plutôt un moment visant à faire face à la crise jour après jour.
Dans ce contexte, le gouvernement, à mon avis, se trouve face à seulement deux options véritables s’il entend survivre et s’il veut faire ce pour quoi il a été élu.
La première est de commencer à appliquer son programme autant que c’est possible. Il est absolument primordial que des lois passent devant le parlement de façon à montrer aux gens que nous faisons ce que nous avions dit et, même dans les limites de l’accord, que nous pouvons apporter des choses, en dépassant quelquefois ces limites si nous le pouvons.
La seconde chose que le gouvernement doit faire est, bien sûr, de tirer les leçons de sa stratégie boiteuse, laquelle a abouti à l’accord au marchandage odieux de février (20 et 23) et se préparer à une approche différente lors des négociations de juin. Parce que s’il se rend à ces négociations avec la même stratégie, le résultat sera le même.
Pour vous, les questions clés sur lesquelles le gouvernement peut avancer sont des questions telles que de rétablir l’électricité aux gens, peut-être revaloriser les retraites et le système de soins, mais ce ne sont pas des questions qui ont déjà été exclues, telles que l’augmentation des salaires minimums [repoussée à 2016], le réengagement des travailleurs du secteur public, la renégociation ou l’annulation des privatisations?
Nous devons ici être prudents et réalistes. Le gouvernement se trouve lui-même dans une posture délicate pour les raisons dont nous avons discuté. Quatre mois, c’est très court. Le gouvernement est aussi inexpérimenté et l’appareil d’Etat se meut lentement tout en étant en règle générale hostile au nouveau gouvernement. Cette disposition ne conduit pas à des changements spectaculaires, certainement pas de la part d’un gouvernement de gauche.
Il s’ensuit qu’il faut établir certaines priorités sur ce qui peut être réalisé et ce qui ne le peut pas au cours de cette brève période, tout en cherchant à s’attacher le soutien populaire et en démontrant aux gens que nous ne sommes pas comme l’autre gang (le gouvernement Samaras-Vénizelos). Quelles sont les promesses faites qui peuvent être tenues au cours des quatre prochains mois est une question d’appréciation.
Des lois s’attaquant à la crise humanitaire sont assurément fondamentales et elles ont déjà commencé à être introduites. Des lois qui traitent des dettes dans le secteur public, des questions budgétaires sont aussi très importantes. Des lois interdisant l’expulsion de logements pour rembourser des dettes aux banques, etc., sont aussi fondamentales. L’augmentation du salaire minimum, bien que cela reste un engagement que nous avons fait, et qui doit être honoré, peut attendre quatre mois. Ce n’est pas la fin du monde.
Il est donc nécessaire d’établir soigneusement des prioritaires autour des axes que tu as justement suggérés. Mais, si l’UE et les autres institutions nous mettent sous pression de telle façon que l’on ne peut même pas introduire certaines des mesures que j’ai mentionnées, nous devons rester fermes et l’emporter sur eux. Sans cela, nous sommes finis.
Parlons donc de comment l’emporter sur eux! Tu viens juste de publier un livre avec Heiner Flassbeck qui développe les différentes étapes que vous considérez comme nécessaires pour une alternative à la stratégie actuelle. Je voudrais aussi poser quelques questions au sujet de ces étapes. Certaines objections sont assez manifestes. Mais peut-être que l’étape la plus urgente serait le contrôle sur les capitaux. Est-elle aussi compatible avec l’appartenance à l’UE?
Je pense qu’un pas antérieur à celui-là doit être fait, et disons qu’une stratégie alternative – ainsi qu’une compréhension claire de ce qui est réalisable ou non et sur la manière de le faire – est aussi importante pour les négociations.
Je suis fermement convaincu que les négociations de février auraient eu un résultat différent si le gouvernement avait été conscient du piège, mais aussi s’il avait été préparé à prendre des mesures afin de ne pas tomber dedans. Les négociations ont des issues très différentes selon que l’autre partie réalise que vous avez une alternative et que vous êtes déterminés à la suivre si cela s’avère nécessaire.
Que l’on peut appuyer sur le bouton rouge si c’est nécessaire?
C’est cela! C’est un point très important. Parce que si vous leur dites que vous n’êtes pas préparé à presser le bouton des missiles nucléaires – pour reprendre ton expression –, on s’affaiblit énormément. C’est le premier point. Maintenant, si on arrivait à cela, et la Grèce y était contrainte…
Comme tu penses qu’elle le sera probablement dans quatre mois?
En effet, je pense qu’elle le sera. Ou je crois qu’il leur sera très difficile de trouver une alternative sérieuse.
Je voudrais être clair – et c’est un bon endroit pour le faire – et affirmer ce qui suit: la solution manifeste pour la Grèce en ce moment même, lorsque j’observe la situation en tant qu’économiste politique, la solution optimale serait une sortie négociée [de l’euro]. Pas nécessairement une sortie contestée, mais une sortie négociée. Je suis convaincu que la Grèce aurait une chance raisonnable si elle se présentait aux négociations et était préparée à combattre et accepter une sortie négociée. Cela pourrait être pour une période limitée, si les Grecs l’acceptaient plus facilement, cela irait très bien ainsi.
Une sortie négociée – négociée dans le sens que l’autre partie du marché serait une annulation de la dette que l’UE devrait accepter, une annulation de 50%. La sortie serait protégée, ce qui est déterminant, dans le sens où la Banque centrale européenne (BCE) verrait que la dévaluation de la nouvelle monnaie ne serait pas supérieure à 20% et que les banques y survivront.
Chacun de ces deux termes (défendre le taux de change et protéger les banques) ne coûte presque rien. Ce n’est pas comme si l’on demandait à l’UE d’avancer une somme importante ou de supporter un coût significatif. Cela constituerait une différence énorme pour la Grèce, avec en réalité aucun coût pour l’UE. Le seul coût pour l’UE serait l’annulation de la dette.
Dans ce contexte, je peux voir des raisons pour lesquelles l’UE accepterait cela, comme mettant un terme au problème grec. Il s’agit, pour moi, d’une solution optimale en ce moment; parce que je peux voir les difficultés d’une sortie liée à un affrontement. Toutefois, si on en arrive là, même une sortie conflictuelle est préférable que la poursuite de l’actuel programme. (Traduction A l’Encontre; à suivre)
Source : A l’Encontre