Au sein d’un programme de transition clair, lequel ne peut être mis en œuvre que par une force massive de la gauche radicale, la sortie de l’euro reste toujours une condition nécessaire à une certaine étape; mais pas suffisante. Parce que la dissociation de cet objectif de son cadre global laisserait des marges d’illusions dangereuses sur un certain rôle libérateur de la monnaie en tant que telle.
L’expérience des sept mois de gouvernement par Tsipras (25 janvier 2015-20 août 2015) démontre avec force que si une politique anti-austérité, au profit des classes subalternes, n’est pas prête à entamer la rupture avec les euro-autorités (Commission européenne, Eurogroupe, BCE, etc.) et l’euro, elle est condamnée à se transformer en son contraire, en une politique « mémorandaire» [Memorandum of Understanding, Protocole d’entente, c’est-à-dire le IIIe mémorandum qui est mis en œuvre par l’actuel gouvernement de coalition entre le néo-Syriza et ANEL: les Grecs indépendants]. Cette prévision existait déjà, sous forme d’anticipation, dans le programme «fondateur» de Syriza: «aucun sacrifice pour l’euro»: autrement dit, si nous sommes obligés de choisir entre la persistance de l’euro (et de son architecture institutionnelle) et la défense de notre peuple, nous choisirons la défense du peuple…
Après l’expérience de Chypre (mars 2013), aussi bien la Plateforme de gauche [constituée, entre autres, par le Courant de gauche de P. Lafazanis] que le Réseau rouge [membre aussi de la Plateforme de gauche] ont radicalisé cette thèse au cours des conflits et débats d’orientation internes à Syriza. Le «aucun sacrifice pour l’euro» n’était plus une arme suffisante. La préparation pour le conflit inévitable avec l’eurocratie et la sortie de l’euro étaient mises en avant comme une «condition nécessaire» pour mener à bien la politique contre l’austérité brutale.
Mais cette rupture avec l’euro est-elle aussi une «condition suffisante»? A la question, un certain nombre de camarades y répondent affirmativement. Quelques-uns affirment même qu’ils disposent de la solution «techniquement documentée», qu’ils disposent d’une «road map» (feuille de route) pour la sortie de la crise au profit des classes populaires au moyen de la «transition à une monnaie nationale» [la drachme, de facto]. Dimitris Belandis [ancien membre du Comité central de Syriza, membre de l’Unité Populaire] a soutenu récemment que la défaite électorale de l’Unité Populaire [l’UP, formation issue de la rupture avec Syriza, a obtenu 2,86% des suffrages lors des élections du 20 septembre, alors que le seuil d’entrée au parlement se situe à 3%] peut être expliquée sur le fond, selon lui, parce qu’«une solution techniquement documentée aux problèmes du lendemain de la sortie n’était pas donnée», en ajoutant même que «certaines forces politiques (au sein d’Antarsya, le Plan B [Alekos Alavanos a créé le parti «Plan B» en 2013], etc.) disposaient déjà de ce savoir-faire, mais la Plateforme de gauche et l’UP ne l’ont pas récupéré…».
Il y a, effectivement, certaines élaborations dans cette direction. Les plus avancées sont celles de Kostas Lapavitsas et Heiner Flassbeck («Plan de changement social et de reconstruction nationale pour la Grèce»).Certes leurs réponses s’appuient sur une certaine «documentation technique». Mais il n’est pas du tout évident que ces réponses s’adressent à la question de la conduite d’une bataille de classe débouchant sur une victoire contre la politique d’austérité. Elles se centrent plutôt sur une probable sortie rapide de la crise de l’«économie nationale», au moyen de la transition d’une monnaie «forte» (l’euro) à une monnaie «faible» (la drachme). Or, l’histoire même du capitalisme, y compris récente, nous enseigne que ces deux questions ne sont pas identiques, ou, au moins, elles ne sont pas nécessairement identiques. Examinons, alors, de manière plus analytique, la perspective de K. Lapavitsas, afin de voir si elle pourrait servir en tant que guide pour l’action pour l’Unité Populaire (UP) ou, plus généralement, pour la gauche radicale.
Quel est le but?
K. Lapavitsas prétend (voir «La transition à la monnaie nationale», costaslapavitsas.?blogspot.?com) que: (a) la «récupération de la souveraineté monétaire» établit les bases pour un (b) «plan de développement qui sera fondé sur les investissements publics, mais il favorisera parallèlement les investissements privés», un plan qui sera accéléré par (c) «la récupération du marché domestique face aux produits importés, qui améliorera et réanimera le rôle des petites et moyennes entreprises… et il stimulera les exportations». Notamment, sa prévision sur cette sortie de la crise est particulièrement optimiste du point de vue temporel puisqu’il envisage (d) «la possibilité d’un développement accéléré, après les premiers mois de difficultés…».
Quel sera le «moteur» de ce redémarrage dynamique de «l’économie nationale»? K. Lapavitsas répond sans détour: la dévaluation de la monnaie nouvelle. «La dévaluation de la monnaie nouvelle contribuera au redémarrage de l’économie grecque, par la stimulation de la production domestique et des exportations. Selon les estimations les plus robustes les effets de l’inflation [liés à la dévaluation] fluctueront aux alentours de 10% pendant la première année et le taux d’inflation tendra à s’abaisser ensuite.»
Il est clair que K. Lapavitsas parle d’un «plan» ambitieux pour la sortie du capitalisme grec de la crise, cette crise qui secoue le capitalisme international depuis 2007-2008. Contre cette approche, nous pourrions invoquer toute la discussion internationale entre les marxistes, soit une discussion qui insiste en conclusion qu’il n’y a pas une telle sortie pacifique ou «facile» d’une telle crise du système. Nous pourrions invoquer l’estimation d’une grande majorité des économistes qui «prévoient» que si les rapports de forces établis entre le capital et le travail ne sont pas renversés par des grands soulèvements d’ordre social et politique, la «sortie de la crise» (quand elle viendra…) aura des traits beaucoup plus sanguinaires et amers pour les classes exploitées et opprimées. Mais nous ne voulons pas nous engager sur une voie de débat byzantin.
La position de K. Lapavitsas conduit à une interrogation assez simple: s’il existe une sortie de la crise du capitalisme grec si facile et rapide, alors pourquoi même une fraction minoritaire un peu significative de la classe dominante ne s’oriente-t-elle pas vers cette solution? Pourquoi les capitalistes – lesquels, par définition, connaissent leurs intérêts mieux que nous tous – persistent très majoritairement sur une orientation: l’«euro à tout prix»?
Une première réponse consisterait à insister sur un point, qu’ils ont une telle attitude parce qu’ils [les éléments décisifs de la classe dominante grecque] sont «vendus», en reproduisant ainsi de manière grossière les théories de la dépendance. Une réponse différente consiste à se rappeler que les capitalistes ne connaissent que le protectionnisme et la dévaluation monétaire comme armes de concurrence. Bien sûr, ce sont des instruments reconnus, mais ils sont d’une efficacité et d’une durée limitées. Car ces mesures de dévaluation compétitive sont assez rapidement utilisées par d’autres (et plusieurs) «économies nationales» et ainsi la crise devient plus profonde et plus dangereuse pour le système dans sa totalité.
Quels sont les moyens?
Le but auquel «on» aspire apparaît plus clairement en considérant les moyens sur lesquels «on» s’appuie afin de l’atteindre.
K. Lapavitsas souligne: «Le facteur le plus important pour la réussite de la transition à la monnaie nationale réside dans la détermination du gouvernement, qui acquerra de la force grâce à l’appui et à la participation populaire…». Nous voyons ici la reproduction d’une estimation fondamentale de l’équipe dirigeante de… Tsipras: le moteur d’un changement historique se situerait centralement dans l’orientation d’un gouvernement (qui, de plus, ne se caractérisait pas comme un effectif gouvernement de gauche ou comme un «gouvernement ouvrier» ou autre). Pourtant, afin d’éviter de déformer sa position, examinons les marges dont une telle orientation dispose pour combiner la «détermination du gouvernement» avec «l’appui et la participation populaire» nécessaire.
On sait que la classe ouvrière et les forces populaires se mobilisent ou font leur les divers «plans» en partant, pour la très large majorité, de leurs conditions matérielles. La promesse initiale de Syriza de rétablir le salaire minimum à 751 euros signifiait: a) l’engagement de compenser, d’une manière relativement immédiate, les pertes du pouvoir d’achat subies par les travailleurs et travailleuses pendant les années des deux mémorandums (2010 et 2012); b) l’application plus générale des objectifs annoncés dans le programme de Syriza. D’ailleurs, c’est à cause de cela que l’abandon ouvert de ce but a été l’avertissement le plus clair de la «trahison» du gouvernement Tsipras survenue lors de la signature du protocole d’entente le 13 juillet 2015 à Bruxelles.
Dans le «Plan de transition à la monnaie nationale», il y a une référence à une certaine «augmentation progressive du salaire minimum», sans précision du taux et des critères de cette progression. En plus, il est ajouté qu’il «est important d’augmenter le salaire minimum, mais qu’il faut aussi que le mouvement ouvrier organisé soutienne l’effort de transition du pays vers une base plus saine». Cela ne peut que créer la présomption que les besoins des travailleurs sont considérés comme subordonnés aux priorités d’assainissement de l’économie nationale.
Les experts en matière syndicale (et récemment, avec grande clarté, Elias Ioakeimoglou, économiste, conseiller scientifique de la Confédération grecque du travail – INE/GSEE) ont prouvé que l’augmentation substantielle des salaires est une condition irremplaçable pour une réduction du chômage, s’opposant ainsi à ceux qui délèguent la solution du problème des chômeurs aux automatismes d’une relance à venir.
Je ne sais pas d’où Lapavistsas tire sa certitude sur l’estimation que la dévaluation de la nouvelle monnaie sera limitée à 10%. Pourtant, quiconque fait de pareilles propositions doit proposer une augmentation (au moins) égale des salaires, parallèlement et en même temps; chose dont la réalisation est improbable en période d’inflation rapide, même au moyen du rétablissement de l’indexation automatique. Si ce n’est pas le cas, il propose, de facto, le financement de «l’économie nationale» par un transfert de ressources provenant des revenus du travail.
Ce «Plan», prévoyant une croissance encore accentuée du tourisme et des exportations, etc., est fondé sur l’illusion d’une sortie de l’euro «négociée» avec les «élites» grecques. Il prévoit l’existence de «la possibilité de rester dans l’Union européenne [malgré une sortie de l’euro]… La Grèce ne s’isolera donc pas, mais elle suivra une approche différente de celle des pays du noyau de l’UE.» Ce «Plan» est fondé sur l’illusion d’une sortie de l’euro «en entente » avec les institutions européennes, l’eurocratie.
Récemment, le camarade Dimitris Belandis a critiqué le Red Network en lui attribuant – à ce qu’il dit – une certaine sous-estimation du conflit nécessaire avec l’impérialisme. Mais l’idée d’une sortie «négociée» ne constitue pas, à notre avis, la prise en compte d’un tel conflit avec les principales forces impérialistes. Au contraire, elle constitue une illusion parallèle, différente, mais analogue à celle que l’équipe de Tsipras a développée, à l’époque où elle espérait un «compromis honnête» avec l’eurocratie (Eurogroupe, Commission européenne, BCE, etc.).
La valeur des travaux de Kostas Lapavitsas consiste à fonder la démonstration de la nécessité de l’annulation de la dette, la preuve de la nécessité de la nationalisation-socialisation des banques, de donner une priorité absolue à la question du chômage et à l’effort même d’organiser tous ces objectifs dans un plan socio-politique cohérent. Ces éléments précieux de sa contribution doivent trouver leur place dans un programme de transition clair: mais en ayant comme point de départ le conflit avec les effets concrets et cumulatifs, qui seront ressentis de manière aiguë, des mémorandums et des mesures d’austérité qui en découlent, tout cela placé dans la perspective d’une émancipation socialiste d’ensemble de la société. L’affirmation de la sortie de l’euro, le Grexit, ne peut être le point de départ d’une campagne.
Dans le cadre d’un tel programme et de sa mise en œuvre – lequel ne peut être entrepris que par une force importante de la gauche radicale et dans le contexte d’une relance des mobilisations sociales – la sortie de l’euro reste toujours une condition nécessaire, mais pas une condition suffisante. Parce que, si ce but se détache du cadre d’ensemble et des chocs subis par les classes populaires, il laisse des marges d’illusions dangereuses sur un rôle prétendument libérateur de la monnaie en tant que telle, avec des dérives en termes de bloc social à construire. (Article traduit du grec et publié sur le site Rproject. Sotiris Martalis était membre du Comité central de Syriza. Il est militant syndicaliste (secteur public) et membre de DEA, organisation qui a adhéré, après la rupture de Syriza, à l’Unité Populaire)
Source : A l’encontre