Aux élections du 20 septembre 2015, l’état-major de Tsipras – avec l’aide généreuse des créanciers et de la classe dominante du pays, qui avaient besoin d’un nouveau «chef» – a réussi l’objectif de ses rêves: l’exclusion de l’Unité Populaire-UP [parti-coalition composé, entre autres, du Courant de gauche dont le porte-parole est Panagiotis Lafazanis, du Red Network et de DEA, d’indépendants], la survie électorale d’ANEL (Grecs indépendants, dont la figure publique est Panos Kammenos, ministre de la Défense), l’entrée au parlement des «idiots utiles» de Vassilis Leventis (Union des centristes), la fragmentation [quasi l’atomisation] de la colère sociale contre le troisième mémorandum [adopté en juillet 2015 et en voie d’application, loi après loi] et la quasi-extinction de la dynamique socio-politique du NON qui s’était exprimée lors du référendum du 5 juillet 2015, soit une posture sociale ayant les traits de l’abstention… Des nombreuses analyses de cette phase regardaient Tsipras en tant qu’«hégémon» [une sorte de souverain dominant] et le SYRIZA muté en tant que parti devant s’affirmer sur la longue durée.
Nous étions peu pour insister – avant tout et à leur honneur: les cercles dirigeants de l’UP – sur quelques éléments plus durables de la situation politique d’ensemble: 1° que les élections du 20 septembre avaient été usurpées [l’appareil gouvernement-Syriza ayant régi le timing du vote et se présentant comme l’assurance d’un moindre mal face aux créanciers, à leurs mémorandums et à la droite historique grecque], usurpation facilitée aussi par une donnée clé: les mesures concrètes du troisième mémorandum n’étaient pas encore précisées et leurs effets, à venir, pas encore saisis; 2° que la promesse d’un programme parallèle géré par le gouvernement Syriza-ANEL suscitait une désorientation et des illusions, d’autant plus que la dureté de la vie quotidienne allait croissant; 3° que l’aversion pour la Nouvelle Démocratie [la ND de Samaras] fonctionnait en faveur de Maximou [résidence du gouvernement]. Or tout cela allait se transformer, en quelques mois, en une nouvelle rage sociale, dès la présentation des premières véritables mesures incarnées par l’accord du 13 Juillet signé à Bruxelles par Tsipras et Euclide Tsakalotos, actuel ministre des Finances. Parmi elles, la contre-réforme de la sécurité sociale apparut de suite la plus importante.
C’est sur cette base que nous avions estimé la phase à venir comme marquée par l’instabilité politique, et que nous avions envisagé et planifié notre intervention politique dans la perspective de l’affirmation de grandes batailles sociales et politiques, à venir dans un laps de temps très court. C’était une estimation qui allait à contre-courant de la représentation politique majoritaire, à gauche de Syriza.
Moins de cinq mois après, en ce mois de février, cette appréciation confirmée dans une mesure et avec un rythme qui dépassent même nos prévisions.
Le mouvement
L’état-major de Tsipras se trouve devant le danger sérieux d’une crise incontrôlable, d’un véritable effondrement. La discussion publique sur un «élargissement» du bloc parlementaire [1] soutenant le gouvernement, avec la participation de Leventis, de To Potami-La Rivière ou même du PASOK. La discussion sur un élargissement encore plus large, intégrant la ND dans une forme de gouvernement d’unité nationale, ou même la discussion sur la possibilité de nouvelles élections (pour la quatrième fois dans la période d’un an!) démontrent la profondeur de l’instabilité. Comme le rappelle Zoé Konstantopoulou (ex-présidente du parlement), Tsipras lui-même avait soutenu que des mesures telles que la contre-réforme de la sécurité sociale par Giorgios Katrougkalos (ministre grec du Travail, de la Solidarité et de la Sécurité sociale) ne pouvaient être imposées que par un gouvernement d’unité nationale ou par une dictature… [2] Un parti comme Syriza, malgré sa mutation néolibérale, n’est pas capable de mener de façon «normale» et continue un nivellement tellement réactionnaire des droits démocratiques et sociaux, et de la sécurité sociale plus généralement. Cela ne peut que nourrir une crise interne même au sein de ce qui reste des membres de Syriza, et y compris de ses élus au niveau des villes, des régions et à l’échelle nationale.
Au fondement de la crise de Maximou se trouve l’expression immédiate d’un mouvement de masse pour la défense de la sécurité sociale. Les admirateurs récents de Tassos Giannitsis [à la tête de Hellenic Petroleum CO SA de décembre 2009 à novembre 2011, puis ministre de l’Intérieur du gouvernement dit technique de Lucas Papademos qui dura du 11 novembre 2011 au 18 mai 2012] ne devraient pas oublier sa fin précipitée, ni celle de Kostas Simitis [3 ] qui a pris sa retraite (y compris comme député du Pirée), bien qu’il fût, jusque-là, le leader tout-puissant de la «modernisation»…
La participation massive – d’abord aux manifestations des professions libérales (avocats, chercheurs, scientifiques, médecins, etc.), puis des employés des administrations, des ports, des aéroports, des banques, des tribunaux, des écoles qui envisagent la mobilisation pour le 3 février – ainsi que la participation massive aux blocages des routes par les agriculteurs – en lutte depuis le début janvier – constituent une situation particulièrement dangereuse pour le gouvernement: dans la mesure où le mouvement pour la défense de la sécurité sociale peut gagner et où l’enterrement du plan de Katrougkalos est de l’ordre du possible.
Les valets du système essayent d’avancer des «analyses» qui sous-estiment l’importance de ces mobilisations. L’«automatisme social» [soit la déconnexion entre le mouvement social et ses répercussions et expressions politiques, autrement dit le mouvement social érigé comme substitut et acmé de l’activité de classe] connaît de nouveau des jours de gloire, et cette fois-ci il est propagé par des courants de «gauche».
Ils nous disent que les travailleurs indépendants, que les employés des administrations et les agriculteurs ne constituent pas un groupe homogène et donc sont soumis à une sorte de fragmentation automatique à des forces centripètes incontrôlables.
Nous savons qu’il y a – depuis toujours – des avocats, des ingénieurs et des agriculteurs riches. Nous savons aussi qu’il y a des directions politico-syndicales qui avaient soutenu le OUI le 5 juillet 2015 et qui acceptent aujourd’hui le mémorandum 3. Bien qu’ils soient obligés de participer aux manifestations, ils cherchent la possibilité et la manière d’arriver à un accord avec Katrougkalos et de faire descendre la colère de la base sociale de leurs propres organisations.
Ce constat donne naissance à de nouvelles obligations pour la Gauche radicale, qui doit réduire l’influence de ces directions adaptationnistes, cooptées par le pouvoir sous diverses formes. L’Unité Populaire d’ailleurs travaille dans cette direction. Mais cela ne change en rien l’estimation que la mobilisation des travailleurs dits indépendants et des agriculteurs est d’une importance politique décisive. Dans les réels mouvements de masse, la pureté chimique n’a jamais existé…
Un deuxième argument porte sur la non-participation supposée des salarié·e·s. Ces lignes sont écrites avant la grève générale de 4 février et nous ne savons pas encore l’ampleur de la réponse que la classe ouvrière va donner à ces disséqueurs de cadavres. Mais l’atmosphère politique avant la grève est claire: la rencontre dans la rue des salariés avec les agriculteurs et les professions libérales ou les employés des administrations va faire monter la pression sur le gouvernement à un niveau qui a des couleurs de cauchemar. Et bien sûr, personne n’a le droit de sous-estimer l’importance des résistances ouvrières antérieures de moindre envergure: ce sont les initiatives d’ADEDY (secteur public) et de quelques syndicats de secteurs qui ont ouvert la voie qui se transforme maintenant en une sorte de grand boulevard. La force du mouvement d’en bas est le facteur sur lequel nous devrions tous fixer notre attention.
La politique
Dans ces conditions, Tsipras a un problème additionnel. Les créanciers – qui ont leurs problèmes propres dans le contexte de la prolongation de la crise internationale – ne donnent leur accord à aucun «relâchement». Les euro-directions exigent que le programme soit appliqué, donc ils demandent l’«élargissement» de son appui politique en termes gouvernementaux. Mais, cette fois-ci, il est très improbable qu’ils donneront leur accord à de nouveaux mouvements tactiques (de nouvelles élections à court terme), qui comportent le danger de retards dans l’application du mémorandum et accroissent les facteurs d’instabilité allant au-delà des frontières grecques.
Tsipras admet qu’il recherche un «consensus national». Le scénario d’élargissement du gouvernement avec lui restant dans la position du premier ministre implique de trouver des alliés autres que Leventis, To Potami et le PASOK, qui pourraient accepter de jouer ce rôle mais ne suffisent pas à créer l’image d’un élargissement politique sérieux. Le scénario d’unité nationale véritable, avec la participation de la ND, pose la question d’écarter Tsipras de son rôle symbolique, symbole d’une période. Y a-t-il des forces dans SYRIZA qui vont donner leur accord à cette éventualité et se proposer comme alternative partielle à Tsipras?
Ces impasses nous mènent de nouveau à l’éventualité des élections. Dans le passé, Alexis Tsipras avait reproché à l’aile gauche de son parti qu’ils essayaient de «s’évader» [débats et affrontements dans SYRIZA, d’une part à propos des votes majoritaires au parlement, étant donné le refus d’élus de Syriza et, d’autre part, sur les modalités et le choix d’une échéance électorale, celle de septembre 2015]. Aujourd’hui, il est probable qu’il va avoir besoin des élections pour échapper lui-même d’un effondrement honteux. Mais, cette fois-ci, cette tactique ne va pas être facile: il n’aura ni le consensus des créanciers, ni la coopération des structures de l’appareil gouvernemental et de secteurs des dominants. En outre, le résultat électoral de Syriza, dans le cas d’une élection à court terme, est loin d’être assuré.
Les conditions changent de manière très rapide. Dans ce contexte, la Gauche radicale doit intervenir et participer avec toutes ses forces: pour la victoire des luttes et la défaite de la contre-réforme. Pour renverser le mémorandum 3 et rendre inutile et inutilisable l’accord de 13 Juillet à Bruxelles. Il s’agit de défendre les droits sociaux, ceux du prolétariat au sens large, de leurs alliés, depuis les agriculteurs jusqu’à des secteurs liés à des classes intermédiaires, en envoyant la facture d’ensemble aux riches et aux dominants! (A. Ntavanellos, 2 février 2016)
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[1] La direction du Syriza gouvernemental a organisé des entretiens avec les parlementaires de Syriza en faisant passer le message suivant : si vous votez contre une loi découlant du mémorandum 3, vous devez renoncer à votre charge de député et la transmettre à un autre, quitte à recevoir une sorte d’indemnité de départ. (Réd. A l’Encontre)
[2] Dans un entretien publié par le quotidien économique La Tribune, le 20 janvier 2016, Giorgios Katrougalos affirme: «Le Mémorandum nous oblige à réaliser des économies à hauteur de 1 % du PIB, soit 1,7 milliard d’euros. Il nous manque actuellement 600 millions d’euros pour atteindre cet objectif. Nous demandons aux créanciers d’accepter de les financer par des hausses de cotisations salariales et patronales pour éviter une nouvelle baisse des pensions. Le patronat grec a accepté cette idée, parce qu’il a compris qu’une baisse des pensions aurait un effet récessif sur l’économie. 52 % des familles grecques reçoivent une aide de la part des retraités et la pension moyenne a déjà été réduite de 40 %. Il n’y a plus de marge de manœuvre pour de nouvelles coupes.» Or, les mesures proposées par la néo-troïka imposent des coupes allant au-delà de ces objectifs. (Réd. A l’Encontre)
[3] Kostas Simitis, après sa défaite électorale de 2004, est resté député à la Vouli et membre de la Commission de défense nationale et des affaires étrangères. Il a été réélu en septembre 2007 et s’affronta à son sucesseur à la tête du PASOK, Georges Papandreou. En juin 2008, il fut exclu du groupe parlementaire du PASOK après s’être opposé à la proposition de Papandreou de soumettre le Traité de Lisbonne à un référendum populaire. Kostas Simitis avait travaillé à ce traité dans le célèbre Groupe Amato, tirant son nom de Giuliano Amato, ancien vice-président de la Convention européenne. Dans ce groupe, on retrouvait des personnalités politiques telles que Michel Barnier, ex-ministre des Affaires étrangères puis commissaire européen, Jean-Luc Dehaene, ancien premier ministre de Belgique, Otto Schily, à la trajectoire étrange, qui fut ministre allemand de l’Intérieur, le désormais réputé Dominique Strauss-Kahn et Antonio Vitorino, ancien commissaire européen du Portugal. La référence a Kostas Simitis renvoie au débat sur la structure et le contenu des traités propres à la dite construction de l’Union européenne, et de sa monnaie. (Réd. A l’Encontre)
Source : A l’Encontre