Les mots héros et génie sont des concepts, des représentations mentales. Le premier est aussi ancien que la société humaine depuis qu’elle fait la guerre. Il s’agit d’un homme (plus rarement d’une femme) qui se distingue par ses exploits et son courage extraordinaires. L’Iliade, l’épopée qui raconte la guerre de Troie, met en scène des héros, des personnes qui se rangent entre les dieux et les hommes. La Grande Guerre, celle de 14-18, la préférée de Georges Brassens, appelle héros tout soldat tombé pour la patrie, le bien commun et la civilisation, ou plus concrètement pour la folie des monarques et les profits des actionnaires. Puisque ceux qui exercent le pouvoir n’ont pas le temps, ni la possibilité de jouer aux héros sur le champ d’honneur, ils délèguent l’héroïsme à d’autres. Le nationalisme a besoin de héros.
On nom du progrès et de la fierté nationale nous avons des héros de la science, de la culture, de la pensée, pour ne pas oublier ceux du stade. Ils sont tous supposés être adulés. L’URRS a eu ses héros socialistes, nonobstant le fait que le dramaturge Bertolt Brecht plaignait le pays qui a besoin de héros. La société oppressive moderne demande de l’héroïsme à ses sujets. Les États autoritaires et dictatoriaux pullulent de héros : héros militaires, héros du travail, mères-héroïnes, etc. Hitler et Staline étaient des héros. Le prolétariat est un héros dans la pensée de certains socialistes. Les martyrs deviennent des héros.
Le romantisme, avec sa prédilection pour tout qui semble un peu hors du commun a été un grand adulateur de héros. Thomas Carlyle, le critique réactionnaire des méfaits de la révolution industrielle et du capitalisme, y a consacré en 1841 un ouvrage sous le titre On Heroes, Hero Worship and the Heroic in History (traduit sous le titre Les Héros). Il distingue plusieurs catégories de héros : le héros en tant que divinité (Odin), prophète (Mohammed), poète (Shakespeare), prêtre (Luther), auteur (Rousseau), roi (Napoléon). Selon lui, si au fin fond des siècles le héros était considéré comme une divinité, plus tard il sera considéré comme inspiré par Dieu, tandis que Napoléon, lui, bien qu’injuste et imbibé des folies de son temps mais haïssant l’anarchie, avait un instinct pratique. À ce propos Antonio Gramsci notait : « On a affirmé que le rôle de ces grandes figures est, en tant que philosophes, d’enseigner ce que nous devons croire, en tant que poètes ce que nous devons deviner (sentir), en tant qu’hommes ce que nous devons faire. Mais combien d’entre elles peuvent rentrer dans cette définition? » ; « Carlyle doit vouloir dire plus ou moins que si Dante avait dû être guerrier, ou s’il avait dû développer sa personnalité dans un moment de nécessité militaire, etc., il aurait été tout aussi grand, etc., c’est-à-dire que l’héroïsme devrait presque être conçu comme une forme qui se remplit du contenu héroïque dominant de l’époque ou du milieu déterminé. » (Cahiers de prison, 9/§121 et 15/§53) L’héroïsme n’est pas toujours possible. Il lui faut des temps héroïques. La pauvreté psychologique et la monotonie de certaines périodes historiques fait aspirer certaines personnes en mal d’exaltation à l’héroïsme, dans leur personne ou par procuration. Dans le premier chapitre de son roman autobiographique La Confession d’un enfant du siècle (1836), Alfred de Musset se plaint que son temps est ennuyeux, qu’il ne se prête pas à l’héroïsme.
Le concept de génie est d’origine beaucoup plus récente et désigne également des personnes extraordinaires, des supermen, mais sur un autre plan. Ce sont des gens qui brillent par leurs capacités intellectuelles, stratégiques, poétiques, politiques, etc. Il paraît qu’ils ont un cerveau différent du commun des mortels, ce qui a conduit à l’étude anatomique des cerveaux de Lénine et d’autres coryphées, mais sans y trouver quelque chose de différent. L’idée du génie est sans doute le reflet idéologique d’une société divisée où des êtres socialement supérieurs donnent des ordres à des gens inférieurs. Cette supériorité sociale ne peut découler que d’une supériorité de caractère, d’intelligence ou de race. En Amérique on a fait d’Albert Einstein un génie, comme l’est devenu Pasteur en France. Aujourd’hui ce n’est plus dans le cerveau qu’on cherche la génialité, mais dans les gènes. Certaines dames veulent se faire inoculer par le sperme provenant d’un « grand homme » avec l’idée de mettre au monde un enfant génial. Ce qui me fait penser à George Bernard Shaw. Une femme lui proposa de lui faire un enfant: « il combinera ma beauté et votre intelligence », disait-elle. GBS lui répondait: « Oui, mais cela pourrait avoir le résultat contraire, votre intelligence et ma beauté, ce que je ne souhaite à aucun enfant ».
Il va de soi que le monde n’accepte en général la génialité d’une personne qu’après sa mort, parfois au grand malheur de celle-ci. Ainsi Vincent van Gogh mourut dans la misère et la folie, mais rapporte aujourd’hui des millions à d’autres. Certains artistes sont paradoxalement contents que leur génialité n’est pas reconnue, ce qui prouve qu’ils sont géniaux.
Pour revenir à l’héroïsme notons que le penseur Nietzsche et son Zarathoustra a stimulé l’adulation de l’héroïsme, non seulement dans les actes, mais surtout dans la production idéologique et artistique. Le compositeur Richard Strauss a non seulement écrit un Ainsi parlait Zarathoustra (1896), mais un an plus tard Une vie de héros. Les noms des thèmes de cette composition ont été donnés a posteriori par son admirateur Lawrence Gilman (1878-1939): Le héros ; Les adversaires du héros ; La femme du héros ; Certitude de la victoire ; Le champ de bataille ; Fanfares de guerre ; Le héros travaille pour la paix ; Retrait du héros ; Renonciation.
Que c’est beau, que c’est exaltant tout ça !
(La semaine prochaine : Beauté brulée)