A la fin des années 1960, le Portugal est le maillon faible de la chaîne des pays capitalistes en Europe. La dictature fasciste instaurée par Salazar à la fin des années 20 est toujours en place. Au Sud, les latifundistes possèdent d’immenses propriétés sur lesquelles des journaliers triment pour subsister. Dans l’industrie, les travailleurs sont corsetés dans des dizaines de syndicats corporatistes et les salaires sont très bas (salaire minimum mensuel: 3.500 escudos, soit environ 130 euros). 40 % de la population est illettrée et 2,5 millions de Portugais ont émigré pour fuir la misère. Alors que la plupart des pays d’Afrique sont devenus indépendants, le Portugal mène des guerres coloniales en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau pour tenter de maintenir son empire colonial. 180.000 soldats sont mobilisés pour mener ces guerres et 40 % du budget est consacré à l’armée.
La dictature s’effondre le 25 avril 1974
Le 25 avril 1974, des officiers regroupés au sein du Mouvement des Forces Armées (MFA) se soulèvent et renversent le dictateur Caetano, mettant fin à plus de 40 années de régime fasciste. Le peuple descend massivement dans la rue pour acclamer les soldats révolutionnaires. Les prisons s’ouvrent libérant les prisonniers politiques, les agents de la PIDE (police politique) sont pourchassés dans les rues et arrêtés. La révolution portugaise vient de démarrer à la surprise générale. Y compris à la surprise des militants révolutionnaires de notre génération, celle issue de Mai 68, pour qui le souvenir récent des militaires avait un goût amer: le régime des colonels grecs instauré en 1964 et celui de Pinochet (septembre 1973).
Ce qui motive les membres du MFA c’est d’abord la prise de conscience que les guerres coloniales sont sans issues et que le retour à la vie civile ne leur offre aucune perspective d’avenir valable. De surcroît, au sommet de la hiérarchie militaire, des généraux conservateurs (Spinola, Costa Gomes) prennent conscience que le régime salazariste est au bout du rouleau et qu’il faut «moderniser» le Portugal.
Premier mai 1974
Un millions de travailleurs manifestent dans les rues de Lisbonne et fraternisent avec la troupe. Les dirigeants des partis ouvrier en exil, Mario Soares (Parti socialiste) et surtout Alvaro Cunhal (Parti communiste portugais – PCP), qui s’était évadé de prison après avoir passé de nombreuses années dans les geôles salazaristes, sont follement acclamés. Des dizaines de milliers d’exilés portugais rentrent au pays.
La bourgeoisie est bien évidemment prise au dépourvu par la tournure des événements, mais elle va s’efforcer de trouver les hommes capables de canaliser la révolte impétueuse et d’éteindre le foyer révolutionnaire. Le Parti Populaire Démocratique (PPD) de Sa Carneiro est sans doute le parti de droite le plus à même de servir les intérêts de la bourgeoisie, mais dans un premier temps celle-ci va s’appuyer sur des généraux «sûrs» (Spinola, Costa Gomes). Elle prend aussi très vite conscience qu’il lui faudra trouver des alliés politiques dans le camp du mouvement ouvrier.
La gauche portugaise
Dans un premier temps, le PS portugais ne dispose d’aucune force organisée sur le terrain. Son leader, Mario Soares était enseignant à l’université de Vincennes. La Fondation Friedrich Ebert, le très puissant groupe de pression mis sur pied par la social-démocratie allemande (une centaine de bureaux dans le monde) fournira de gros efforts et des fonds colossaux pour former des cadres politiques et syndicaux sociaux-démocrates portugais capables d’affronter la tourmente révolutionnaire. Le PCP est, par contre, parvenu à maintenir son implantation malgré la répression et il jouit pour cela d’un prestige important. 48 années de dictature fasciste ont créé des illusions démocratiques au sein de la classe ouvrière qui adhère massivement au PSP et au PCP malgré l’orientation opportuniste de ces deux partis.
Les forces d’extrême-gauche sont éclatées en de nombreuses petites organisations apparues dans les dernières années de la dictature: le MRPP (Mao-stalinien) s’en prend avant tout au «social-fascisme» du PCP ; l’UDP qui fédère plusieurs groupes maoïstes non sectaires, le MES (réformiste de gauche) et la Ligue Communiste Internationaliste (4e Internationale) qui est une très petite organisation née en 1973. Dès la chute du régime, la LCI lance une campagne d’agitation pour la libération de tous les prisonniers politiques, le jugement public des tortionnaires, la liberté de presse, le droit de grève, les libertés syndicales, l’amnistie de tous les déserteurs, l’indépendance des colonies, la convocation d’une assemblée constituante.
Une junte «démocratique»
Comme la politique a horreur du vide, la bourgeoisie presse le général Spinola d’accepter la présidence de la république (15 mai 1974) et de constituer une «junte démocratique» (un gouvernement composé de 15 militaires et de 6 ministres civils). Aux côtés de ministres de droite (Sa Carneiro) et d’autres sans étiquettes, siègent Mario Soares (Affaires étrangères), Alvaro Cunhal (Ministre sans portefeuille). Il suffit de comparer la position de Lénine en février 1917 («Aucun soutien au gouvernement provisoire!») avec celle de Cunhal (qui devient ministre) pour comprendre que tout au long des deux années que va durer la situation révolutionnaire le PCP va tout faire pour sauvegarder l’ordre bourgeois. Car la première préoccupation de ce gouvernement provisoire est d’arrêter la vague de grèves qui balaie le pays au lendemain du 1er mai.
Une déferlante de grèves
Alors que le PCP lance une campagne anti-grève et anti-gauchiste, une vague de grèves déferle sur l’ensemble des secteurs avec une force que les initiateurs du 25 avril ne soupçonnaient pas. Le 15 mai les ouvriers de la construction se mettent en grève et organisent des piquets volants pour propager leur lutte. Les travailleurs originaires des colonies occupent une place importante dans ces grèves.
Dans les mines de fer de Ponasqueire, travailleurs immigrés et travailleurs portugais (400 Cap-verdiens sur 1.600 mineurs) partent en grève et arrachent en quelques jours un salaire minimum garanti de 6.000 escudos, un mois de congés payés, le 13e mois, l’assistance médicale gratuite. La Commission ouvrière qui dirigeait la grève était composée de 4 Portugais et de 4 Cap-verdiens. Quasiment tous les secteurs partent en grève: chimie (Pfizer, Bayer, Ciba), l’automobile (Renault, Toyota, Firestone), l’industrie alimentaire, les banques, les assurances, etc.
Des formes d’organisation démocratique de la grève voient le jour dans nombre d’entreprises. Des Commissions ouvrières sont élues, notamment au chantier naval de Lisnave (8.400 ouvriers). Dans l’usine de montres Timex, la Commission ouvrière organise l’occupation de l’usine et les piquets, contrôle le stock, empêche la sortie des montres et envisage de remettre en route une production autogérée à la façon des travailleurs de Lip [lire notre article sur la lutte des Lip dans La Gauche n°65, novembre-décembre 2013].
Le Parti communiste contre les grèves
Le PCP tente de briser les grèves en rassemblant dans une Intersyndicale 49 syndicats corporatistes. Il organise notamment une manifestation de soutien à la politique du ministre du Travail (Pacheco Gonçalves, PCP), affirmant son appui à la politique d’union nationale, à la lutte anti-grève, et défilant même derrière… un portrait de Spinola!
A La Poste où les salaires sont très bas, un millier de postiers se réunissent à Lisbonne le 5 mai pour élaborer un cahier de revendications et mettre sur pied une commission pro-syndicale qui sera élargie à des délégués élus dans des assemblées locales. Un Comité de grève national naît de cette commission pro-syndicale. Le gouvernement lance une campagne de dénonciation des postiers grévistes «qui perturbent la vie normale de tous les Portugais». Le gouvernement prépare l’intervention de la troupe pour briser la grève et laisse au PCP le soin de dénigrer la grève. «L’objectif de cette grève est d’opposer les travailleurs au gouvernement provisoire et d’entretenir un climat de mécontentement et de révolte qui profite au fascisme et à la réaction», proclame le PCP le 19 juin. A la suite de quoi le gouvernement envoie l’armée occuper la poste pour briser la grève et «assurer le fonctionnement des services».
Spinola, candidat Bonaparte, démissionne
La droite et l’extrême-droite veulent utiliser la figure de Spinola pour enrayer le processus révolutionnaire et faire obstacle à l’indépendance des colonies. Le 23 septembre 1974 Spinola annonce qu’il désire reprendre en main, seul, toutes les affaires concernant l’avenir des colonies. Le 25 septembre, la droite et l’extrême-droite mobilisent pour soutenir Spinola. Les travailleurs réagissent le 27 septembre en élevant un peu partout dans Lisbonne des barricades. Le MFA n’intervient pas. L’opération de soutien à la politique de Spinola échoue et celui-ci doit démissionner sous la pression du général Vasco Gonçalves et du major Otelo de Carvalho, un des principaux officiers du MFA et commandant en second du COPCON (Commandement Opérationnel du Continent).
Il est important de noter que le MFA, qui avait contribué à casser la grève de La Poste, adopte une position plus réservée dès que les travailleurs sont à l’offensive. A partir de ce moment, on assiste à un basculement du rapport de forces au sein du MFA où le centre-gauche pèse de plus en plus. En l’absence d’instruments politiques traditionnels, le MFA est momentanément la clé de voûte du pouvoir de la bourgeoisie.
Putsch manqué, élection de l’assemblée constituante
Le 11 mars 1975, Spinola revient à la charge en tentant un coup d’État. Dans de nombreuses unités les militaires hésitent. Le Parti communiste sent le danger, mobilise l’Intersyndicale pour organiser des piquets de grève et prend la tête de la mobilisation contre le putsch. Il parvient ainsi à mettre en échec le coup d’État et à faire preuve de sa capacité de mobilisation face à une extrême-gauche divisée. C’est une défaite majeure pour la bourgeoisie. Le MFA sort considérablement renforcé de cet épisode.
L’Assemblée constituante est élue le 25 avril 1975. Le PSP de Mario Soares obtient 38% des voix (116 élus), le PPD de Francisco Sa Carneiro 27% (81 élus), le PCP 12,5% (30 élus), le CDS (droite) 16 élus, le MDP (gauche) 7 élus et l’UDP (marxiste-léniniste) 1 élu.
L’affaire República
Un conflit éclate en mai 1975 au sein du journal República, un quotidien appartenant à un groupe privé dont la ligne éditoriale soutient le Parti socialiste. Les chiffres de vente baissent et les travailleurs du quotidien craignent pour leur emploi. Ils s’organisent en Commission de coordination des travailleurs (typos, rotativistes) et remettent en cause la ligne éditoriale du journal, responsable à leurs yeux de la mévente. La confusion s’installe entre la défense de l’emploi et le contenu du journal d’autant plus qu’une assemblée générale de la Société nationale des Typographes vote une motion sur «la lutte pour le contrôle des travailleurs sur l’information». D’où l’épreuve de force. Le personnel occupe le journal et veut censurer la rédaction, puis la séquestre pour imposer ses conditions. Le COPCON débarque au siège du journal, fait évacuer les locaux et les place sous scellés. Les travailleurs se considèrent comme lock-outés par la direction qui refuse leurs revendications.
Le PS utilise cet incident pour déclencher une offensive dans le sens du rétablissement de l’ordre et de l’autorité bourgeois dans les entreprises et dans l’État, sous le couvert de l’assemblée constituante. La confusion politique d’une partie de l’avant-garde ouvrière, le sectarisme et la tradition idéologique stalinienne du PCP l’ont puissamment aidé dans ce sens. En juillet, les ministres socialistes quittent le gouvernement pour protester contre la reparution de República sous le contrôle du MFA et des ouvriers de la rédaction.
Le PS passe à l’offensive et rassemble 70.000 de ses partisans à Porto le 18 juillet, en présence des dirigeants de principaux PS européens pour dénoncer «le totalitarisme». Quelques camions militaires et jeeps sont attaqués par les manifestants. Les militants de la LCI, qui distribuent un tract, doivent à la protection des journalistes étrangers de ne pas être lynchés aux cris de «Les cocos à Moscou!». Cette campagne du PS ouvre les vannes d’une offensive réactionnaire.
En réponse, le PCP se lance dans une politique aventuriste et sectaire en appelant à élever des barricades pour empêcher une hypothétique « marche social-fasciste » sur Lisbonne (en fait le meeting du PS). Contre ces grandes manœuvres de division, les Commissions de travailleurs de la capitale appellent à un rassemblement « Contre la réaction et le capital, unité prolétarienne ! Ouvriers et paysans, soldats et marins, unis nous vaincrons ! » . Pour la première fois depuis le 25 avril, des centaines de soldats participent à ce cortège. Ceux du Régiment d’Artillerie légère de Lisbonne sont venus avec leurs tanks et leurs auto-mitrailleuses blindées couverts de drapeaux rouges. Cette activité autonome des soldats, leur jonction avec l’avant-garde ouvrière, traduit la fermentation dans les rangs de l’armée.
Triumvirat militaire et polarisation politique
Le 26 juillet 1975, dans l’attente de la formation d’un nouveau gouvernement, un triumvirat militaire se met en place doté de tous les pouvoirs et composé des généraux Costa Gomes, Vasco Gonçalves et du major Otelo de Carvalho. La division entre radicaux et modérés qui traverse le MFA se répercute jusqu’au sein du triumvirat.
La politique du PCP oscille de gauche à droite. Après avoir appelé aux barricades contre le PS le 18 juillet, le 8 août il tente une ouverture vers le PS. Puis le 25 août il passe un accord avec la gauche révolutionnaire pour constituer un «front» englobant le PCP, l’extrême-gauche et le MFA… avant de passer un compromis avec le PS quatre jours plus tard. Le 29 août Vasco Gonçalves démissionne. Le front débouchera sur le FUR (Front d’Unité révolutionnaire) qui fédérera un temps la gauche révolutionnaire.
La radicalisation traverse l’armée
Le 6e gouvernement est mis sur pied le 19 septembre 1975. Il comprend 4 ministres PS, 2 PPD, 1 PCP ainsi qu’une brochette de militaires. Ce gouvernement aura fort à faire pour rétablir la discipline dans l’armée où la radicalisation politique à gauche s’approfondit dans certains secteurs. Les soldats les plus radicaux s’organisent au sein des SUV (Soldats unis vaincront!).
Le 15 septembre, 4.000 soldats des SUV et 40.000 travailleurs défilent côte-à-côte dans les rues de Lisbonne aux cris de: «Ouvriers, paysans, soldats, marins, unis nous vaincrons!». Deux soldats membres des SUV ayant été mis aux arrêts la veille pour avoir été trouvés en possession de tracts, les orateurs des SUV demandent aux chauffeurs de bus présents à la manifestation et aux conducteurs de camions militaires de réquisitionner des véhicules dans un dépôt voisin pour amener plusieurs milliers de manifestants à Trafaria où sont enfermés les deux soldats arrêtés. A 2h30 du matin Otelo de Carvalho signe l’ordre de libération des deux soldats.
Le 25 novembre clôt la période révolutionnaire
100.000 travailleurs de la construction partent en grève et assiègent le Parlement. Ils obtiennent gain de cause au bout de quatre jours. La direction du PPD quitte Lisbonne estimant que la ville n’est plus «sûre». Le Conseil de la Révolution donne l’ordre de plastiquer l’émetteur de Radio Renaissance, une radio qui soutenait la révolution. Immédiatement après les parachutistes du régiment qui a procédé au plasticage élisent un nouveau commandant et se mettent «au service de la révolution». Le gouvernement se déclare alors «en grève» puisqu’il n’a plus l’autorité nécessaire pour gouverner.
Le 21 novembre, en accord avec le gouvernement, les officiers du Conseil de la Révolution tentaient d’écarter Otelo de Carvalho. Les parachutistes de Tancos entrent en rébellion contre cette décision. Mais les forces conservatrices, les sommets de l’armée et de l’État, les chefs du PS et de la droite, ainsi que leurs conseillers des grandes puissances sont inquiets de la tournure des événements et veulent siffler la fin de la révolution. La reddition des parachutistes de Tancos est mise à profit pour instaurer l’état de siège et le couvre-feu, contrôler les médias, démettre ou arrêter leurs opposants dans l’armée, dissoudre les unités militaires les plus politisées.
Dans les semaines qui suivent, les militaires compromis dans le putsch de Spinola du 11 mars 1975 sont réintégrés dans l’armée. Le gouvernement met fin aux occupations de terres et interdit l’agitation politique au sein de l’armée. Dès janvier, la gendarmerie tire sur des manifestants de gauche, faisant des morts et des blessés. Les usines confisquées sont rendues à leurs propriétaires «légitimes». La révolution portugaise appartient désormais au passé.
La lutte pour l’indépendance des colonies
Dans les colonies portugaises, les mouvements suivants mènent la lutte armée contre l’occupant: le PAIGC en Guinée-Bissau et au Cap-Vert (Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert), le FRELIMO au Mozambique (Front de Libération du Mozambique) et le MPLA en Angola (Mouvement pour la Libération de l’Angola, dirigé par Agostinho Neto). En Angola toutefois le MPLA est concurrencé par le FNLA (Front national de Libération de l’Angola, dirigé par Roberto Holden et soutenu par la CIA). La Guinée-Bissau deviendra indépendante en septembre 1974, le Mozambique en juin 1975 et l’Angola en novembre 1975.
Article publié dans La Gauche n°67 (avril-mai 2014)
Bibliographie
Daniel Bensaïd, La révolution et le pouvoir, Ed. Stock, Paris, 1976.
Daniel Bensaïd, Carlos Rossi, Charles-André Udry, Portugal: La Révolution en marche, Ed. Christian Bourgois, Paris, 1975.
Gérard Filoche, Printemps portugais, Ed. Acteon, Paris, 1984.