Le spectre de la révolution de 68
Le spectre de Mai 68 n’en finit pas de hanter les cauchemars des bourgeois et réacs. Lors de sa campagne de 2007, Sarkozy était parti en guerre pour « liquider une bonne fois pour toutes » Mai 68 qui « a introduit le cynisme dans la société et abaissé le niveau moral et politique », ses héritiers « ont renoncé au mérite et à l’effort, affaibli l’autorité de l’État et l’idée de citoyenneté, ils dénigrent l’identité nationale » ! Hommage involontaire au souffle des « événements ».
Petites ruses de l’histoire, en ce printemps maussade, les jeunes réacs des quartiers chics essaient de se donner un air sympathique en parodiant les slogans de l’époque pour masquer leur triste visage de vieux accrochés aux préjugés d’un monde fini. À l’opposé, le rayonnement de la force et de la générosité des idées de Mai 68 est loin d’être épuisé. Il tire sa force d’un mouvement international qui a changé le monde.
Certes, les travailleurs, la jeunesse n’ont pu conquérir le pouvoir, mais ils ont donné un grand coup de balai à une société figée dans la défense des privilèges d’une vieille classe dominante façonnée par le pillage colonial. Il s’agit bien d’un moment d’une révolution internationale. Le vieux monde issu des deux guerres impérialistes pour le partage du monde s’effondrait. Mai 68 n’est pas un éclair dans un ciel serein.
Il est l’aboutissement de transformations profondes, alors que les Trente glorieuses prennent fin avec la liquidation des accords de Bretton Woods et la crise monétaire, que les peuples coloniaux brisent leur carcan et que les Noirs américains conquièrent les droits civiques, que les travailleurs s’émancipent de la domination stalinienne, en particulier en France, en Italie, en Tchécoslovaquie, que partout la jeunesse se révolte. La lutte contre la guerre du Vietnam a été le catalyseur de ces révoltes convergentes.
Derrière la dépression, de nouveaux bouleversements !
« À un certain stade de leur développement, écrivait Marx, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. » La gestation et l’explosion de 1968 participent de ce mouvement profond, sans qu’il ait été possible d’en finir avec la propriété privée capitaliste.
Aujourd’hui, en ce printemps maussade, certains prétendent que nous connaissons un Mai 68 à l’envers. Non, car personne ne peut faire tourner la roue de l’histoire à l’envers. Leur monde est fini depuis longtemps. Il ne se survit qu’au prix de terribles sacrifices pour les travailleurs et les peuples parce que ces derniers n’ont pas réussi à aller jusqu’au bout de leur combat pour la conquête de la démocratie.
La veille de Mai 68, un éditorial du Monde titrait « La France s’ennuie ». Aujourd’hui, elle déprime sous la pression conjuguée de tous les partis institutionnels et des médias pour faire accepter les politiques d’austérité, de dévaluation que les États imposent pour sauvegarder la domination des classes capitalistes.
Mais les bouleversements économiques, technologiques, sociaux, accomplis durant les quarante-cinq dernières années, entraînent des bouleversements des consciences qui préparent de nouveaux bouleversements révolutionnaires, à une échelle encore plus radicale et internationale.
Yvan Lemaitre
Le PCF, organisateur de sa propre défaite
On a du mal à imaginer aujourd’hui ce que pouvait être le Parti Communiste il y a 45 ans. Hégémonique au sein de la classe ouvrière, profondément stalinien, entretenant des liens de fidélité absolue envers l’URSS et les cadres dirigeants du PCUS, il était pour la bourgeoisie tout à la fois un adversaire et un partenaire incontournable. Deux jours à peine avant le début du soulèvement de mai, le PCF semble jouir d’un solide état de santé. La manifestation parisienne du 1er Mai rassemble 100 000 personnes, à l’appel de la CGT et du PCF. Les organisations révolutionnaires, toutes tendances confondues, en sont impitoyablement chassées.
Au cours des six années précédentes, le ménage a été fait au sein de l’Unef et de l’UEC où les staliniens règnent désormais sans partage, reléguant toute opposition de gauche à de petites organisations, actives dans quelques facultés, essentiellement sur le terrain anti-impérialiste. Son seul souci réside dans l’absence d’un partenaire crédible pour mettre en œuvre son projet stratégique de constitution d’une union de la gauche préparant « une voie démocratique au socialisme ». D’ailleurs, un an plus tard, à l’occasion de l’élection présidentielle, ce rapport de forces sera confirmé par le score misérable du candidat de la SFIO, Gaston Defferre, qui réalise 5 %, alors que Jacques Duclos réalisera pour le PCF, le score important de 21 % des suffrages.
Un parti à contre-courant du mouvement
Autant dire que le PCF, parti de l’ordre, voit d’un très mauvais œil le développement d’un mouvement, celui des étudiants, qu’il ne contrôle pas. Totalement fermé à toute expression d’une radicalité spontanée, il ne cesse de multiplier les appels au calme, et de dénoncer les « groupuscules gauchistes ». Georges Marchais, alors membre du bureau politique, s’en prend directement à Daniel Cohn-Bendit, le porte parole le plus médiatisé du mouvement, le qualifiant dans un célèbre édito de l’Humanité au titre évocateur « de faux révolutionnaires à démasquer », d’« anarchiste allemand ».
Anti-gauchiste, anti-« boche »… anti-juif ? Il n’en fallait pas plus pour que les manifestants en fassent le symbole d’une identité commune, immortalisée dans le slogan « nous sommes tous des juifs allemands » toujours présent dés que l’on évoque Mai 68. Si les militants révolutionnaires avaient quelque influence dans le mouvement étudiant, il était loin d’en être de même au sein de la classe ouvrière. Le PCF, et sa « courroie de transmission » à cette époque dans les entreprises, la CGT, veillèrent à empêcher toute possibilité de jonction entre le mouvement gréviste et les étudiants dont ils ne voulaient à aucun prix. Tiraillés entre l’obligation de protester contre les brutalités policières et un mouvement gréviste qui se généralisait, dans un mouvement souvent spontané qui les dépassait, les dirigeants du PCF cherchèrent, dès le début de la grève générale, une sortie à la crise. Alors que le mouvement était à son apogée et la grève générale, Henri Krasucki, membre du bureau politique du PCF, et futur secrétaire général de la CGT, était contacté par un certain Jacques Chirac, alors secrétaire d’État du gouvernement Pompidou, afin d’envisager une sortie de crise acceptable aux « deux parties ».
Ces tractations au sommet, secrètes, en l’absence de tout contrôle des travailleurEs en lutte, allaient déboucher sur les « accords de Grenelle ».
Malgré des conquêtes substantielles en matière d’augmentation du SMIC et des salaires, l’attribution d’une quatrième semaine de congé et la légalisation des sections syndicales au sein des entreprises, la reprise du travail fut difficile à faire admettre aux salariéEs, y compris au sein même du fief de la CGT et du PCF, les usines Renault de Boulogne Billancourt.
Parti de l’ordre moral, totalement à contre-courant des idées révolutionnaires portées par le mouvement, le PCF a tout fait pour brider Mai 68.
Alain Pojolat
De Gaulle : « 10 ans, ça suffit » !
L’homme de la Libération, ce vieux militaire réactionnaire, avait su assurer la transition mais celle-ci ne pouvait s’achever que sur sa défaite. Il avait eu l’intelligence politique et le crédit d’imposer à la droite et à la bourgeoisie la présence de ministres communistes en 1945 avant de lui imposer l’indépendance de l’Algérie et la fin de la guerre en 1962.
Il incarnait jusqu’à la caricature un monde englouti par le développement économique des Trente glorieuses et le soulèvement des peuples coloniaux. Il avait su jouer des contradictions, entre les intérêts de la bourgeoise et ceux des ultras d’Algérie, tout en sachant utiliser son crédit de chef de la Résistance pour s’appuyer sur les appareils syndicaux, en particulier la CGT afin de s’imposer comme Bonaparte, en liquidant « le régime des partis » de la IVe République.
En 1958, accompagné par la SFIO de Guy Mollet, il porta sur les fonds baptismaux la Ve République, instaurant un régime présidentiel renforcé par l’élection du président de la République au suffrage universel décidée par référendum en octobre 1962.
« La chienlit c’est lui ! »
Le 19 mai 68, il lâche à l’issue du Conseil des ministres la célèbre formule, « La réforme, oui, la chienlit, non ». La réforme, c’était la participation, le vieux mythe de l’entente capital-travail cher au vieux Bonaparte, et De Gaulle propose le 24 mai un référendum sur le sujet.
Vainement, tout lui échappe, et le 29 mai, il rend visite au général Massu à Baden-Baden, en Allemagne. Le lendemain, il annonce la dissolution de l’Assemblée nationale. Le succès de la droite aux élections législatives de juin retarde son départ. Il partira en 69 après la victoire du Non au référendum du 27 avril.
« La chienlit, c’est lui ! » avait clamé la rue, le slogan collait à la peau de celui qui était devenu l’incarnation d’une époque finie.
Yvan Lemaitre
« Le pouvoir aux travailleurs » ?
Ce slogan a commencé à être repris par des dizaines de milliers de manifestants dès la fin mai. Il illustre à la fois la force et la radicalité du mouvement mais aussi ses faiblesses. À ce moment-là, tout le pays était paralysé par une grève générale de près de 10 millions de travailleurEs, les usines occupées avec des drapeaux rouges sur leur façade. La police avait plus ou moins déserté les rues de Paris, dont la circulation était réglée par des grévistes porteurs de brassards. Le Parlement était fermé et déjà certains ministres avaient quitté le pays. « Le pouvoir aux travailleurs » semblait enfin une nécessité et pourtant ce mot d’ordre n’avait aucune possibilité de réalisation. À qui donner ce pouvoir, comment et pour quoi faire ? Ce sont ces questions centrales qu’il faudra résoudre le prochain « mai »…
À qui le pouvoir ?
– Aux directions syndicales ? Elles n’en voulaient à aucun prix. Ça n’était pas leur rôle, et en plus, pas sur la base d’une grève générale difficilement contrôlable.
– Au PCF ? Il n’en n’était pas question. Fidèle à sa dénonciation des « gauchistes » et à ses orientations institutionnelles et électoralistes, la direction du PCF n’attendait qu’un appel aux élections, que De Gaulle décida très vite pour enterrer dans les urnes un mouvement extra-parlementaire.
– Aux dirigeants connus de la révolte étudiante, Cohn-Bendit, Geismar ou Sauvageot ? Personne n’y avait songé. En effet, autant ces dirigeants étaient appréciés et crédibles pour organiser des manifestations de rue ou des meetings, autant personne, surtout dans le mouvement ouvrier, ne leur faisait confiance pour prendre le pouvoir et diriger le pays.
– Aux organisations révolutionnaires (JCR, VO, Maos, Anars…) ? Là encore, cela n’avait aucune crédibilité. Implantés essentiellement en milieux étudiant et lycéen, ces groupes (environ 800 militantEs aux JCR…) étaient reconnus dans leur milieux et ont joué un rôle important dans la jeunesse, mais ils n’avaient quasiment pas d’implantation en dehors de celle-ci.
– Aux délégués des comités de grève ? C’est tout le problème. Cette grève générale, en grande partie spontanée, sera vite prise en mains par les syndicats, sans création, à quelques exceptions près comme au centre de Saclay, de structures d’auto-organisation. Les « comités de grève » étant la plupart du temps des structures intersyndicales.
L’existence de milliers de comités de grève déléguant à Paris leurs délégués pour former une assemblée nationale représentative du mouvement aurait bouleversé la situation, en créant, face à un Parlement légal mais sans pouvoir, un pouvoir légitimé par des millions de grévistes. Dès lors, le « pouvoir aux travailleurs » devenait crédible, c’était celui de cette nouvelle Assemblée.
Gagner une crédibilité, s’implanter
C’est là qu’on comprend les faiblesses de 68 et son incapacité à changer de pouvoir et de société. Cet échec va ramener les couches moyennes aux côtés de la bourgeoisie, au nom de « l’ordre », et assurer le succès électoral de la droite. Ce qu’on avait gagné par la fenêtre des luttes, on le perdra par la porte des élections et le maintien d’un système opposé au « pouvoir des travailleurs »
Ainsi, si l’on veut préparer un nouveau 68 qui réussisse, il faut dès maintenant que les révolutionnaires s’implantent dans les entreprises et les quartiers, pas seulement dans les universités, y acquièrent une crédibilité dans l’organisation des luttes quotidiennes, y développent la nécessité de l’auto-organisation avec des comités de grève là où c’est possible, et fassent de la propagande sur nos propositions sociales et politiques alternatives.
Nos thèmes de propagande, compris par une minorité en dehors des luttes, peuvent devenir des thèmes d’agitation repris par des centaines de milliers de personnes en période de mobilisation. Voilà une des leçons de 68.
Alain Krivine
Brève chronologie :
2 mai : Fermeture de la fac de Nanterre. Une information judiciaire est ouverte contre Cohn-Bendit. Huit étudiants du Mouvement du 22 mars sont convoqués devant la Commission disciplinaire de l’Université de Paris.
3 mai : Le mouvement gagne le quartier Latin. Georges Marchais dénonce « de faux révolutionnaire à démasquer. » L’après-midi, la police pénètre dans la Sorbonne, alors que les bâtiments universitaires lui sont interdits déclenchant les premiers affrontements : « Libérez nos camarades », « La Sorbonne aux étudiants », « CRS SS »… Premières barricades. Dans les jours qui viennent le mouvement s’étend à la province alors que le PCF engage sa campagne contre « les aventuriers gauchistes ».
10 mai : Première nuit des barricades dans le Quartier latin. Les affrontements avec les CRS font des centaines de blessés.
13 mai : Début de la grève générale, un million de personnes dans la rue à Paris, manifestations dans tout le pays.
14 mai : Grève illimitée avec occupation aux usines Sud-Aviation de Loire-Atlantique, première usine occupée.
18 mai : La grève devient générale.
27 mai : Les accords de Grenelle sont signés. Les assemblées générales les rejettent, même à Renault Billancourt où Georges Séguy, secrétaire général de la CGT, est sifflé. L’après-midi, 70 000 personnes au meeting de Charléty appelé par l’Unef auquel participent des dirigeants de la CFDT, de la FEN, de FO, des groupes d’extrême gauche, qui concrétise l’espoir d’une nouvelle force à gauche du PCF.
28 mai : François Mitterrand propose un gouvernement intérimaire, sans suite…
30 mai : De Gaulle annonce la dissolution de l’assemblée et des élections législatives pendant que les gaullistes défilent sur les Champs-Élysées (entre 200 000 et 800 000).
1er juin : « Ce n’est qu’un début continuons le combat » scandent les manifestants alors que les directions syndicales ont appelé aux négociations secteur par secteur. La grève se termine dans les PTT, c’est la reprise.
11 juin : La grève redémarre à Peugeot Sochaux. Affrontements avec les CRS, deux morts dans les rangs ouvriers.
13 juin : Le gouvernement dissout onze organisations d’extrême-gauche. La CGT s’active à liquider la grève, le PCF ne dit rien. La route est ouverte vers la victoire électorale de la droite.
Ces articles ont été publiés sur le site du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA)
Crédit Photo: Photothèque Rouge/Jean-Pierre Deshayes