De Gaulle : « 10 ans, ça suffit » !
L’homme de la Libération, ce vieux militaire réactionnaire, avait su assurer la transition mais celle-ci ne pouvait s’achever que sur sa défaite. Il avait eu l’intelligence politique et le crédit d’imposer à la droite et à la bourgeoisie la présence de ministres communistes en 1945 avant de lui imposer l’indépendance de l’Algérie et la fin de la guerre en 1962.
Il incarnait jusqu’à la caricature un monde englouti par le développement économique des Trente glorieuses et le soulèvement des peuples coloniaux. Il avait su jouer des contradictions, entre les intérêts de la bourgeoise et ceux des ultras d’Algérie, tout en sachant utiliser son crédit de chef de la Résistance pour s’appuyer sur les appareils syndicaux, en particulier la CGT afin de s’imposer comme Bonaparte, en liquidant « le régime des partis » de la IVe République.
En 1958, accompagné par la SFIO de Guy Mollet, il porta sur les fonds baptismaux la Ve République, instaurant un régime présidentiel renforcé par l’élection du président de la République au suffrage universel décidée par référendum en octobre 1962.
« La chienlit c’est lui ! »
Le 19 mai 68, il lâche à l’issue du Conseil des ministres la célèbre formule, « La réforme, oui, la chienlit, non ». La réforme, c’était la participation, le vieux mythe de l’entente capital-travail cher au vieux Bonaparte, et De Gaulle propose le 24 mai un référendum sur le sujet.
Vainement, tout lui échappe, et le 29 mai, il rend visite au général Massu à Baden-Baden, en Allemagne. Le lendemain, il annonce la dissolution de l’Assemblée nationale. Le succès de la droite aux élections législatives de juin retarde son départ.
Il partira en 69 après la victoire du Non au référendum du 27 avril.
« La chienlit, c’est lui ! » avait clamé la rue, le slogan collait à la peau de celui qui était devenu l’incarnation d’une époque finie.
— Yvan Lemaitre
« Le pouvoir aux travailleurs » ?
Ce slogan a commencé à être repris par des dizaines de milliers de manifestants dès la fin mai. Il illustre à la fois la force et la radicalité du mouvement mais aussi ses faiblesses. À ce moment-là, tout le pays était paralysé par une grève générale de près de 10 millions de travailleurEs, les usines occupées avec des drapeaux rouges sur leur façade. La police avait plus ou moins déserté les rues de Paris, dont la circulation était réglée par des grévistes porteurs de brassards. Le Parlement était fermé et déjà certains ministres avaient quitté le pays. « Le pouvoir aux travailleurs » semblait enfin une nécessité et pourtant ce mot d’ordre n’avait aucune possibilité de réalisation. À qui donner ce pouvoir, comment et pour quoi faire ? Ce sont ces questions centrales qu’il faudra résoudre le prochain « mai »…
À qui le pouvoir ?
– Aux directions syndicales ? Elles n’en voulaient à aucun prix. Ça n’était pas leur rôle, et en plus, pas sur la base d’une grève générale difficilement contrôlable.
– Au PCF ? Il n’en n’était pas question. Fidèle à sa dénonciation des « gauchistes » et à ses orientations institutionnelles et électoralistes, la direction du PCF n’attendait qu’un appel aux élections, que De Gaulle décida très vite pour enterrer dans les urnes un mouvement extra-parlementaire.
– Aux dirigeants connus de la révolte étudiante, Cohn-Bendit, Geismar ou Sauvageot ? Personne n’y avait songé. En effet, autant ces dirigeants étaient appréciés et crédibles pour organiser des manifestations de rue ou des meetings, autant personne, surtout dans le mouvement ouvrier, ne leur faisait confiance pour prendre le pouvoir et diriger le pays.
– Aux organisations révolutionnaires (JCR, VO, Maos, Anars…) ? Là encore, cela n’avait aucune crédibilité. Implantés essentiellement en milieux étudiant et lycéen, ces groupes (environ 800 militantEs aux JCR…) étaient reconnus dans leur milieux et ont joué un rôle important dans la jeunesse, mais ils n’avaient quasiment pas d’implantation en dehors de celle-ci.
– Aux délégués des comités de grève ? C’est tout le problème. Cette grève générale, en grande partie spontanée, sera vite prise en mains par les syndicats, sans création, à quelques exceptions près comme au centre de Saclay, de structures d’auto-organisation. Les « comités de grève » étant la plupart du temps des structures intersyndicales.
L’existence de milliers de comités de grève déléguant à Paris leurs délégués pour former une assemblée nationale représentative du mouvement aurait bouleversé la situation, en créant, face à un Parlement légal mais sans pouvoir, un pouvoir légitimé par des millions de grévistes. Dès lors, le « pouvoir aux travailleurs » devenait crédible, c’était celui de cette nouvelle Assemblée.
Gagner une crédibilité, s’implanter
C’est là qu’on comprend les faiblesses de 68 et son incapacité à changer de pouvoir et de société. Cet échec va ramener les couches moyennes aux côtés de la bourgeoisie, au nom de « l’ordre », et assurer le succès électoral de la droite. Ce qu’on avait gagné par la fenêtre des luttes, on le perdra par la porte des élections et le maintien d’un système opposé au « pouvoir des travailleurs »
Ainsi, si l’on veut préparer un nouveau 68 qui réussisse, il faut dès maintenant que les révolutionnaires s’implantent dans les entreprises et les quartiers, pas seulement dans les universités, y acquièrent une crédibilité dans l’organisation des luttes quotidiennes, y développent la nécessité de l’auto-organisation avec des comités de grève là où c’est possible, et fassent de la propagande sur nos propositions sociales et politiques alternatives.
Nos thèmes de propagande, compris par une minorité en dehors des luttes, peuvent devenir des thèmes d’agitation repris par des centaines de milliers de personnes en période de mobilisation. Voilà une des leçons de 68.
–Alain Krivine
Brève chronologie :
2 mai : Fermeture de la fac de Nanterre. Une information judiciaire est ouverte contre Cohn-Bendit. Huit étudiants du Mouvement du 22 mars sont convoqués devant la Commission disciplinaire de l’Université de Paris.
3 mai : Le mouvement gagne le quartier Latin. Georges Marchais dénonce « de faux révolutionnaire à démasquer. » L’après-midi, la police pénètre dans la Sorbonne, alors que les bâtiments universitaires lui sont interdits déclenchant les premiers affrontements : « Libérez nos camarades », « La Sorbonne aux étudiants », « CRS SS »… Premières barricades. Dans les jours qui viennent le mouvement s’étend à la province alors que le PCF engage sa campagne contre « les aventuriers gauchistes ».
10 mai : Première nuit des barricades dans le Quartier latin. Les affrontements avec les CRS font des centaines de blessés.
13 mai : Début de la grève générale, un million de personnes dans la rue à Paris, manifestations dans tout le pays.
14 mai : Grève illimitée avec occupation aux usines Sud-Aviation de Loire-Atlantique, première usine occupée.
18 mai : La grève devient générale.
27 mai : Les accords de Grenelle sont signés. Les assemblées générales les rejettent, même à Renault Billancourt où Georges Séguy, secrétaire général de la CGT, est sifflé. L’après-midi, 70 000 personnes au meeting de Charléty appelé par l’Unef auquel participent des dirigeants de la CFDT, de la FEN, de FO, des groupes d’extrême gauche, qui concrétise l’espoir d’une nouvelle force à gauche du PCF.
28 mai : François Mitterrand propose un gouvernement intérimaire, sans suite…
30 mai : De Gaulle annonce la dissolution de l’assemblée et des élections législatives pendant que les gaullistes défilent sur les Champs-Élysées (entre 200 000 et 800 000).
1er juin : « Ce n’est qu’un début continuons le combat » scandent les manifestants alors que les directions syndicales ont appelé aux négociations secteur par secteur. La grève se termine dans les PTT, c’est la reprise.
11 juin : La grève redémarre à Peugeot Sochaux. Affrontements avec les CRS, deux morts dans les rangs ouvriers.
13 juin : Le gouvernement dissout onze organisations d’extrême-gauche. La CGT s’active à liquider la grève, le PCF ne dit rien. La route est ouverte vers la victoire électorale de la droite.
Ces articles ont été publiés sur le site du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA)
Crédit Photo: Photothèque Rouge/Jean-Pierre Deshayes