« La connaissance de la patrie est le fondement de toute véritable instruction civique.
On se plaint continuellement que nos enfants ne connaissent pas assez leur pays : s’ils le connaissaient mieux, dit-on avec raison, ils l’aimeraient encore d’avantage et pourraient encore mieux le servir. Mais nos maitres savent combien il est difficile de donner à l’enfant l’idée nette de la patrie, ou même simplement de son territoire et de ses ressources. La patrie ne représente pour l’écolier qu’une chose abstraite à laquelle, plus souvent qu’on ne croit, il peut rester étranger pendant une assez longue période de la vie. Pour frapper son esprit, il faut lui rendre la patrie visible et vivante. Dans ce but, nous avons essayé de mettre à profit l’intérêt que les enfants portent aux récits de voyage. En leur racontant le voyage courageux de deux jeunes Lorrains à travers la France entière, nous avons voulu la leur faire pour ainsi dire voir et toucher : nous avons voulu leur montrer comment chacun des fils de la même mère commune arrive à tirer profit des richesses de sa contrée et comment il sait, aux endroits même où le sol est pauvre, le forcer par son industrie à produire le plus possible.
En même temps, ce récit place sous les yeux de l’enfant tous les devoirs en exemples, car les jeunes héros que nous y avons mis en scène ne parcourent pas la France en simples promeneurs désintéressés : ils ont des devoirs sérieux à remplir et des risques à courir. En les suivant le long de leur chemin, les écoliers sont initiés peu à peu à la vie pratique et à l’instruction civique en même temps qu’à la morale ; ils acquièrent des notions usuelles sur l’économie industrielle et commerciale, sur l’agriculture, sur les principales sciences et leurs applications. Ils apprennent aussi, à propos des diverses provinces, les vies les plus intéressantes des grands hommes qu’elles ont vus naitre : chaque invention faite par les hommes illustres, chaque progrès accompli grâce à eux devient pour l’enfant un exemple, une sorte de morale en action d’un nouveau genre, qui prend plus d’intérêt en se mêlant à la description des lieux mêmes où les grands hommes sont nés.
En groupant ainsi toutes les connaissances morales et civiques autour de l’idée de la France, nous avons voulu présenter aux enfants la patrie sous des traits les plus nobles, et la leur montrer grande par l’honneur, par le travail, par le respect profond du devoir et de la justice. »
Ce que vous venez de lire est la préface du « manuel » en forme de roman qui porte le titre Le Tour de France par Deux Enfants – Devoir et Patrie écrit par un(e) certain(e) G. Bruno, en réalité Mme Augustine Fouillée (née Tuillerie). La première édition date de 1877. Ce « manuel » était destiné au cours moyen des écoles de la IIIe République, né dans le bain de sang de la Commune Paris en 1871. Livre de lecture courante, il est vendu à toutes les écoles, publiques ou religieuses, ainsi qu’aux collectivités locales ou associations diverses1. Son succès est tel qu’il atteint un tirage de 7,4 millions d’exemplaires en 1914, année qui le voit passer le cap des 400 éditions et il sera utilisé jusque dans les années 1950. » La longévité de cette histoire moralisatrice, chauviniste, colonialiste, en un mot profondément réactionnaire, contient toute l’idéologie qui marquera le futur régime de Vichy. Vu qu’elle a survécu au régime du maréchal Pétain et sa clique fasciste, elle témoigne du fond profondément réactionnaire de ceux qui dirigeaient la IIIe République, tous gouvernements confondus, avec peut-être une exception, celle du Front Populaire. Le fait que l’Eglise accepte ce livre ne doit pas nous étonner. Bien que laïque il ne contredit d’aucune manière la morale diffusée par le personnel au sol du Tout-Puissant.
Chaque paragraphe a une maxime moralisatrice. Quelques exemples : « Rien ne sert mieux notre courage que la pensée d’un devoir à remplir. Le nom d’un père honoré de tous est une fortune pour les enfants. Ce qu’il y a de plus beau au monde, c’est la charité du pauvre. Les enfants d’une même patrie doivent s’aimer et se soutenir comme les enfants d’une même mère. Soyez propre et décent, les plus pauvres peuvent toujours l’être. Que chaque habitant et chaque province de la France travaillent, selon leurs forces, à la prospérité de la patrie. Que de peines nous nous épargnerions les uns aux autres, si nous savions toujours nous entendre et nous associer dans le travail. » Etc. etc. Si la République est laïque elle a sa religion à elle : celle de l’adoration de « l’idée de France », celle de l’État-nation, avec le bannissement de la lutte de classe, le corporatisme qui unit l’ouvrier et le patron, la patriotique production de canons, hygiénisme. G. Bruno souligne l’agriculture avec ses sains travaux des champs : « L’agriculture, voilà pour la France, disait Sully, les vraies mines et trésors du Pérou. »
Ce manuel « d’instruction civique » glorifie la colonisation : « La troisième République nous a constitué un nouvel empire colonial, le plus grand des empires après ceux de l’Angleterre et de la Russie. Grâce à l’acquisition de la Tunisie, de Madagascar et du Dahomey, la France possède ou protège quatre millions de kilomètres carrés, peuplé par trente-huit-millions d’hommes. » Mais il a quand même quelques problèmes dans l’hexagone : la natalité.«La France elle-même n’est pas assez peuplée ; sa population augmente beaucoup plus lentement que celle des autres peuples. » Et puis il y a le fléau de l’alcoolisme et du tabagisme.
L’instruction civique sert donc à conditionner la population au profit de ceux qui gouvernent et qui en profitent. Elle tait la question sociale et la lutte de classe avec ses corolaires de discrimination, de racisme, de xénophobie. Et quand le gouvernement français et son président appelle à l’éducation citoyenne pour combattre l’idéologie islamiste et autres extrémismes (réels ou supposés), en renforçant l’amour et le respect des jeunes pour « les valeurs républicaines », méfiez-vous. Le vrai combat est celui contres toutes les formes d’exploitation, d’oppression et de discrimination. C’est là qu’on s’éduque pour un monde meilleur.