« Honte » et « horreur », voilà les deux termes retenus, depuis trois jours, par l’essentiel des médias italiens suite au naufrage, le 3 octobre 2013 à l’aube, du navire qui « transportait » 518 enfants, femmes et hommes. Il était parti depuis la ville libyenne de Misrata. Cinq cent dix-huit êtres humains qui cherchaient un refuge pour se protéger de la guerre, de la faim, de la maladie, de tortures, de semi-esclavage. Or, à 800 mètres des côtes de l’île de Lampedusa, dans le détroit de Sicile, 252 d’entre eux furent condamnés à mort.
Les termes de honte et d’horreur, prononcés respectivement par le nouveau pape François et le président de la République italienne depuis 2006, Giorgio Napolitano, devraient s’appliquer à la politique « de contrôle des flux migratoires » des gouvernements italiens qui ont fait de ce détroit un terrifiant cimetière pour des milliers de migrant·e·s.
La « gauche » criminalise les réfugiés
Un bref rappel est nécessaire pour ensevelir l’hypocrisie dans laquelle s’ébattent les membres des partis gouvernementaux.
En effet, en mars 1998, une loi est adoptée en vue de « régler organiquement toute la question de l’immigration ». Elle est connue sous le nom de loi Turco-Napolitano. Elle introduit et officialise la notion d’immigration clandestine qui implique une procédure de criminalisation du réfugié, du demandeur d’asile, sa concentration dans des « centres de rétention temporaires » (art. 12) pour tous ceux et toutes celles qui seront soumis à un jugement d’expulsion de l’Italie.
• Livia Turco était membre jusqu’en 1991 du Parti communiste italien (PCI), puis du Parti démocratique de la gauche (PDS) jusqu’en 1998, puis des Démocrates de gauche (DS) jusqu’en 2007, puis du Parti démocratique (PD) du gouvernement actuel d’Enrico Letta. Ces partis aux différents noms ne sont rien d’autre que des filiations sans cesse plus dégénérées du PCI. De ce Parti communiste italien qui, en 1943-44, passait un accord avec le maréchal Pietro Badoglio, ancien chef militaire de la guerre fasciste d’Ethiopie. Un militaire qui ne recula pas devant l’utilisation d’armes chimiques, avant d’entrer à Addis-Abeba le 5 mai 1936. Or, la quasi-totalité des exilé·e·s défunts et de ceux qui survivent, avec de profondes et irrémédiables blessures, vient de ces terres, anciennes colonies de l’Italie fasciste : la Somalie, l’Erythrée, l’Ethiopie. Honte et horreur s’appliquent à cette histoire et à la politique des partis auxquels a adhéré Livia Turco qui verse aujourd’hui des larmes de crocodile dans L’Unita des 4 et 6 octobre 2013.
• Giorgio Napolitano, ce sage sanctifié par la bourgeoisie italienne, a un parcours politique identique si ce n’est que ses responsabilités dans le PCI étaient d’un autre ordre. Il fut un des animateurs de la transition du PCI vers le PDS. Il sera ministre de l’Intérieur sous le gouvernement Prodi, c’est-à-dire le premier ministre de l’Intérieur issu des rangs « communistes ». Ses mérites seront reconnus par l’ancien gouverneur de la Banque d’Italie Carlo Azeglio Ciampi (de 1973 à 1993) qui nomma Giorgio Napolitano sénateur à vie une fois qu’il avait acquis (1999) le statut de président de la République.
En résumé, deux ex-communistes (Turco-Napolitano) ont pavé la voie juridique à la « chasse aux clandestins », autrement dit aux demandeurs d’asile, cela sous les auspices du gouvernement considéré comme progressiste de Romano Prodi.
Condamner le mort clandestin : la honte
C’est dans cette foulée qu’a été instaurée la loi dite Bossi-Fini adoptée par le parlement en juillet 2002, sous le deuxième gouvernement de Berlusconi (2001-2005).
Cette loi porte le nom du xénophobe dirigeant de la Lega Nord, Umberto Bossi, et du dirigeant de l’Alleanza Nazionale, Gianfranco Fini, réformateur-modernisateur du parti fasciste Mouvement social italien (MSI) de Giorgio Almirante au milieu des années 1990. Après une période de succès, Fini est aujourd’hui un naufragé sur la scène politique.
La loi Bossi-Fini prévoit le renvoi immédiat des migrant·e·s dits « clandestins » par les forces de police après avoir été conduits dans un centre de rétention temporaire tel qu’instauré par la loi Turco-Napolitano. Dans ce centre, ils sont censés être identifiés. Pour avoir un permis de séjour il faut disposer d’un permis de travail et pour avoir un permis de travail il faut disposer d’un permis de séjour. Comme le dit Ignazio Fonzo, le procureur adjoint de la ville d’Agrigente (en Sicile), un des deux procureurs chargés de l’enquête du naufrage du 3 octobre : « Pour la loi italienne, à peine les migrants mettent le pied sur le sol italien, ils commettent le délit d’immigration clandestine. » Puis, le procureur adjoint souligne que « même s’il leur était concédé finalement un statut de réfugié politique, la procédure pour délit se poursuivrait, y compris en se concluant par un non-lieu ». (L’Unita, 6 octobre 2013) Ce qui pour ce juriste révèle la nature strictement criminalisante de la législation Bossi-Fini. Ce d’autant plus qu’a été introduite une peine de 5000 euros (art. 10bis de la loi Bossi-Fini) pour délit de clandestinité… qui sera imposée à « un clandestin » qui est censé être expulsé immédiatement d’Italie.
L’autre horreur de la loi Bossi-Fini réside dans la condamnation pour complicité de délit de clandestinité des personnes qui aideraient un a priori supposé clandestin à mettre le pied« sur la terre d’Italie ». Ainsi, les pêcheurs de Lampedusa qui aident une personne en train de se noyer peuvent se voir confisquer leur bateau, leur instrument de travail, et être condamnés. Ce qui va complètement à l’encontre de la Convention des Nations unies sur les réfugiés et du droit international de la navigation. Ainsi, Giorgio Bisagna, expert du droit de l’immigration, avocat à Palerme, affirme : « Dans le cas du naufrage de Lampedusa, le délit pourrait être commis par ceux qui ne sont pas intervenus pour porter secours à des réfugiés se trouvant en mer. »
Frontex organise les naufrages
Un débat, suite à cette tragédie, s’effectue sur « l’efficacité » de la loi Bossi-Fini pour « la régulation des flux migratoires ». Autrement dit, la prétendue gauche, du PD à d’autres forces, fait silence sur la vaste opération d’externalisation mise en place dans le cadre de Frontex, cette agence européenne de « surveillance des frontières extérieures des Etats de l’UE », dès 2004-2005. Symboliquement, le siège de Frontex se trouve à Varsovie.
Dans le cadre de Frontex et avant Frontex, le gouvernement italien a passé des accords avec la dictature de Kadhafi en Libye pour arrêter aux frontières libyennes les personnes cherchant à échapper aux pires persécutions et misères dans divers pays subsahéliens ou dans la corne de l’Afrique, entre autres. Le 29 décembre 2007, le gouvernement Prodi a signé un premier accord complet. Puis, le gouvernement Berlusconi, le 4 février 2009, a complété cet accord, entre autres sur le système de contrôle militaire des frontières maritimes et terrestres.
Cet accord a été renouvelé, le 4 juillet 2013, lors d’une rencontre entre Giorgio Alfano, ministre de l’Intérieur, et Mohamed Emhemmed, Abdelaziz, ministre des Affaires étrangères de Libye.
Les refoulements brutaux par la police libyenne sont monnaie courante depuis longtemps, les incarcérations et les brutalités (viols, tortures, etc.), les extorsions d’argent. Tout cela a fait l’objet de plusieurs rapports d’ONG. L’aide financière et technique du gouvernement italien (corvettes, radars, communications satellitaires) doit permettre un travail conjoint aux deux « polices des frontières ».
En fait, depuis des années, un mur policier a été élevé dans le détroit maritime de Sicile. Les gouvernements d’Europe et l’Union européenne, à chaque « tragédie », cette fois encore, soulignent la nécessité « d’améliorer le fonctionnement de Frontex », de renforcer son budget, comme le proposent aussi bien le ministre des Affaires étrangères français Laurent Fabius que le président du Conseil italien Enrico Letta.
Or, c’est précisément parce que Frontex fonctionne que des migrants arrivés en Libye – autrement dit celles et ceux qui ont échappé à la mort ou au refoulement – sont contraints à prendre tous les risques et à s’embarquer à plus de 500 sur un rafiot, dans l’espoir d’atteindre les côtes de l’île de Lampedusa. Et cela bien qu’au cours de la dernière décennie 5000 migrant·e·s aient été condamnés à une mort par noyade. Le profond désespoir nourrit l’espoir – car rien d’autre ne semble possible – de franchir ce mur. Il faut être confiné dans des enclos administratifs pour ne pas le comprendre ou refuser de le comprendre.
Dès lors, une cible est à portée de main : les organisations semi-mafieuses qui « organisent » le transport des migrant·e·s désespérés contre des sommes qui conduisent leurs familles à un endettement, souvent sans fin, et menant plus d’une fois à un esclavage pour dette dans le pays de départ et aussi dans le pays d’arrivée (travail clandestin, prostitution, etc.).
On peut poser une question simple pour tout historien : est-ce la prohibition aux Etats-Unis entre 1920 et 1933 qui a facilité le développement de la mafia ou est-ce la mafia qui est la cause de la prohibition ? Ou encore : pour être certain d’arriver à bon port, combien de touristes européens paient les services d’un tour-opérateur, dont les réseaux et les tarifs voisinent souvent avec l’escroquerie ? Dès lors, dans une situation de départ marquée par l’insécurité totale, une réfugiée somalienne ou érythréenne n’a d’autre choix que de « se confier » à un réseau de « transport », dont les traits mafieux rejoignent plus d’une fois ceux qui n’hésitent devant aucune escroquerie alimentaire, sanitaire, etc.
Aussi répugnants soient-ils, ces réseaux mafieux de transport sont nourris indirectement par des lois telles que celle dite Bossi-Fini ou par des institutions comme Frontex.
De plus, au-delà des mythologies sur les flux migratoires (ceux du Sud-Sud sont massivement plus importants que ceux du Sud-Nord), les réactions gouvernementales servent tout d’abord à camoufler la mise au travail « au noir » et contrainte des clandestins dans les dits pays d’accueil. Ensuite, les gouvernements et classes dominantes impérialistes, en jonction avec diverses « lumpen bourgeoisie » junior partners, peuvent travestir l’ensemble des mécanismes économiques, sociaux et militaires à l’origine des migrations. Un exemple : l’extraction minière massive est aujourd’hui un facteur de militarisation et de guerres dans de nombreuses régions et pays.
En outre, une étrange amnésie frappe les partis institutionnels d’Italie. Le 28 mars 1997, une corvette de la marine militaire, intervenant dans le canal d’Otrante (reliant la mer Adriatique à la mer Ionienne) pour « protéger les frontières sacrées de l’Italie », avait embouti une petite embarcation et provoqué le décès de 81 personnes. Après une très longue enquête, bien qu’un appel ait été interjeté en cassation et ne soit pas encore tranché, la responsabilité unilatérale de la marine militaire a été largement documentée. Les conversations entre les diverses instances de commandement militaires fournissent à ce sujet des éléments de preuve plus que sérieux. Tout cela n’a pas empêché que cette première grande tragédie soit passée par pertes et profits. Or, Frontex n’est qu’une version plus sophistiquée de ce blocus naval qui commença sous le gouvernement de l’Ulivo – coalition dite de centre gauche formée en 1995 et dirigée par Romano Prodi – conjointement à une campagne médiatique instaurant une phobie face à une prétendue invasion de l’Italie par des migrants venant de différentes régions de l’Afrique. Cela bien que toutes les statistiques, jusqu’à maintenant, indiquent que le nombre de migrants en Italie par rapport à la population est « au bas de l’échelle » des pays de l’UE.
L’honneur anonyme contre l’hypocrisie institutionnelle
La « honte » a gagné en splendeur lors de la visite à Lampedusa, le 4 octobre, d’Angelino Alfano, l’homme de Berlusconi qui occupe toujours, suite à la crise gouvernementale, la place de vice-premier ministre et de ministre de l’Intérieur. Il a osé proposer que « Lampedusa reçoive le Prix Nobel ». Cela lui a valu une réponse cinglante des habitants de Lampedusa.
Le « jour de deuil national » a été appelé par une grande partie de la population « jour de grève » (Il Manifesto, 5 octobre 2013). La maire de Lampedusa, Giusi Nicolini, déclara :« Ce sont ces lois, ces politiques qui sont à l’origine de telles tragédies. » Elle a ajouté :« L’Italie a des lois inhumaines : trois pêcheurs se sont éloignés du lieu du drame parce que notre pays a intenté des procès à des pêcheurs, qui pourtant ont sauvé des vies humaines, pour délit d’encouragement à l’immigration clandestine. » Le curé de la paroisse Stefano Nastasi a utilisé les paroles les plus dures contre l’hypocrisie et le mensonge qui règnent, et la macabre comptabilité des morts alors que les causes réelles « de cette guerre » ne sont pas abordées.
Des termes plus réalistes et plus nobles que les déclarations de la présidente de la Chambre des députés, Laura Boldrini (SEL-Gauche, écologie et liberté), qui a certes dénoncé la loi Bossi-Fini, mais qui était depuis longtemps au fait de la situation puisqu’elle avait le poste de commissaire de l’ONU pour les réfugiés.
Deux pêcheurs amateurs ont sauvé 12 réfugiés. Huit amis sur une barque en ont sauvé 47 – 46 hommes et une femme – aux alentours de 3 heures du matin. Ils ont demandé l’aide d’autres embarcations et comme ils le disent : « Une véritable chaîne humaine d’aide s’est mise en place pour sauver ces jeunes gens entre 16 et 24 ans ; désespérés, nus, pleurant et nous disant : “Sauvez les enfants, ils ne doivent pas mourir.” » (Il Fatto Quotidiano, 4 octobre 2013)
A elles seules, ces deux initiatives suffisent à dénoncer la politique officielle des gouvernements. Encore plus lorsqu’on lit les déclarations de responsables des garde-côtes qui, devant l’aide demandée par les deux pêcheurs cités, leur ont répondu : « Nous ne pouvons rien faire, nous devons attendre la confirmation du protocole à suivre. » Quant à d’autres responsables de la marine militaire, ils ont insisté sur leur manque de moyens en termes de télécommunications et autres technologies de pointe.
La gauche radicale se doit de définir, fort concrètement, une politique qui valorise l’interculturalité et l’unité de classe pour la défense des droits démocratiques et sociaux qui sont un enjeu important de la guerre sociale en cours, une guerre dont les migrant·e·s constituent une légion de « soldats inconnus » pour les dominants et dont le visage, l’histoire, les douleurs et les luttes doivent devenir les familiers d’une voie commune de classe à construire.
Cet article a été publié par A l’encontre le 6 octobre 2013 : http://alencontre.org/