Entretien réalisé début juin par Freddy Mathieu, et publié dans La Gauche n°68, juillet-août 2014. (Jean-François Tamellini est Secrétaire fédéral de la FGTB)
A la veille des élections on a pu lire une de tes contributions sur les réseaux sociaux. Tu dresses un bilan très négatif de l’action des derniers gouvernements dans lesquels le PS nous dit pourtant avoir «préservé l’essentiel»: «…la sécu? Elle est déjà largement fracturée». Tu parles aussi des attaques contre l’Index. Selon toi, qu’est-ce qui nous attend?
Sans même discuter de la composition des coalitions (toujours inconnues au moment de l’interview), les différents gouvernements devront désormais tenir compte du cadre du TSCG pour déterminer leurs budgets respectifs.
Le niveau de la dette publique fédérale représente à ce jour plus de 100% du PIB (s’expliquant notamment, rappelons-le, par les milliards qui ont du être réinjectés par l’Etat belge, sur le dos des citoyens, pour «sauver» les actionnaires des banques). Ce niveau devrait encore s’aggraver compte tenu des nouvelles règles comptables obligeant notamment les Etats à intégrer les dettes des sociétés de logements sociaux (16 milliards supplémentaires).
Pour atteindre le ratio fixé par le TSCG, à savoir 60%, ce sont à nouveau des dizaines de milliards que les gouvernements qui ont ratifié le Traité austéritaire vont devoir aller chercher. L’application de la règle d’or, qui sanctionnera désormais les Etats qui dépasseront 0,5% de déficit budgétaire (au lieu des 3% autorisés précédemment), obligera mécaniquement les gouvernements respectifs à devoir opérer des choix dans la constitution de leurs budgets.
Le sursis «offert» par la Commission européenne, qui vient de sortir la Belgique de la procédure de déficit excessif, sera assorti de conditions de réformes pires que celles déjà appliquées. Sur le plan fédéral, rappelons-le, le gouvernement sortant est déjà allé chercher 22 milliards, un niveau historique, en grande partie dans la poche des travailleurs et des citoyens: gel des salaires des travailleurs (contrairement aux dividendes des actionnaires), coupes dans les services publics ou encore sérieuses mises à mal de la Sécurité sociale. Ainsi pour ne citer que ce volet, compte tenu de la scission des allocations familiales, faute de moyens, des régions pourraient être obligées de les diminuer. Dans quelques mois, un enfant ne «vaudra» plus qu’un autre enfant selon l’endroit où il réside.
«Quelle que soit la coalition qui constituera le prochain gouvernement fédéral, compte tenu du TSCG, les travailleurs vont continuer à trinquer!»
Il est clair que si la N-VA entre dans la danse, la chute pour les travailleurs sera extrêmement violente et rapide, avec notamment la fin immédiate de l’indexation automatique des salaires et la mise à mort de la Sécurité sociale fédérale.
Mais même si le PS et le SPa entrent dans la coalition fédérale, l’érosion pour les travailleurs se poursuivra. D’ailleurs certains tabous fixés avant les élections commencent déjà à vaciller (cfr. les déclarations de Charles Picqué parlant d’une adaptation possible de l’index). Les partis socialistes, plutôt que de se positionner sur un changement de cap en refusant d’appliquer les recettes libérales d’une technocratie européenne, reconnaissent de facto que la situation va continuer à se dégrader pour les travailleurs. Cela constitue un aveu de faiblesse significatif. Se fixer comme objectifs de maintenir un index déjà largement amputé ou une Sécurité sociale agonisante ne constitue en rien une victoire sociale.
À court terme, il est fort probable qu’au delà de la chasse aux chômeurs, une nouvelle chasse soit cette fois organisée sur les malades et les invalides (en forte progression suite à la fin des prépensions). Mais aussi contre les travailleurs de la fonction publique qui continueront à faire les frais des lignes politiques actuelles: non remplacement des agents (mettant en péril la poursuite des missions publiques) ; nouveaux plans de restructurations (notamment au niveau des communes) ; nouvelles attaques relatives à leur statut. Ainsi, les libéraux, qui sortent renforcés du scrutin, ont déjà annoncé clairement leur intention de sabrer dans les pensions des fonctionnaires.
Tu disais aussi: «Le seul moyen de revenir à des conquêtes sociales, de redonner aux travailleurs ce qui leur revient de droit (…) ce sera de préparer dès demain ce vaste mouvement social qui nous permettra de mettre au pas le monde politique et celui de la finance (intimement liés)».
Le changement de société auquel nous aspirons ne viendra ni du Parlement, ni encore moins du gouvernement. Le changement viendra de la rue! Les syndicats ont un rôle majeur à jouer dans ce cadre. À eux deux, la FGTB et la CSC représentent plus de 3,2 millions d’affiliés. Le nombre de militants anticapitalistes convaincus est (pour l’instant) évidemment bien plus restreint, mais le nombre d’affiliés dénonçant le système est quant à lui de plus en plus élevé. Que ce soit dans les rangs des jeunes, des femmes, des pensionnés, des travailleurs avec et sans emplois, salariés et fonctionnaires, la colère n’en finit pas de monter. À juste titre.
«Fédérer, sur base d’objectifs anticapitalistes»
Le résultat des élections au niveau européen nous montre le danger de voir les déçus du système se tourner vers l’extrême droite. La montée historique des fascistes en France en est la désastreuse illustration, et est malheureusement loin d’être isolée. Il est particulièrement inquiétant de constater que plus de 40% des ouvriers et plus de 30% des jeunes se tournent vers ces «non solutions».
La soumission vis-à-vis des acteurs financiers et des intérêts du capital renforce cette situation. Des débordements sociaux sont également à prévoir. Les économistes de droite, de Colmant aux experts du FMI, soulignent les dangers de continuer à creuser l’écart entre riches et pauvres. Non pas sur base d’un revirement de conscience à gauche, mais parce qu’ils craignent les réactions de basculement en provenance d’un peuple poussé dans ses retranchements.
Si nous voulons revenir sur le terrain des conquêtes sociales, nous devons en effet créer le rapport de force nécessaire. Nous devons parvenir à fédérer en nos rangs (syndicaux), mais également au-delà, au niveau de l’associatif et des citoyens, sur base d’objectifs anticapitalistes. En démontrant que des alternatives sont non seulement possibles mais indispensables. Et que ces alternatives passent non pas par un repli sur soi mais au contraire par un renforcement des solidarités.
Mon appel à un vaste mouvement social, lancé avant les élections, s’inscrit dans ce sens. Nous y travaillons…
Le chemin est ardu et nous partons de loin. Il suffit de constater notre incapacité à mobiliser contre le TSCG. Il faut donc renforcer nos positions, élargir notre champ d’action au delà de nos rangs et probablement réfléchir à la forme des actions nécessaires pour peser sur les autorités et le patronat. Ce qui se met en place pour tenter de contrer le TTIP [lire en pages 22 et 23] est à ce titre intéressant. La victoire obtenue à l’époque contre l’Accord multilatéral sur l’Investissement (AMI) peut servir de base. Le renforcement de dynamiques organisant le combat au delà de nos frontières, telle que l’Alter Summit, doit par ailleurs nous permettre de créer les convergences nécessaires au niveau européen, en fédérant les acteurs défendant une alternative au système capitaliste. C’est également un axe essentiel.
Dans quelques mois la FGTB tiendra son congrès. On a vu de nombreux militants syndicaux s’intéresser, voire participer activement, dans la lutte électorale. On verra même un ouvrier, ancien délégué syndical, entrer au Parlement wallon. Comment vois-tu les rapports entre le syndical et le politique?
Au niveau de la FGTB fédérale, le prochain Congrès qui se tiendra en octobre devra être une étape importante pour consolider notre projet anticapitaliste et renforcer nos positions. L’indépendance syndicale reste pour moi un élément essentiel qui conditionne notre action en tant que contre-pouvoir. Il est indispensable de faire la part des choses:
- Le rôle des syndicats est de défendre au mieux les intérêts des travailleurs et des allocataires sociaux, sur base d’un projet de société défini démocratiquement par leurs instances.
- Le rôle des politiciens est d’organiser le fonctionnement de l’Etat. Pour ce faire, ils doivent constituer un gouvernement, en tenant compte des lignes définies par leurs partis, mais en sachant pertinemment qu’ils devront trouver des compromis pour constituer ce gouvernement.
Le projet de société défini par les instances de la FGTB est résolument anticapitaliste. Nous partons du constat que ce sont les travailleurs qui créent la richesse, pas le capital, et qu’il est donc légitime que la répartition des richesses soit organisée en conséquence. Si le gouvernement fixe un cadre dans lequel il n’existe aucune marge pour redistribuer les richesses en faveur des travailleurs ni organiser la solidarité à travers la Sécurité sociale et les services publics, nous avons un sérieux problème. Et c’est le cas pour l’instant. Nous devons donc peser sur les partis qui participent aux gouvernements pour que les intérêts des travailleurs soient respectés, sur base de notre projet de société.
Je me réjouis que les positions anticapitalistes réintègrent les Parlements. Je pense que ceux qui portent ces idées peuvent faire pression sur les élus des partis de centre-gauche qui entreraient dans les gouvernements, en poussant les lignes à gauche, en osant remettre sur la table des thèmes comme la nationalisation de secteurs stratégiques, en déposant des projets de loi visant à s’attaquer à la spéculation, en replaçant le débat capital/travail au centre de débats ou en revenant sur des sujets tels que la réduction collective du temps de travail…
Les déclarations de Frédéric Daerden à la sortie des élections, appelant le PS à se repositionner plus à gauche et à ne pas accepter de rentrer dans un gouvernement à tout prix me semble aller dans ce sens. Il reviendra à la FGTB de s’assurer que cela ne se limite pas à des déclarations de bonnes intentions et que cela se concrétise dans les programmes de gouvernements.
Si maintenant nous devions être confrontés à des coalitions totalement de droite ou face à de nouveaux reculs sociaux majeurs, il conviendra alors de trouver les convergences politiques, syndicales et citoyennes pour contrer l’axe qui serait constitué. Constituer un véritable front rassemblant toutes les forces de gauche autour d’un projet dans lequel les travailleurs se retrouveront et pour lequel ils se mobiliseront. Chacun devra alors prendre ses responsabilités.