Éléments pour comprendre un loisir populaire
Dossier réalisé par Camille Vasse, Romain Bleibtreu, Mathieu Kent et Edward Sayfor
Le jeu vidéo s’est aujourd’hui tant démocratisé qu’il est devenu un objet courant et fait partie intégrante de notre société. Devenue l’industrie culturelle la plus lucrative, plus encore que le cinéma, le jeu vidéo souffre d’un statut complexe, au carrefour de trois mondes, à la fois un loisir, un art et une marchandise.
Certes, touTEs ne jouent pas régulièrement mais celles et ceux qui n’ont jamais essayé de jouer à un jeu vidéo sont de plus en plus rares, et ce média de plus en plus ancien touche désormais toutes les tranches d’âge et toutes les classes sociales.
Pourtant il n’y a que peu de réflexions sur la place qu’occupent ces jeux et sur ce qu’ils disent de nos sociétés, hors des débats entre spécialistes passionnés. Nous avons donc essayé de porter une analyse de ce média d’un point de vue anticapitaliste, afin de tordre le cou à un certain nombre d’idées reçues dont est victime le monde du jeu vidéo, tout en portant un regard critique sur certains aspects de ce loisir populaire.
Travailleurs du jeu vidéo : quelle réalité ?
Disons-le d’entrée, les chiffres avancés ici sont sujets à caution car issus d’une enquête du Syndicat national du jeu vidéo, un syndicat patronal. Malheureusement, il s’agit du seul organisme à notre connaissance à avoir réalisé ce type d’études…
En France, le secteur du jeu vidéo représente 5 000 emplois directs et environ 10 000 indirects. Ce sont de petites entreprises : la moitié comptant moins de dix salariéEs et les trois quart moins de 50, le quart restant étant les 1 500 salariéEs d’Ubisoft France, le leader français, et les quelques employéEs des filiales françaises des grandes entreprises internationales du jeu vidéo.
À première vue, ce secteur semble offrir des salaires convenables et de bonnes conditions de travail. Erreur ! Un article du site de jeux Gamekult, salué comme réaliste par de nombreux travailleurs du secteur, dépeint une tout autre réalité. Il évoque notamment la période de surexploitation précédant la sortie d’un jeu, où tous les salariéEs se pressent pour boucler à temps, travaillant ainsi plus de 50 heures par semaine pour plus de la moitié d’entre eux et plus de 65 heures par semaine pour un tiers…
La moyenne de salaire pour les chefs de projet en France varie de 1 800 à 2 200 euros par mois et la plupart des travailleurs du jeu vidéo gagnent moins. Les heures supplémentaires ne sont pas payées dans la plupart des entreprises. Les salariéEs font régulièrement du travail de nuit et la pression est si forte que certains craquent et démissionnent.
ExploitéEs, précariséEs, disperséEs…
Le métier ayant été créé au rythme de la demande des marchés, il est peu connu et son statut juridique est flou, ce qui implique que les défenseurs du droit du travail s’en inquiètent peu et que les chefs d’entreprise se sentent libres d’exiger tout et n’importe quoi de leurs employéEs.
Heureusement, en France, les employéEs des métiers du jeu vidéo ont le droit de faire grève et de se syndiquer. Du moins en théorie car il n’existe pas de syndicat des travailleurs du jeu vidéo, le seul syndicat du secteur étant le SNJV patronal. La faute à une absence presque totale de tradition de luttes dans ce secteur précarisé, dispersé et où les liens sociaux sont très souvent brisés, la solitude faisant partie du quotidien.
Cela vaut aussi bien pour tous les emplois indirects du secteur vidéo ludique, tels la production du matériel, la presse et la vente de jeux vidéo dans les boutiques spécialisées. C’est la division de ces travailleurEs qui fait que les patrons peuvent tout se permettre.
La philosophie du gameplay
Les jeux vidéos ont leur propre langage, c’est le gameplay, c’est-à-dire le ressenti du joueur en utilisant le jeu vidéo, combiné à l’univers créé par les auteurs au moyen de l’interactivité. Ce gameplay peut se faire le vecteur indirect d’une conception de société, voire d’une idéologie.
Un exemple est donné par le nombre de joueurs autorisé. Ainsi, un jeu se pratiquant seul comme Out Run sera d’emblée dans une dynamique plus individualiste qu’un jeu collectif comme Wii Sport en terme d’expérience proposée. La plupart des jeux mettent en scène un héros qui agit seul, ponctuellement aidé par des alliéEs, et disposant donc des moyens pour parvenir à ses fins ou les trouvant par lui-même dans l’environnement qu’il explore. C’est ainsi une vision très individualiste qui est la plus souvent proposée par les créateurs, car c’est aussi la plus plébiscitée par les joueurs.
Accumuler, coopérer ?
Ce type de gameplay est ainsi généralement couplé à la recherche de puissance et de richesses, de nombreux jeux proposent une montée en puissance du personnage à mesure qu’il avance dans le scénario, que ce soit par son équipement et/ou ses compétences ainsi que sa richesse accumulée. Cet aspect est très présent dans les jeux d’aventure et les jeux de rôles (Assasin’s Creed, Uncharted, The Elder Scrolls, Final Fantasy, etc).
Il est encore renforcé dans les jeux en ligne multijoueurs où de véritables économies se mettent en place au travers des hôtels de ventes, véritables bourses d’objets virtuels où il est possible – comme n’importe quel trader – de spéculer, allant parfois jusqu’à s’immiscer dans le monde réel par la revente d’objets virtuels… contre de la monnaie réelle ! Cela occasionne alors le développement d’un marché parallèle, avec son lot de salariéEs exploités à « jouer » des journées entières pour amasser de l’or virtuel à revendre.
Pour rester dans le domaine des jeux en ligne, ceux-ci contrebalancent l’individualisme par un gameplay résolument tourné vers la coopération entre joueurs. Cependant, cette coopération est rarement mise en œuvre de façon démocratique, débouchant généralement sur une organisation hiérarchisée où chacun a un rôle bien défini afin d’atteindre des objectifs ambitieux, et où l’improvisation est généralement sanctionnée par une défaite de tout le groupe…
Valeurs dominantes…
Bien entendu chaque groupe de joueurs peut choisir à sa discrétion quelle organisation lui convient le mieux. Mais comme dans notre société et dans les entreprises, il s’agit très rarement d’une organisation réellement démocratique. Tout cela est accentué par une mise en concurrence entre les « guildes », chacun étant poussé à être meilleur que son voisin et bien sûr que son adversaire. Il faut pourtant remettre les jeux vidéo dans leur contexte : c’est avant tout ainsi que fonctionne notre société, il s’agit donc de valeurs intégrées par une large majorité.
Les jeux qui échappent entièrement à l’idéal consumériste demeurent pour l’instant des perles rares. Le jeu vidéo a trop longtemps été perçu comme exclusivement ludique et apolitique. Les créateurs se questionnent peu sur l’idéologie et donc la philosophie de leurs œuvres, qu’ils croient souvent à tort inexistante car ce milieu est très dépolitisé et n’a donc pas conscience de reproduire des schémas de pensée propres à l’idéologie dominante.
Pour que naissent des jeux plus contestataires, il faudrait que les créateurs prennent conscience de leur capacité réelle à produire dans leurs jeux des systèmes philosophiques neufs, au potentiel subversif fort…
Véhicule de l’idéologie dominante
À l’image de notre société, le jeu vidéo est profondément imprégné de l’idéologie dominante et véhicule bien souvent les oppressions, l’impérialisme et des valeurs d’individualisme et de concurrence. Le sexisme, l’homophobie et le racisme y ont la part belle. Et comme pour toute œuvre culturelle, tout cela est souvent fait, non par une volonté explicite de promouvoir ces idéologies mais en obéissant à des logiques de marchés.
Le marché vidéo-ludique est majoritairement dominé par les États-Unis et dans une moindre mesure par l’Europe et le Japon. Les autres pays ne produisent que très peu de jeux et ont peu d’impact lorsqu’ils abordent des questions politiques car ils sont achetés par un nombre très réduit de joueurs. C’est donc presque toujours le point de vue de la classe dirigeante étatsunienne qui est promu par l’idéologie politique des jeux vidéo. Logique quelque part, puisque plus de 60 % des jeux vidéo sont d’origine américaine. Mais, tout comme le cinéma hollywoodien, celui-ci contribue à acculturer et à formater le monde entier à la vision du monde des capitalistes américains.
À noter que les choses peuvent évoluer. Un marché africain, certes encore timide, est en train d’apparaître, ainsi que du côté des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine). Le Japon est plutôt conservateur et isolationniste, refusant autant que possible la sortie à l’international des jeux qu’il produit sur son territoire. En témoignent ainsi les décennies qui ont été attendues avant la sortie de Dragon Quest en France. En Europe, les jeux vidéos sont à la fois grand public et généralement ciblés vers les enfants, donc abordent très rarement des sujets politiques de manière directe.
Impérialisme
La promotion de l’impérialisme est mise en scène dans de nombreux titres, principalement des jeux de tirs à la première personne mais aussi des jeux de stratégie. Il est même possible de percevoir l’évolution de cet impérialisme au travers des différents jeux sortis depuis les années 80. Citons par exemple Command & conquer : alerte rouge, un jeu de stratégie imaginant une 3e guerre mondiale entre les forces de l’Otan et l’URSS, jeu sorti en 1996, ou plus récemment Battlefield ou la célèbre série des Call of Duty, où un épisode propose pour mission d’aller à Cuba tuer Fidel Castro… Un autre épisode se déroule au Moyen Orient, la « guerre contre le terrorisme » étant un thème prisé ces dernières années. D’une manière générale, ces jeux se déroulent presque exclusivement du point de vue américain contre un des nombreux ennemis fantasmés des USA, qu’ils soient nazis, musulmans ou soviétiques.
D’une manière plus subtile, les jeux de la série The Sims, où le bonheur de vos personnages ne croît que si ceux-ci accumulent sans cesse des richesses toujours croissantes et des dépenses en biens de consommation toujours plus luxueux et futiles, font l’apologie du capitalisme. Il semble visiblement inconcevable à Maxis, l’éditeur de ce jeu, que certains Sims puissent aspirer à plus de sobriété ou préfèrent le pratique et l’utile au superflu, voire même puissent être altruistes et faire des dons à leurs voisins moins fortunés lorsque ceux-ci finissent au chômage…
Sexisme
Le sexisme se manifeste surtout par la sous-représentation de personnages féminins. Les rares exemples tel Lara Croft sont, sauf quelques exceptions, très marginales et très stéréotypés. Il est à noter que les développeurs visent une cible commerciale principalement composée d’hommes ayant entre 20 et 25 ans… tandis que la moyenne d’âge des joueurs est aujourd’hui de 30 ans et qu’un joueur sur deux est une joueuse ! Aussi, sur les 669 jeux sortis en 2012 en France, seul 4 % proposaient un protagoniste féminin, 50 % masculin, le reste étant des jeux laissant au joueur le choix du sexe de son personnage. Une des raisons avancées est que les premiers scénarios, pour des raisons techniques, se devaient d’être simples et accessibles. Ainsi le poncif le plus généralement utilisé fut celui de la demoiselle en détresse, le héros devant aller sauver une petite amie/sœur/princesse… Des séries encore très connues aujourd’hui se basent sur ce principe, telles Mario ou Zelda. Les femmes n’apparaissent ainsi pas sujet mais objet.
Le plus souvent, tout est fait pour séduire un joueur, pensé à tort comme étant systématiquement un mâle hétérosexuel, l’amener à admirer les personnages masculins et fantasmer sur les personnage féminins. Le personnage masculin sait se tirer d’affaire, use de stratagèmes divers et est une représentation idéale de l’homme, allant parfois jusqu’à la caricature comme Kratos de God of War. Il est malheureux de constater que des productions récentes usent encore de ce ressort scénaristique comme Dishonored, Pandora’s Tower ou Asura’s Wrath.
Dans les jeux aux protagonistes féminins, une fois encore, les représentations sexistes se retrouvent de façon éloquente. Ces personnages sont fortement sexualisées, même lorsqu’il s’agit de combattantes, les armures frisent parfois le ridicule et s’apparentent à de la lingerie en acier forgé, façon Lineage. Le dernier Tomb Raider est également un excellent exemple de ce traitement, car de l’aveu même d’un développeur, l’histoire a été écrite pour « donner envie aux joueurs de protéger Lara » : même si on incarne une héroïne, celle-ci ne dispose pas du traitement que peut avoir un personnage masculin dans un jeu équivalent…
On peut également se confronter à cette misogynie dans les jeux multijoueurs en ligne, ceux-ci ayant à l’époque de leur création quasi-exclusivement été joués par des hommes. Confrontées a des situations malsaines de harcèlement et blagues sexistes très lourdes, les joueuses ont pu, et peuvent encore, faire semblant d’être des joueurs afin d’être tranquilles… Le comportement des joueurs face à une joueuse est également éloquent, et il n’est pas rare de voir un homme prêt à tout pour aider une joueuse en difficulté, ou encore des joueurs incarner des avatars féminins afin d’être assistés et de progresser plus vite dans le jeu.
Dans les grands salons de jeux vidéo, les propriétaires des stands n’hésitent pas à employer des hôtesses très déshabillées nommées « babes » pour vendre leurs produits. L’E3, le salon le plus connu y a recours, ce qui a par le passé fait scandale. Mais les revendications féministes pour que cette situation évolue ne sont pas réellement prises en compte par les organisateurs.
Racisme
Le racisme est également présent : les personnages sont majoritairement blancs, à 86 %, ce qui ne représente absolument pas la diversité des joueurs. C’est principalement sous forme de sous-représentations ou de stéréotypes comme dans Resident Evil 5 qu’il se manifeste.
Mais il existe aussi des cas extrêmes de jeux indépendants conçus par des racistes confirmés, comme Border Patrol où le but est de tuer des Mexicains qui tentent de passer la frontière américaine, ou Ethnic Cleansing développé par un petit studio affiliée à un groupuscule d’extrême droite nommé Resistance Record qui propose d’incarner au choix un skinhead ou un membre du Ku Klux Klan pour tuer des Latinos, des Noirs et des Juifs. Sans commentaire…
Évolution ?
Le jeu vidéo évolue pourtant de façon positive, la composition actuelle du public n’y étant pas étrangère puisque désormais le jeu vidéo brasse l’ensemble de la population. Du côté des héroïnes, les choses évoluent, lentement certes. Citons Remember Me, Mirror’s Edge ou plus anciennement Beyond Good&Evil où il est possible d’incarner un personnage féminin bien éloigné des poncifs habituels. Enfin, au niveau du public, une prise de conscience commence à émerger : ces derniers temps, de nombreux articles que l’on peut trouver sur Internet témoignent de la prise de parole des joueuses qui revendiquent des jeux plus féministes, comme sur le blog Machisme Haute Fréquence, les vidéos Feminist Frequency d’Anita Sarkeesian et sur le site Bitch Flicks.
Il en va de même pour les LGBTI, dont la situation est malheureusement aisée à décrire puisque à l’exception de Bioware ayant édité la série Mass Effect, il n’existe aucun studio et éditeur majeur qui intègre ouvertement des relations amoureuses et sexuelles entre les personnages qui ne soient pas hétéro-normées. Une fois encore les développeurs sont pris par la pensée dominante et leurs propres clichés, ne souhaitant pas prendre le risque de sortir un jeu sortant du cadre hétérosexuel.
La faute aux jeux vidéo ?
L’oppression spécifique de la jeunesse trouve un écho particulier dans ce domaine : les multiples reportages et enquêtes ridicules qui donnent une vision unilatéralement négative du jeu vidéo, reprenant un discours stigmatisant qui fait de la jeunesse une catégorie « en perte de repères » ou « dangereuse ».
Ainsi, la moindre tuerie perpétrée est toujours mise en relation avec le passif de joueur du criminel. Or c’est illogique puisque une majorité de la population joue aux jeux vidéo sans commettre aucun acte violent ou meurtrier. Ainsi, il ne viendrait à personne l’idée de faire un parallèle entre le mobile d’un assassinat et le goût prononcé du meurtrier pour les belles lettres…
Heureusement de plus en plus marginale, cette caricature du jeu vidéo est aussi à mettre en lien avec une certaine forme d’élitisme de la culture dominante qui refuse cette contre-culture ludique, considérée puérile par ignorance et mépris.
Une solution existe, critiquer et proposer autre chose. Cela ne demande que deux choses : de la bonne volonté et de l’imagination !
Ce que nous défendons
SalariéEs
• Créer des formations publiques aux métiers du jeu vidéo, les seules existantes à l’heure actuelle étant privées.
• Veiller à l’absence de discriminations des salariéEs sur leurs lieux de travail.
• Créer un syndicat national des travailleurs du jeu vidéo pour défendre les droits de ces travailleurEs, avec des liens avec les autres structures syndicales de ce secteur au niveau international.
• Exiger un traitement correct du secteur et de ses salariéEs dans les médias traditionnels.
• Défendre les secteurs indépendants de l’idéologie dominante dans les métiers du jeu vidéo. En particulier nous défendons une presse indépendante.
Jeux vidéos et machines
• Promouvoir les contenus exempts de discriminations.
• Baisser le prix des jeux, la France étant le pays où ils sont les plus chers.
• Faire pression sur les entreprises de jeu vidéo pour que le matériel employé et la manière dont il est fabriqué soient non toxique, respectueux des travailleurs, des joueurs et de l’environnement.
• Exiger des machines ludiques adaptées pour les personnes handicapées.
• Rompre avec l’obsolescence programmée. Pour une garantie de 10 ans sur les produits commercialisés.
• Faire pression pour la création d’un musée du jeu vidéo qui empêche la disparition des plus vieilles créations, patrimoine historique et culturel de grande valeur.
Source : NPA
Image : Thierry Tillier