À propos de l’ouvrage de Christophe Bonneuil & Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Éditions du Seuil, collection « Anthropocène Seuil », octobre 2013, 304 pages.
L’Anthropocène ? Au départ, il s’agit d’une notion proposée en 2000 par le géochimiste Paul Crutzen, puis théorisée en 2002 dans un article ayant connu un fort retentissement au sein de la communauté des sciences de la Terre1. L’idée est relativement simple : depuis deux siècles environ, la Terre serait entrée dans un nouvel âge géologique dénommé « Anthropocène », succédant à la Pléistocène. Cette nouvelle époque géologique caractériserait le fait que « l’activité humaine » serait devenue le principal déterminant de l’évolution de la Terre.
En ligne de mire derrière tout cela, il y a bien évidemment les effets délétères des modes de production actuels sur la nature et l’environnement. Cette nouvelle époque géologique fait ainsi écho à la dégradation croissante de tout un ensemble de marqueurs géologiques et écologiques depuis les années 1750-1800 (concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, température globale moyenne, surface forestière, nombre d’espèces animales et végétales, etc). Pour beaucoup d’entre eux, les limites à ne pas franchir afin d’éviter un déséquilibre majeur de notre écosystème sont déjà dépassées.
De par ce qu’elle implique en terme de réflexions sur les rapports entre « nature » et « société », cette notion a rapidement dépassé les seuls champs de réflexion des sciences de la Terre, pour rejoindre notamment celui des sciences humaines et sociales. Les auteurs de ce livre ont d’ailleurs activement participé à l’introduction de ce concept au sein des sciences humaines et sociales françaises, via l’organisation de séminaires, de colloques, et la mise en place d’une collection « Anthropocène » au sein de la maison d’édition du Seuil2.
L’objectif des auteurs via cet ouvrage est double. Il s’agit tout d’abord de tirer un bilan de ce que nous dit l’entrée dans l’Anthropocène. Il y a en premier lieu le constat écologique inquiétant que nous connaissons, et que les auteurs prennent le temps de développer dans leur premier chapitre. Il y a ensuite les remises en cause que cela implique dans nos cadres de pensée : la notion d’Anthropocène bouleverse en effet la conception classique (ou « moderne » au sens de Bruno Latour3) des rapports entre société et nature. Ceux-ci passent d’un rapport d’externalité à une conception inclusive : « l’idée d’Anthropocène annule la coupure entre nature et culture, entre histoire humaine et histoire de la vie et de la Terre » (p. 36).
Mais au delà du constat alarmant et des réflexions philosophiques, ce livre propose avant tout une lecture critique du récit qui est fait de l’Anthropocène par ses principaux penseurs. Pour les auteurs, « la question est tout sauf théorique car chaque récit d’un » comment en sommes-nous arrivés là ? » constitue bien sûr la lorgnette par laquelle s’envisage le » que faire maintenant ? » » (p. 11). Bonneuil et Fressoz estiment que le récit officiel de l’Anthropocène – l’humanité aurait inconsciemment dégradé son environnement pendant près de deux siècles, et serait enfin entrée, depuis les années 2000 et grâce aux sciences du système Terre, dans une phase de réflexivité environnementale – est ni plus ni moins qu’« une fable » (p. 11). Cette fable est par ailleurs dépolitisante, car elle déresponsabilise les acteurs clés des dégradations environnementales (les remplaçant par le « nous » inclusif de l’humanité) ; et elle est de plus fortement démobilisatrice, car elle abandonne la question des politiques environnementales aux mains des experts scientifiques du climat et de la Terre, seuls à même de nous éclairer sur notre condition et notre propre émancipation…
Il s’agit donc de remettre en cause ce récit officiel et prétendument apolitique de l’Anthropocène, et de répondre à la question : « quels récits historiques [alternatifs] pouvons-nous donner du dernier quart de millénaire qui puissent nous aider à vivre l’Anthropocène lucidement, respectueusement et équitablement ? » (p. 13). Après une critique de la lecture historique actuelle de ceux qu’ils dénomment « anthropocénologues », les auteurs, eux-mêmes anthropocénologues avertis, proposent donc cinq récits alternatifs et de ce que pourrait être une histoire repolitisée de l’Anthropocène. Ce faisant, Bonneuil et Fressoz souhaitent « invite[r] à reprendre politiquement la main sur des institutions, des élites sociales, des systèmes symboliques et matériels puissants qui nous ont fait basculer dans l’Anthropocène : les appareils militaires, le système de désir consumériste et son infrastructure, les écarts de revenus et de richesses, les majors énergétiques et les intérêts financiers de la mondialisation, les appareils technoscientifiques lorsqu’ils travaillent dans des logiques marchandes ou qu’ils font taire les critiques alternatives » (p. 271-272).
La question des humanités environnementales
Tout au long de leur ouvrage, les auteurs insistent clairement sur un point : l’Anthropocène n’est pas seulement une ère temporelle, elle est surtout un « événement », un moment historique, qui marque un non-retour. L’ampleur actuelle des dégâts écologiques est telle que la vie dans un environnement dégradé et imprévisible forme désormais « notre condition » (p. 9). Fressoz et Bonneuil souhaitent ainsi abandonner le vocable de « crise environnementale » : « Le mot » crise » entretient un optimisme trompeur : il donne à croire que nous serions simplement confrontés à un tournant périlleux de la modernité, à une épreuve brève dont l’issue serait imminente. Le terme crise désigne un état transitoire, or l’Anthropocène est un point de non-retour. Il désigne un dérèglement géologique global, une bifurcation géologique sans retour » prévisible » à la normale de l’Holocène » (p. 38-39).
Sur le plan historique, la notion d’Anthropocène rompt donc avec une conception linéaire et téléologique de l’histoire. Elle rompt aussi la « grande discordance » entre les temporalités naturelles et humaines (p. 45-50) : il n’y a plus d’un côté la Terre, les événements naturels et leurs temporalités propres, et de l’autre les faits et économiques et sociaux, aux temporalités et aux rythmes indépendants de ceux de la Nature. « L’Anthropocène appelle donc de nouvelles humanités environnementales qui s’aventurent au-delà de la démarcation entre » environnement » et » société » telle qu’elle fut tracée au matin de l’âge industriel » (p. 52). Cela appelle aussi à rompre avec une division trop stricte entre sciences humaines et sociales d’une part, et sciences naturelles d’autre part. Des champs de recherche tels que l’Histoire environnementale, l’Anthropologie de la nature, le Droit de l’environnement, l’Économie écologique et l’Éthique environnementale offrent des pistes intéressantes afin de dépasser ces binarités inopérantes.
Par ailleurs, l’événement Anthropocène n’est pas seulement naturel et géologique, il est aussi politique. Il s’agit de penser des réponses concrètes à avancer face à la poursuite actuelle de la dégradation de l’environnement et à ses effets présents et à venir, notamment en terme d’inégalités d’exposition aux pollutions, à la montée des eaux et des températures. Sur un plan philosophique, c’est aussi la notion de liberté qui est remise en cause : dans sa définition libérale, celle-ci recoupe le degré d’autonomisation des individus face à la nature. Dans un projet émancipateur, la notion d’Anthropocène doit nous pousser à expérimenter une relation d’avantage dialogique avec cette dernière4.
Enfin, selon les auteurs c’est la notion même de démocratie qui est remise en cause par l’Anthropocène. Les démocraties occidentales ont en effet reposé sur des bases matérielles, et en particulier énergétiques, qui ne sont pas viables pour le futur de l’humanité et de la planète5. Il convient dès lors d’imaginer d’autres formes d’organisation sociale, plus égalitaires et moins destructrices de l’environnement.
« Déjouer le grand récit géocratique de l’Anthropocène »
Pour Bonneuil et Fressoz, le récit dominant sur l’histoire de l’Anthropocène est particulièrement problématique en ce qu’il participe d’un système de représentation du monde qui fait de ce dernier un objet de gouvernement par les nombres et l’expertise scientifique.
Celui-ci est en effet généralement découpé en trois phases historiques distinctes : la première commence avec la révolution industrielle et la machine à vapeur. L’humanité s’engage alors dans une ère où l’usage des énergies fossiles vient remplacer celui des énergies renouvelables, amorçant une période de dégradation de l’environnement. La seconde période est celle qui débute après 1945, avec l’explosion de la société de consommation, et elle marque une accélération de la dégradation environnementale par l’homme. Enfin la troisième période commence autour de 2000 et serait marquée par une « conscience croissante de l’impact humain sur l’environnement global » (p. 68) avec en particulier la prise en main au niveau international de ces questions, notamment autour de l’expertise scientifique du GIEC (Groupe international d’experts sur le climat). Ce discours est donc celui d’un « éveil ». « Il y aurait eu un grand moment d’inconscience, de 1750 à la fin du XXème siècle, suivi d’une prise de conscience soudaine » (p. 92). Ceci s’inscrit pleinement dans les conceptions de la « modernité réflexive », de la « société du risque », ou encore de la post-modernité enfin consciente de son a-modernité, de l’inexistence d’un grand partage entre « nature » et « culture » 6.
La conclusion du discours de l’Anthropocène est finalement qu’« il reste alors aux anthropocénologues à se poser en guides d’une humanité déficiente en connaissances » (p. 81). La Terre y est conçue comme « une grande machine cybernétique » (p. 72) : il s’agit d’un système en équilibre que l’action humaine peut déréguler, ce qui en retour impose une gestion technocratique des questions environnementales, par un corps scientifique et technique expert.
Ces discours ne sont finalement qu’une version améliorée de l’affirmation classique du déroulement linéaire du progrès. En particulier, ils élèvent les scientifiques au rang d’experts seuls légitimes à guider l’humanité inconsciente vers un avenir meilleur et écologique. La « démocratie technique » que nous vantent les discours de l’Anthropocène n’est finalement qu’une nouvelle forme de technocratie des experts mettant en place une nouvelle forme de pouvoir que les auteurs appellent « géopouvoir » (p.108) – par analogie avec le « biopouvoir » de Michel Foucault7. La Terre émerge alors comme un objet de savoir et de pouvoir, « à connaître et gérer pour en tirer le rendement soutenable maximal » (p. 108). Sous la configuration néolibérale actuelle, le marché est considéré comme le meilleur instrument de régulation, ce qui ouvre les portes de la marchandisation et à la financiarisation de la nature que nous connaissons actuellement (marchés de compensations écologiques, services écosystémiques, etc)8.
Par ailleurs, et c’est probablement la critique majeure que l’on peut faire à la notion d’Anthropocène et aux discours qui lui sont accolés, son sujet est « une humanité abstraite, uniformément concernée, voire, implicitement, uniformément coupable » (p. 82). Ce discours nie l’existence des classes sociales, et leurs différences de responsabilité dans la dégradation des écosystèmes, et d’exposition face aux effets délétères de ces dégradations. Un historien marxiste et important protagoniste des Subaltern Studies, Dipesh Chakrabarty, a ainsi affirmé en 2009 que la critique marxiste du capitalisme ne suffisait plus à comprendre un phénomène tel que l’Anthropocène – du fait que le mode de production capitaliste a engrangé un désastre écologique qui pourrait lui survivre – et qu’il s’agit donc d’ériger un nouveau sujet de l’Histoire que celui des classes économiques et sociales : Chakrabarty ne propose rien de moins que « l’espèce humaine »9 comme nouveau sujet historique.
« Il devient possible d’écrire des livres entiers sur la crise écologique, sur les politiques de la nature, sur l’Anthropocène et sur la situation de Gaïa sans parler de capitalisme, de guerre ou des États-Unis, et sans mentionner le nom de la moindre grande entreprise » (p. 85)
Les auteurs appellent donc à « une rencontre fructueuse entre les sciences du système Terre et les humanités environnementales [qui] ne renoncerait pas à penser les asymétries et les inégalités sociales, mais [qui] explorerait au contraire comment elles se co-construisent mutuellement – aux diverse échelles y compris globales – avec la distribution des flux de matière et d’énergie par les dispositifs économiques, politiques et technologiques. » (p. 85)
Par exemple les discours de l’Anthropocène oublient de mentionner le rôle des pratiques impériales des États capitalistes dans la dégradation environnementale, qu’il s’agisse de la fonction centrale de l’empire colonial britannique (et de ses ressources forestières et humaines) dans le développement des pratiques industrielles au tournant du XIXe siècle10, de l’importance du recours aux pratiques impériales durant la seconde moitié du XIXème siècle afin de re-fertiliser les terres occidentales déficientes en nitrates suite à la rupture métabolique entre villes et campagnes11, ou encore des pratiques impériales et néo-coloniales actuelles de l’ensemble des États capitalistes avancés afin de garantir à leurs grandes compagnies de l’énergie un accès privilégié au pétrole, au gaz et à l’uranium.
Ainsi, le centrage sur la notion d’anthropos ne permet pas de prendre en compte les différences de responsabilité « entre classe, sexe et peuples de Gaïa » (p. 90) dans la construction de l’Anthropocène. Il s’agit encore d’un artefact qui dépolitise l’histoire environnementale et énergétique des deux siècles passés.
Cinq lectures historiques alternatives de l’Anthropocène
Afin de repolitiser le récit de l’Anthropocène, les auteurs proposent cinq versions alternatives (et non-exclusives) de ce que pourrait être une histoire de l’Anthropocène. On se bornera ici à résumer les idées fortes de ces cinq histoires, en invitant les lectrices et les lecteurs à se plonger dans le texte original, particulièrement fouillé et précis. Celui-ci fait preuve d’une grande érudition historienne, et il ne saurait être question ici d’en retraduire toute la richesse et la complexité.
La première de ces histoires est dénommée « Thermocène » par les auteurs. Il s’agit d’une nouvelle histoire de l’augmentation des émissions de GES, qui rompt notamment avec la notion de « transition énergétique » et la conception positiviste et téléologique qu’elle offre de l’histoire12. Celle-ci doit s’intéresser avant tout aux dynamiques concrètes qui sont à l’œuvre derrière l’adoption massive de nouvelles technologies énergétiques (et polluantes). Les auteurs mettent ainsi en avant les nombreuses alternatives qui ont toujours existé à des moments historiques donnés face aux choix techniques énergétiques qui furent finalement pris. Ils pointent notamment l’importance des logiques impériales, des logiques de marchés capitalistes et des mouvements sociaux de contestation (ouvrière, anti-impérialiste, écologiste, etc) dans l’émergence des nouveaux système énergétiques13.
La deuxième est une « Thanatocène », une histoire qui s’intéresse au rôle des guerres dans la dégradation environnementale, et en premier lieu aux effets concrets de l’agir militaire sur la nature – non pas seulement en terme d’opérations militaires14, mais l’ensemble des dégâts environnementaux causés par l’existence des armées : pollutions des fabricants d’armes et de systèmes sécuritaires, coût environnemental de l’entretien des armées et de la préparation des conflits, etc. Il s’agit de plus de pointer le rôle moteur des logiques militaires dans l’histoire des techniques, en particulier énergétiques15, ainsi que les capacités des conflits armés – notamment dans le cadre des guerres totales – à imposer des situations de surcapacité de production industrielle en sortie de conflit, qu’il s’agit dès lors de normaliser via divers expédients (construction de marchés de masse, investissement massif des États, etc). Enfin, un point seulement relevé par les auteurs, mais qui mériterait de plus amples développements concerne les rapports qui lient intrinsèquement le développement des savoirs scientifiques sur la Terre à l’agir militaire : le développement des technologies balistiques, satellitaires, et sous-marines ont en effet été des moteurs importants des avancées en sciences géophysiques16.
La « Phagocène » est une histoire du consumérisme comme moteur de la dégradation environnementale. Il s’agit d’abord de replacer la notion de société de consommation dans une histoire plus longue que celle du XXème siècle. Plusieurs travaux comme ceux de Neil McKendrick ont ainsi montré comment l’accroissement du capitalisme marchand au XVIIIème siècle s’est inscrit dans l’apparition d’une « consommation ostentatoire » des classes bourgeoises émergentes et rivales de l’aristocratie terrienne17. Il s’agit aussi de re-politiser la notion de « consommation de masse », en montrant comment ses divers outils (publicité, marque, obsolescences programmée et psychologique, etc.) répondent avant tout à des logiques d’adaptation stratégique du capitalisme dans des contextes historiques donnés. Il s’agit enfin de pointer les effets de ces modes de consommation sur nos corps, que l’on pense aux 850 millions de personnes souffrant de malnutrition dans le monde, ou bien à l’augmentation vertigineuse des maladies chroniques du type obésité ou problèmes cardio-vasculaires dans les pays capitalistes avancés.
La « Phronocène » remet en cause l’idée que nous serions entrés dans une nouvelle phase de réflexivité concernant les effets de nos actions sur l’environnement, en pointant les nombreux concepts et théories qui, depuis plus de deux siècles, se sont intéressés aux rapports entre activité humaine et environnement naturel18. Selon les auteurs, « la conclusion s’impose, assez dérangeante en vérité, que nos ancêtres ont détruit les environnements en toute connaissance de cause » (p. 221). Il s’agit alors de comprendre pourquoi, ce qui amène Bonneuil et Fressoz à leur dernière histoire.
La « Polémocène » est une histoire des luttes contre l’Anthropocène. Les auteurs préviennent du danger qu’il y aurait cependant à penser qu’il existait un mouvement écologiste avant même que celui-ci se définisse comme tel. Il s’agit plutôt d’esquisser l’histoire des luttes contre ce que les auteurs appellent « l’agir anthropocénique », c’est-à-dire « l’ensemble des actions qui ont entraîné la Terre dans l’Anthropocène » (p. 224) : vaste projet . Les auteurs décident donc de recentrer leur récit sur trois gros chantiers : les luttes contre la dégradation des forêts, contre les machines, et contre la pollution19. Dans chacun des cas ils retracent l’existence de longues ramifications de contestation des effets du progrès sur l’environnement et le social, souvent oubliées par les acteurs et les actrices actuel·le·s du combat pour l’émancipation.
En guise de conclusion
On notera que les auteurs n’ont finalement réservé que peu de place aux conclusions au sein de leur texte – celles-ci occupent moins de six pages dans un ouvrage qui en compte 304. Il en ressort avant tout l’idée que « l’Anthropocène est un point de non-retour » (p. 268), qu’il faut apprendre à « y survivre », au sens de stopper les dégradations environnementales, et à « y vivre », au sens de créer des modes de production et des relations sociales plus respectueux de la nature et de l’environnement, et plus égalitaires. Les auteurs concluent donc : « vivre dans l’Anthropocène, c’est donc se libérer d’institutions répressives, de dominations et d’imaginaires aliénants, ce peut être une expérience extraordinairement émancipatrice » (p. 272).
Cet ouvrage est finement et intelligemment construit. Il démontre avec force la puissance que peut avoir un recentrage historique concret, et une connaissance historique érudite, dans une perspective de déconstruction du discours idéologique des classes dominantes. On ne peut ainsi que le recommander à tou·te·s les militant·e·s écologistes et plus globalement tou·te·s les personnes intéressé·e·s par les questions d’émancipation écologique, et avides de connaissances sur l’histoire des dégradations environnementales, des mouvements de contestation contre le progrès techno-scientifique, etc. C’est que les auteurs réussissent, à travers leurs cinq récits, à agréger une quantité impressionnante de travaux historiques, sur des domaines variés de l’histoire environnementale. Ce faisant, ils tiennent leur pari d’offrir une histoire repolitisée de l’Anthropocène, où les classes sociales, l’impérialisme, la guerre, les logiques de profit redeviennent des logiques motrices de l’histoire environnementale des deux derniers siècles. Ce livre est donc une réelle mine d’or pour qui s’intéresse à l’histoire politique de l’environnement.
Le capitalisme, grand absent de cette histoire de l’Anthropocène ?
On peut pour autant ressentir une certaine frustration à la lecture de ce livre. Ceci est en partie dû au revers inévitable d’une telle érudition, frisant parfois l’exhaustivité. C’est que Bonneuil et Fressoz font le choix de lutter contre le discours hégémonique (les auteurs n’utilisent pas ce terme) de l’Anthropocène en recourant à une tactique classique de l’historien·ne : la recontextualisation historique et la complexification du discours. Une étude historique un peu sérieuse et contextualisée démontre qu’il n’a jamais existé d’« espèce humaine » qui aurait agit de manière univoque vers la dégradation de l’environnement, mais plutôt et toujours des antagonismes de classes (les auteurs n’utilisent pas non plus ce terme), et que les choix technologiques ont finalement répondu à des logiques de profits pour les classes dominantes, parfois malgré des luttes acharnées de la part des opprimé·e·s. La réalité historique est donc plus complexe que ce que le discours idéologique prétend. Très bien, mais cui bono ? Ou en termes plus militants : de quoi peut-on se saisir dans cette analyse historique afin de penser notre action politique actuelle ?
Si l’on reprend l’affirmation de Bonneuil et de Fressoz au début de leur ouvrage : « chaque récit d’un » comment en sommes-nous arrivés là ? » constitue bien sûr la lorgnette par laquelle s’envisage le » que faire maintenant ? » », que nous apprennent les cinq récits des auteurs en termes concrets de lutte pour l’émancipation ? On peut supposer que les auteurs isolent cinq cibles stratégiques prioritaires : se réapproprier les questions énergétiques et techniques, lutter contre les appareils militaires et répressifs, lutter contre le consumérisme, se ré-approprier l’histoire des « grammaires de la réflexivité environnementale », et se ré-approprier l’histoire des luttes contre le progrès techno-scientifique. Cela forme un vaste programme, par ailleurs très enthousiasmant et prometteur en termes d’émancipation. Mais comment (ou plutôt pourquoi) articuler tous ces éléments ? A cela les auteurs ne répondent guère.
Il me semble que l’approche de Bonneuil et de Fressoz, afin d’être pleinement satisfaisante, mériterait d’être complétée par une théorisation plus systémique de ces questions. À qui profite le crime de l’Anthropocène ? Si les auteurs semblent prompts à remettre en avant les inégalités sociales et des acteurs tels que les États, l’armée, et les grandes firmes industrielles dans leurs histoires de l’Anthropocène, on remarquera que le mot « capitalisme » n’apparaît que très rarement dans le corps du texte, et surtout jamais dans l’objectif de monter en généralité pour éclairer les logiques structurelles en jeu derrière l’histoire de l’Anthropocène.
La proposition d’en finir avec la notion de « crise environnementale » me semble particulièrement révélatrice sur ce point. Il s’agit de partager avec les auteurs un certain degré de pessimisme concernant l’état actuel des dégradations environnementales et le caractère probablement irréversible de ces dernières. Mais cela ne peut pas être le seul justificatif du rejet du terme de « crise ». En particulier, dans une approche historique matérialiste, c’est-à-dire qui prend comme moteur de l’histoire l’organisation en classes sociales de la production, la notion de crise est particulièrement pertinente en ce qu’elle exprime un certain degré d’aboutissement des antagonismes de classe. La crise est ainsi une période d’expression des contradictions, et du possible renversement de ces dernières. De ce point de vue, il me semble pertinent de dire que nous vivons à l’heure actuelle une « crise environnementale », dans le sens où la période que nous connaissons est objectivement celle de l’expression d’une contraction fondamentale entre le mode de production capitaliste et les équilibres naturels20, et d’un possible dépassement de cet antagonisme.
Autrement dit, une systématisation qui pourrait être tirée du développement de Bonneuil et de Fressoz est que l’Anthropocène, non seulement comme discours idéologique mais aussi comme fait historique, répond à un projet de classe. Celui d’une classe économique bourgeoise et de ses profits à court terme, que ceux-ci passent par des gains de productivité poussés par des nouvelles techniques de production, par le soutien économique, militaire et infrastructurel des États, et, inévitablement, par la transformation et la dégradation de la nature et de nos environnements de vie.
Le détail a son importance. Il ne s’agit pas de critiquer le manque de théorisation systémique de la part des auteurs par simple goût pour la sophistication théorique ou par réflexe intellectuello-matérialiste. C’est qu’une question centrale est éludée par cette omission : celle du/des sujet·s émancipateur·s de l’Anthropocène. On comprend le dilemme : via leur brillant exposé, Bonneuil et Fressoz visent avant tout à déconstruire le caractère anthropocentré du discours sur la responsabilité des dégradations environnementales. Il peut dès lors sembler problématique, ou regrettable, de rabattre la complexité réintroduite dans l’histoire de l’Anthropocène sur un nouveau sujet de responsabilité ou d’émancipation. Si, dans une démarche purement intellectuelle (tant bien même celle-ci existerait) cette montée en généralité peut sembler superflue et source d’imprécisions, elle est une nécessité dans une démarche militante.
Car affirmer que l’Anthropocène et le mode de production capitaliste sont historiquement indissociables, ce n’est pas seulement proposer une grille de lecture qui pointe des responsabilités et fait émerger un sujet de l’émancipation, c’est aussi et surtout aborder le champ des discussions stratégiques. C’est précisément sur ce point que la nécessité d’une analyse anticapitaliste au sein de la critique écologiste se fait sentir. Pour faire bref21, celle-ci fait apparaître que les rapports de production capitalistes s’inscrivent dans une contradiction intrinsèque entre la logique d’accumulation du capital et la reproduction de la trame de vie écologique. C’est que le capitalisme touche à l’objet même du rapport entre hommes et nature : l’activité productive. Un rapport à la nature émancipé implique un plein contrôle collectif et démocratique de l’activité de production, et par là-même un dépassement des rapports capitalistes. Aussi, si la résolution des antagonismes de classes n’est pas une condition suffisante à l’arrêt du chaos écologique, elle en est cependant une condition nécessaire.
Marx écrivait dans l’Idéologie allemande qu’« en produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même ». Mais pour autant tout ceci continue de s’inscrire dans un processus naturel : « produire la vie, aussi bien la sienne propre par le travail que la vie d’autrui en procréant, nous apparaît donc dès maintenant comme un rapport double : d’une part comme un rapport naturel, d’autre part comme un rapport social »22. Le problème qui se pose, à mon sens et dans une perspective émancipatrice, dans l’histoire anthropocénique des deux siècles passés comme aujourd’hui, c’est que ce double rapport est aliéné. Aliéné, parce que les profits d’une minorité possédante décident à la place d’une majorité, de ses activités productives, donc de son rapport à la nature, et donc in fine de son histoire.
Insister sur la nécessité d’une critique du capitalisme au sein de la critique écologiste n’implique cependant pas de rabattre les luttes écologistes au simple statut d’annexes des luttes pour l’émancipation économique. Bien au contraire, il s’agit d’affirmer la spécificité de ce champ de lutte, et son entrecroisement avec d’autres dimensions de l’émancipation, notamment féministe, antiraciste et anti-impérialiste. Il s’agit cependant aussi de disposer d’une ligne stratégique qui permette de penser l’activité tactique quotidienne des luttes écologiques sans se tromper d’ennemi·e·s. Dénoncer le consumérisme, le progrès, et la technique en soi, sans une perspective matérialiste qui permette de les relier notamment à des enjeux de classes, peut très vite amener le mouvement écologiste à des orientations stratégiques délétères.
Pour conclure, on ne pourra que saluer le travail produit par Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz à travers leur ouvrage. Ils nous offrent un texte riche et politique, qui ne manquera pas d’ouvrir des pistes fécondes pour les militant·e·s et penseuses/eurs critiques. Articulés au sein d’une théorisation plus systémique qui reste à produire, leurs récits peuvent se transformer en de réelles armes pour les mouvements de contestation écologistes, car ils permettent de se ré-approprier de manière critique notre histoire, celle de la dégradation de la nature pour les profits d’une classe, et celle des luttes contre un progrès techno-scientifique aliénant.
Notes
- 1.Paul J. Crutzen, « Geology of mankind », Nature, 2002, vol. 415, no 6867, p. 23‑23. La notion d’Anthropocène continue par ailleurs de faire débat au sein de la communauté des sciences de la Terre. Lors du congrès de l’Union internationale des sciences géologiques en 2012, il fut décidé de reporter la décision sur l’adoption de cette nouvelle époque géologique. Un groupe de travail a été spécialement nommé pour étudier cette question, et devrait remettre son rapport en 2016.
- 2.Via notamment l’organisation des séminaires « Une histoire de l’Anthropocène. Capitalisme, technoscience et nature aux XIXe et XXe siècles » à l’École des hautes études en sciences sociales depuis 2011, et du colloque international « Thinking the Anthropocene » qui s’est tenu à Paris des 13 au 15 novembre 2013, autour des figures de Bruno Latour, Peter Sloterdijk, et d’Isabelle Stengers entre autres. La collection Anthropocène Seuil, dirigée par Christophe Bonneuil, compte à l’heure actuelle deux autres publications : André Cicolella, Toxique planète. Le scandale invisible des maladies chroniques, 2013 et Clive Hamilton, Les Apprentis-sorciers du climat. Raisons et déraisons de la géo-ingénierie, 2013.
- 3.Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes: essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991.
- 4.Sur ce point, on pourra notamment lire Donna Haraway, « Savoirs situés : La question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle. », in Manifeste cyborg et autres essais, trad. fr. Denis Petit et Nathalie Magnan, Exils éditeur, 2007.
- 5.Sur les rapports entre « démocratie » et ressources énergétiques, on pourra se référer au retentissant livre de Timothy Mitchell et Christophe Jaquet, Carbon democracy: le pouvoir politique à l’ère du pétrole, Paris, La Découverte, 2013. Pour une analyse plus directement militante, on pourra lire l’analyse de Barry Commoner, Oil, energy and capitalism, http://climateandcapitalism.com/2013/07/30/exclusive-an-unpublished-talk-by-barry-commoner/, dantant de février 1976 et rendue publique seulement en juillet 2013 grâce au travail de la revue en ligne Climateandcapitalism.
- 6.Sur ces points, voir Anthony Giddens, Les Conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994 ; Ulrich Beck, La société du risque: Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2008 ; Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, op. cit.
- 7.Pour une introduction aux concepts de « biopouvoir » et « biopolitique », voir Katia Genel, « Le biopouvoir chez Foucault et Agamben », Methodos. Savoirs et textes, 2004, no 4.
- 8.Sur ces questions, voir notamment Neil Smith, « Nature as accumulation strategy », Socialist register, 2007, no 43 ; Geneviève Azam, Christophe Bonneuil, et Maxime Combes, La nature n’a pas de prix. Les méprises de l’économie verte, Paris, les Liens qui libèrent, 2012 ; Razmig Keucheyan, « Quand la finance se branche sur la nature », Le Monde diplomatique, 03/2014.
- 9.Voir l’article de Chakrabarty qui a connu un fort retentissement en 2009, et la réponse des historiens français Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher : Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History: Four Theses », Critical Inquiry, 2009, vol. 35, no 2, p. 197‑222 ; Fabien Locher et Jean-Baptiste Fressoz, « Modernity’s Frail Climate: A Climate History of Environmental Reflexivity », Critical Inquiry, 2012, vol. 38, no 3, p. 579‑598.
- 10.Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010.
- 11.John Bellamy Foster, « Ecological imperialism : the curse of capitalism », Socialist register, 2004, no 40.
- 12.Voir notamment Jean-Baptiste Fressoz, « Pour une histoire désorientée de l’énergie », Entropia, 2013, no 15.
- 13.Sur cette question, se référer à Bruce Podobnik, Global Energy Shifts: Fostering Sustainability in a Turbulent Age, Temple University Press, 2005.
- 14.On peut notamment penser aux effets dévastateurs de la guerre des tranchées sur la fertilité des terres du nord-est de la France après la Première Guerre mondiale, aux bombardements nucléaires de Hiroshima et Nagasaki et à leurs effets humains et environnementaux désastreux, à l’usage des bombes incendiaires, du napalm et des agents défoliants durant la guerre du Vietnam, etc.
- 15.On peut songer notamment à l’importance des commandes de pétrole de la Marine britannique avant la Première Guerre mondiale, puis aux développements techniques fondamentaux concernant les moyens de locomotion à essence durant la Première Guerre mondiale, qui s’avérèrent tous deux cruciaux afin de construire un marché du pétrole rentable. On peut penser aussi au cas de l’atome, emblématique du rôle moteur des logiques militaires dans le développement historique des techniques énergétiques, ou encore aux transferts de techniques incessants depuis la Première Guerre mondiale entre armée, chimie et agriculture.
- 16.Sur ces questions, voir notamment le volume n°33 « Earth Sciences in the Cold War Guest » de Social Study of Science (2003), et plus généralement l’ouvrage de référence Dahan A. et D. Pestre (dir.), Les Sciences pour la Guerre, 1940-1960, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2004.
- 17.Neil McKendrick, John Brewer, et John Plumb, The Birth of a consumer Society. The Commercialisation of Eighteenth Century England, London, Europa Publications, 1982.
- 18.Il s’agit notamment du concept néo-hippocratique de « circumfusa », hérité du XVIIIe siècle, de celui de « climat », mais aussi de la notion de « rupture métabolique » présente dans les écrits de Marx, ou encore de celui d’« entropie » tel que théorisé par le penseur de la décroissance Nicholas Georgescu-Roegen. (voir Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, Le climat fragile de la modernité – La Vie des idées, http://www.laviedesidees.fr/Le-climat-fragile-de-la-modernite.html ; John Bellamy Foster, Marx’s ecology materialism and nature, New York, Monthly Review Press, 2000 ; Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance: entropie, écologie, économie, Paris, Ellébore-Sang de la terre, 2006.)
- 19.Voir notamment Denis Woronoff, Forges et forêts. Recherches sur la consommation proto-industrielle de bois., Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1990 ; Vincent Bourdeau, François Jarrige, et Julien Vincent, Les luddites: bris de machines, économie politique et histoire, Maison-Alfort, È®e, 2006 ; Cédric Biagini et Guillaume Carnino, Les luddites en France: résistance à l’industrialisation et à l’informatisation, Montreuil, L’Echappée, 2010 ; Peter Thorsheim, Inventing pollution: coal, smoke, and culture in Britain since 1800, Athens, Ohio, Ohio University Press, 2006.
- 20.Sur ce point, voir les travaux de James O’Connor, Natural Causes: essays in Ecological Marxism, New-York, Guilford Press, 1997.
- 21.Pour approfondir les réflexions sur les rapports entre écologie et marxisme, on pourra se reporter à l’éclairante analyse de Daniel Bensaïd, « Le tourment de la matière. Marx, productivisme et écologie », octobre 1993, http://danielbensaid.org/Marx-productivisme-et-ecologie.
- 22.Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1976
Source : contretemps
Crédit photo : Thierry Tillier