Mon téléphone s’est mis à vibrer sur la table. En regardant l’écran, je me suis senti immédiatement un peu coupable. Edgard m’appelle le 19 janvier. Ça fait des lustres que je n’ai pas pris la peine de le contacter. Je suis (un peu) plus jeune que lui et je me sens donc autorisé à penser qu’il va me tenir la jambe avec des trucs de vieux. En décrochant je ferais donc une bonne action…
Et c’est pourtant lui qui s’excuse de ne pas m’avoir appelé depuis longtemps… « C’est l’hiver, je me calfeutre chez moi, j’ai l’impression que le téléphone n’est pas bien isolé, le froid doit pouvoir rentrer par-là » me dit-il. Mentalement je fais le gros dos et je lui souhaite une bonne année.
Il me répond tout de go « c’est justement pour cela que je t’appelle, ma voisine m’a apporté une grande boîte de galettes, fabrication maison avec des œufs de cane. Je ne vais pas pouvoir manger tout ça, tout seul… » L’invitation me semble évidente. « Et en plus, j’ai acheté une bouteille de goutte… » Je ne peux donc pas la refuser.
Mille milliards de mille sabords
Je n’ai pas eu le temps de rentrer chez lui qu’il me lançait des chiffres astronomiques à la tête : « A la télé ils disent que c’est la crise, ça va mal. L’année passée il y avait 62 personnes très riches qui possédaient une montagne de milliards de dollars — je ne me souviens plus combien — et maintenant, ils ne sont plus que 8. Tu te rends compte si même les très riches s’appauvrissent… »
Je pense que le message d’OXFAM est mal passé : « Edgard, si en 2016, ils ne sont plus que 8 qui possèdent autant de richesses que 3,6 milliards d’autres — les plus pauvres — ça ne veut pas dire qu’ils s’appauvrissent, au contraire, ils s’enrichissent à une vitesse astronomique. D’ailleurs en 2012 il fallait 159 d’entre eux pour faire le poids, 92 en 2013, 85 en 2014, et 62 en 2015. »
Edgard me sert une goutte. « Tu crois ? »
« Edgard, tu veux un exemple ? »
« T’as déjà goutté les galettes ? »
« Tu sais qui c’est Bill Gates ? »
« Le patron de Microsoft ? »
« Oui, c’est un des 8 multimilliardaires de 2016, c’est même le chef d’escadrille. En 2015, à travers sa fondation « Belinda-Gates », il possédait un gros paquet d’actions de Caterpillar. On estimait ça à une valeur de 999,6 millions de dollars. Et depuis l’annonce de la suppression de 10.000 emplois et la fermeture de plus de 20 sites de production à travers le monde, la valeur de l’action est passée de 58 à 96 dollars soit un gain de 40% ! »
Edgard ouvre grand les yeux, je vois qu’il est en train de calculer. « Ça lui fait +/- 400 millions de dollars en plus ? »
« Oui, Edgard, tu commences à comprendre, mais il n’y a pas que du Caterpillar dans le portefeuille d’actions de Bill Gates, ‘sa fortune a augmenté, selon les chiffres de Bloomberg, de 6,2 milliards en 2016, s’élevant maintenant à plus de 90 milliards de dollars’. [1] »
Edgard se gratte le front. Il réfléchit un instant et me demande « Donc selon toi, Caterpillar se porte bien, si Bill Gates en retire autant ? »
« Et bien non, Edgard ! « En fait les affaires ne tournent pas bien. Selon les journaux spécialisés, les ventes de Caterpillar ‘baisseront en 2016 pour la quatrième année d’affilée (à 39,9 milliards de dollars). Entre 2012 et 2016, elles auront ainsi fondu de 40% [2].’ Les actionnaires continuent à absorber les bénéfices, même quand il n’y en n’a pas, et c’est l’emploi qui sert de variable d’ajustement [3]. Donc les travailleurs qui trinquent et qui s’appauvrissent. »
Là-dessus il a resservi une goutte et a plongé sa main dans la boîte à galettes aussi prestement qu’un administrateur de Publifin…
fRED
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[1] http://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/0211220194426-la-fortune-de-bill-gates-depasse-la-barre-des-90-milliards-de-dollars-2022263.php#xWvccoCIsdeTTQpj.99
[2] http://www.lecho.be/les_marches/homepage/Caterpillar_reproche_aux_analystes_leur_exces_d_optimisme.9848166-7815.art
[3] Variable d’ajustement : Ressource que l’on fait varier en premier selon les besoins.