Il y a quelques semaines, la lettre ouverte Rompez le silence à propos de la répression en Turquie a été rendue publique. Cette lettre avait été signée par environ 220 personnes appartenant à tout l’éventail progressiste. Les signataires y appelaient l’opinion publique, les
Partis politiques belges et plus particulièrement la gauche et le mouvement syndical à :
Se prononcer avec détermination contre les poursuites possibles du régime turc à l’encontre des signataires de l’appel d’académiciens et autres activistes démocrates, journalistes etc
Faire entendre leur protestation contre la guerre menée par le régime AKP contre une partie de sa propre population.
Prendre clairement position sur les conséquences possibles sur les relations Belgo-Turques de la politique répressive suivie par le régime turc et se prononcer clairement pour le droit à l’autodétermination du peuple Kurde.
S’opposer à l’accord qui avait été conclu à propos de la politique d’asile, où du soutien avait été promis pour à la Turquie pour qu’elle retienne les réfugiés de la région (principalement de Syrie) alors qu’entretemps, un silence assourdissant est gardé sur la répression de sa propre population et la politique toujours plus autoritaire d’Erdogan.
Avec la communication de la lettre ouverte, tous les partis de gauche, ainsi que la CSC et la FGTB, avaient été interpellés nommément, avec la demande de faire connaître leur point de vue. Après quelques semaines, ça vaut la peine d’examiner de plus près les réactions, ou pire, l’absence de réactions des organisations interpellées.
Pour la clarté, je veux insister sur le fait que j’ai écrit cet article à titre personnel. Tous les signataires de la lettre ouverte ne partagent pas nécessairement les remarques ci-dessous.
La réaction du SP.A.
Jusqu’à présent, il est venu seulement la courte réaction suivante (par la bouche de son service de communication). Je la reproduis ici dans sa totalité :
« Nous avons bien reçu votre courrier avec la lettre ouverte à propos de la Turquie. Vous avez complètement raison lorsque vous vous posez des questions sur la politique de la Turquie à propos des droits de l’homme, les Kurdes, la liberté de la presse…
Notre parti se pose les mêmes questions et intervient à ce sujet à partir de l’opposition.
En même temps, il est absolument nécessaire que plus de réfugiés puissent être accueillis dans de meilleures conditions dans la région. C’est pourquoi nous trouvons important que nous entretenions de bonnes relations avec la région.
Ainsi, nous pouvons en même temps dénoncer de manière conséquente les conditions intolérables dans le pays.
Salutations amicales.
Service de communication SP.A ».
Quelques remarques :
●Bien joli que le SP.A. établisse qu’il partage nos questions à propos de la politique en Turquie. En ce qui concerne son intervention à ce sujet à partir de l’opposition : ceci est hélas tout simplement un mensonge. Ni au parlement fédéral, ni à la Commission des Relations Extérieures du parlement, il n’y a eu au cours des derniers mois ne serait-ce qu’une question posée à propos de la Turquie. Sans parler qu’il y aurait eu un vrai débat. Pas seulement par le SP.A, pas par n’importe quel autre parti au Parlement belge.
● Le couplet sur la nécessité d’accueillir plus de réfugiés dans de meilleures conditions dans la région, et pour ça la nécessité de bonnes relations avec le pays (et son gouvernement ?) appelle une série de questions. Ceci d’autant plus après le soutien que le président du parti Crombez a exprimé quelques jours plus tard en faveur du « plan Samsom » pour s’attaquer à la crise de l’asile (1). Samsom est le président du parti néerlandais socialdémocrate PvdA, qui fait partie d’un gouvernement ensemble avec les démocrates chrétiens et les libéraux. Les Pays-Bas sont momentanément président de l’Union Européenne, ce qui donne une dimension extra à sa proposition.
Dans ce « plan Samson », un deal avec la Turquie prend une place centrale, par où ce pays reçoit expressément en partage un rôle de « poste extérieur » de Fort Europa, tout comme dans les plans actuels émanant de l’Union Européenne pour s’attaquer à la crise de l’asile. En échange pour la prise de ce rôle, quelques solides milliards sont refilés à l’Etat turc. Dans ce plan la Turquie serait considérée à brève échéance comme un « pays sûr ». Une telle définition rendrait beaucoup plus difficile pour les réfugiés de Syrie de demander l’asile dans l’Union Européenne. Par-dessus le marché, ça rendrait aussi les choses encore plus difficiles que maintenant pour les candidats-réfugiés politiques fuyant l’état turc.
Heureusement, Groen, le PTB-PVDA et beaucoup de membres et même des sommités du SP.A. ont réagi en rejetant les paroles de Crombez (2) (3). Le soutien exprimé au plan Samsom a entretemps aussi été affaibli. Néanmoins, encore pas mal de politiciens sociaux-démocrates semblent encore vouloir aller plus loin pour obtenir une sorte de politique « push back » (voir e.a. les récentes déclarations de Johan Vande Lanotte qui continue à soutenir mordicus son prince héritier).
● « De bonnes relations » pour « pouvoir ainsi dénoncer les conditions intolérables dans le pays » ressemble alors aussi de manière suspecte à l’attitude que la diplomatie et les gouvernements belges continuent à avoir envers d’autres régimes pas précisément démocratiques dans la région (et en-dehors de celle-ci) : Arabie Saoudite, Israël, Egypte…
La – très polie- dénonciation occasionnelle des conditions intolérables reste ainsi toujours très subordonnée aux bonnes relations diplomatiques, militaires et surtout économiques. Je pense qu’on pourrait tout de même attendre précisément quelque chose de plus d’un parti d’opposition de gauche.
Le silence total des autres
Le PTB-PVDA, Groen, Ecolo, le PS et les syndicats n’ont hélas pas réagi du tout à cette lettre.
Naturellement, ce qui est encore beaucoup plus grave, c’est que la guerre croissante de l’état turc dans les régions kurdes ou la répression à l’égard de tout qui soutient l’appel des académiciens ou proteste d’une autre contre cette guerre, ne déclenche aucune réaction chez les partis de gauche. Ni au parlement, ni à la commission des relations extérieures du parlement (où le PTB–PVDA n’est pas représenté), ni via d’autres fora.
Dans cette commission, on a largement débattu au cours de la période écoulée, de la situation au Moyen Orient. La situation en Syrie, Arabie Saoudite, Iran … y a reçu beaucoup d’attention. Assez curieusement, la situation en Turquie, la répression envers les Kurdes etc semble toujours échapper à l’attention de tous les partis. Tout de même un oubli assez étrange.
Egalement sur les websites et dans les journaux des partis de gauche ou même de députés individuels et des syndicats, il n’y a pas la moindre expression de protestation ou de solidarité. Ils restent totalement absents en rue, dans les actions de solidarité qui ont aussi eu lieu dans notre pays contre la répression dans les territoires kurdes.
Pourquoi ce silence continu des partis de gauche et des syndicats ?
C’est à n’en pas douter insuffisant, mais une série de causes valent néanmoins d’être citées :
La communauté et les politiciens Turcs en Belgique
Hélas, une bonne partie des gens d’origine turque dans notre pays reste solidement influencée par le nationalisme et le chauvinisme turcs. L’influence de certaines formes d’islamisme dans la communauté y joue aussi un rôle. L’AKP, avec plus de 60% des voix (beaucoup plus qu’en Turquie même) est sorti de l’urne comme le plus grand parti auprès des électeurs de nationalité turque qui avaient été voter pour les dernières élections en Turquie. L’HDP, de gauche et prokurde, est sorti de l’urne comme 2e parti. Ce nationalisme turc est aussi partagé par beaucoup de politiciens et membres d’origine turque dans la gauche belge. A côté de ça, il y a aussi à gauche parmi eux des gens qui se rangent franchement derrière Erdogan. Les politiciens d’origine kurde sont alors de nouveau peu nombreux dans les partis belges.
Chez les politiciens avec des racines Turques, que ces partis encensent certainement trop
volontiers en période électorale à l’intention d’une partie de leur électorat, le désir de ne pas heurter une partie de leur électorat joue certainement un rôle. A côté de ça, joue aussi l’intérêt de leur accès à une série de medias turcs, en Turquie même et en Europe de l’Ouest, ou même le fait de mener une partie de leurs campagne électorale en Turquie même. Accès qui pourrait bien être mis en danger par une attitude trop critique envers le régime.
Il n’est pas non plus dénué d’intérêt de savoir que les personnes d’origine Turque ont presque toujours la double nationalité. S’exprimer publiquement comporte donc des risques pour beaucoup, pas seulement par exemple pour pouvoir voyager en Turquie, mais aussi pour la famille en Turquie etc. Mais est-ce que ceci peut être une excuse suffisante
pour des politiciens d’origine turque connus comme Fatma Pehlivan (SP.A) ou Meryem Almaci (présidente de Groen) pour se taire ou pire encore, pour certains, pour se présenter clairement à plusieurs reprises en apologistes d’Erdogan ?
Reste naturellement aussi la question de savoir si ici au pays, la gauche céder à ceci par pur opportunisme électoral ? Un soutien exprimé publiquement à l’opposition démocratique, sociale et kurde pourrait certainement aussi lui valoir de la sympathie chez une bonne partie de la communauté turque et kurde dans notre pays. Puis il y a aussi naturellement que les conceptions de la plupart des gens dans cette communauté turque ne sont pas immuables, pas plus que la société ne l’est en Turquie.
La Turquie comme alliée de l’OTAN
Pour des partis comme le SP.A et le PS, qui se sont comportés et se comportent encore comme des partis « responsables », porteurs de l’Etat, la volonté de garder la Turquie, alliée de l’OTAN, comme amie joue certainement aussi un rôle. Même si cette alliée se comporte de manière toujours plus changeante sous Erdogan et que le régime turc contrecarre régulièrement la stratégie (pour autant qu’il en soit question) de ses alliés au Moyen-Orient et plus précisément en Syrie.
Ceci ne joue naturellement aucun rôle pour le PVDA-PTB, qui est formellement toujours du côté opposé à l’OTAN, et s’oppose aussi au parlement à la participation belge à des interventions militaires au Moyen-Orient.
La Turquie comme poste extérieur de Fort Europe
J’ai déjà parlé de la prise de position du SP.A et il est grandement à craindre que le PS y souscrive en grande partie. Un véritable autre son ne s’est pas fait entendre jusqu’à présent. En tout cas, la position de la social-démocratie lorsqu’elle était encore plus au pouvoir n’était pas de nature à aborder le crise de l’asile plus humainement ou à prendre une position plus critique vis-à-vis du régime d’Erdogan, à inspirer fort confiance.
Ceci vaut certainement aussi pour l’attitude de différents de ses partis frères. Pensons seulement à la position de Hollande, des démocrates danois qui à partir de l’opposition appuient même l’approche la plus droitière des demandeurs d’asile, etc. Nous pouvons aussi déjà partir du point de vue que le plaidoyer commun de la chancelière allemande Angela Merkel (CDU) et Erdogan, chez qui elle est momentanément en visite, pour traiter le trafic humain clandestin à partir de la Turquie dans le cadre de l’OTAN est aussi discuté avec le partenaire gouvernemental SPD. Je suis déjà très curieux de savoir ce que les PS et SP.A. pensent de ceci…
Comme nous l’avons vu, aussi bien Groen que le PVDA-PTB ont heureusement réagi avec vigueur contre le soutien de Crombez au « plan Samsom ». Dans leur critique, les deux partis ont renvoyé à juste titre au fait que la situation des réfugiés de Syrie en Turquie est tout sauf sûre, et que l’état Turc fait tout sauf remplir ses obligations sur ce plan..Mais à propos de la répression, des mesures non démocratiques et violations des droits de l’homme en Turquie même à l’égard de sa propre population et principalement les Kurdes, les deux partis se taisent. Ici aussi il est tout de même bien question d’une curieuse lacune dans le message.
Désintérêt pur et simple
Peut-être encore bien la pire raison de toutes, mais hélas pas à exclure. Il se passe maintenant une fois de plus de choses importantes dans le monde. Et ce qui se passe en ce moment en Syrie et Irak ou ce qui détermine dans notre propre pays l’illusion politique du jour, n’est-il pas de fait beaucoup plus important ? Il ne semble en tout cas pas que dans les deux partis, syndicats ou leurs services d’étude, il circule beaucoup de gens qui suivent sérieusement la Turquie ou la question kurde, ou alors ce doit être une série de politiciens d’origine turque qui, pour leurs propres raisons, y ajoutent le silence.
Il y a du progrès
Néanmoins, un certain nombre de choses sont en mouvement. C’est ce qui ressort de beaucoup de réactions rejetant le soutien de Crombez au plan Samsom, où beaucoup de membres et sympathisants du SP.A se sont fait entendre avec force, que la situation en Turquie elle-même, pas seulement pour les réfugiés de Syrie et Irak en Turquie, joue certainement un rôle auprès de beaucoup de gens. A un moment où le régime d’Erdogan joue toujours plus durement la carte de la répression contre les voix critiques dans sn pays et la guerre contre les Kurdes, avec la boucherie récente commise par l’armée dans la ville kurde Cizre comme triste point culminant, ceci n’a naturellement rien d’étonnant.
Je peux seulement espérer que des initiatives comme la lettre ouverte peuvent contribuer à une plus grande attention pour la situation en Turquie et pour la cause Kurde. Et surtout que la période à venir conduise aussi à un mouvement de solidarité plus fort, par lequel les gauches et les mouvements démocratiques Turque et Kurdes reçoivent enfin le soutien qu’ils méritent.