Suite aux élections législatives argentine qui ont vu la gauche radicale obtenir de très bons résultats, nous publions une traduction de l’entretien de Claudio Katz et Eduardo Lucita, réalisé par Franck Gaudichaud pour Rebelión le 29 octobre 2013.
Dimanche 27 octobre 2013 se déroulaient les élections de mi-mandat en Argentine. Les résultats peuvent avoir d’importantes conséquences dans le pays et dans toute la région. Claudio Katz et Eduardo Lucita sont membres du collectif EDI (Economistes de Gauche [1]
Franck Gaudichaud – Quelle analyse faites-vous du résultat de ces élections ?
Claudio Katz (CK) : C’est une élection sans surprise dans la mesure où les primaires [une sorte d’avant-premier tour, obligatoire, qui disqualifie les petits partis, NdT] annonçaient un recul de la majorité de gouvernement, rendant impossible la ré-élection de Cristina [Fernandez de Kirchner]. La présidente n’a plus les moyens de choisir le prochain président, comme a pu le faire Lula avec Dilma au Brésil. Néanmoins, avec 32% des voix à l’échelle nationale, elle dirige toujours la principale minorité et conserve le quorum dans les deux chambres. L’aspect le plus important est l’apparition d’une structuration forte à droite en vue de la succession, le Front Rénovateur (FR), qui obtient 43% des votes dans la province stratégique de Buenos Aires [2] (qui contient 37% des inscrits). Le FR est dirigé par un maire d’une ville cossue de la banlieue de Buenos Aires, Sergio Massa, et comporte de nombreux anciens kirchnéristes, des courants du Parti Justicialiste (PJ [le parti de la présidente, héritier du péronisme, NdT]) et du syndicalisme traditionnel. Avec une marge de 12 points sur le candidat du gouvernement, il se place à l’échelle nationale dans la perspective d’un changement présidentiel en 2015.
Eduardo Lucita (EL) : Dans la nouvelle configuration qui a suivi les primaires, le gouvernement a repris à son compte dans les derniers mois une bonne partie du programme de la droite, laissant de côté ses slogans de confrontation : « choisir » et « approfondir le modèle ». Il a suivi la ligne de son allié de droite Daniel Scioli, tenant un discours ferme sur le sujet délicat de la sécurité tout en maintenant un silence complice sur la connivence entre l’appareil d’Etat et le narcotrafic. Sur le plan économique, le gouvernement a entrepris un virage vers le ré-endettement, en se pliant au CIADI [centre de règlement des conflits financiers de la Banque mondiale] et en passant des accords avec la Banque mondiale et le FMI. Nous verrons si c’est le début de l’ajustement que demande la classe dominante ou si Cristina préfère laisser ce dossier au prochain président. Ces deux questions dépendront d’un choix stratégique. Le kirchnérisme peut se réincorporer au péronisme en acceptant ce tournant conservateur ou parier sur son auto-construction en imaginant un futur retour de Cristina. Pour l’instant, on observe des signaux contradictoires.
Comment voyez-vous la situation dans l’optique de 2015 ?
CK : La lutte pour 2015 a clairement commencé au sein du justicialisme, entre Massa (FR) – un maire parvenu, qui s’est assuré le soutien des principaux leaders de l’industrie, les banques et le secteur agricole et Scioli, qui se pose en vice-président et gouverneur. Il se présente en garant d’une transition institutionnelle, qui rassure un establishment qui garde en mémoire les fins mouvementées des administrations d’Alfonsín, Menem et De la Rúa.
EL : Il faut également suivre l’intervention de la droite de Macri (du parti Union-PRO) dans ces restructurations : il a obtenu un bon résultat dans la capitale (39%, et pratiquement 8% à l’échelle nationale). En fonction de l’alliance qu’il choisira, il peut faire pencher la balance en faveur d’une des composantes du PJ. Il ne faut pas non plus négliger le rôle des candidats du pan-radicalisme, une sorte de centre droit républicain, tels que Binner (un socialiste qui a remporté un véritable succès en obtenant 42% dans sa province de Santa fé) et Cobos (un radical, qui a remporté l’élection dans la province de Mendoza avec 48% des votes). Si le péronisme se présente divisé, il y a de grande chance qu’il y ait un second tour. Les élections de dimanche 27 octobre 2013 nous laisse avec cette situation ouverte et chaotique, avec un nouvel aspect, la forte progression de la gauche anticapitaliste.
Ce point m’intéresse en particulier : quelle est l’importance de cette progression et comment l’expliquer ?
EL : Avec les informations encore partielles dont nous disposons [l’interview a eu lieu quelques heures après la fin du vote], la gauche obtiendrait 1 400 000 votes. Le Front de gauche et des travailleurs (FIT, un front électoral des principaux partis de gauche, trotskystes, NdT) s’empare de l’essentiel de cet impressionnant total, avec 1 250 000 voix. Il faut se souvenir que plusieurs forces n’ont pas passé les primaires. Ce bond était annoncé par le score du FIT aux primaires – presque un million de voix, immédiatement suivi par des élections locales, comme dans la ville de Salta où il a obtenu 20%. On peut également mentionner les élections universitaires à Buenos Aires, où le FIT a également progressé et obtenu la majorité des centres étudiants. Ce résultat aux législatives dépasse largement les scores historiques du Front du Peuple (FREPU) et la Gauche Unie (IU), des alliances du MAS et du PC, ou Autodétermination et Liberté, AyL, de Luis Zamora). Le FIT obtient trois députés nationaux, en rate deux de peu, un député au niveau provincial et des représentants dans sept assemblées. Il est trop tôt pour faire un tableau complet. La province de la Terre de Feu, une enclave de l’extrême sud avec une industrie d’électronique et d’électroménager, un dirigent métallo avec un passé de militant de la gauche lutte de classe s’est présenté sans autre étiquette que celle de candidat des travailleurs et a obtenu 22% et un mandat de député national.
CK : C’est le meilleur résultat électoral pour la gauche depuis l’arrivée du péronisme. L’importance de ce résultat saute aux yeux et ouvre de nouvelles perspectives à gauche. La nouveauté est électorale : l’existence d’une gauche militante n’est pas nouvelle, et elle a su conserver une présence significative au plan syndical et étudiant même lorsque le kirchnérisme était au plus haut.
Pour moi, ce très bon résultat électoral est un mandat pour la lutte. Ce fort appui répond à une intuition populaire qui sent venir l’austérité et attend d’avoir à défendre ses acquis dans la rue. Une partie importante de la population refuse que l’expérience kirchnériste se finisse par un retour de balancier à droite. On assiste à un changement dans les consciences, en particulier dans l’intérieur du pays. Pendant des décennies, la seule ambition pour la gauche était d’obtenir un député à Buenos Aires ou dans sa province (où la politisation est plus importante). Désormais, la gauche peut prétendre compter dans le reste du pays (usuellement plus conservateur), où les liens entre le gouvernement et les oligarchies provinciales ont été très forts. Le kirchnérisme n’y est pas l’expression des secteurs les plus progressistes (comme les intellectuels de Lettre Ouverte ou le programme de la télévision officielle 6, 7 et 8), c’est au contraire le parti des gouverneurs conservateurs et du justicialisme orthodoxe.
EL : Il faut également prendre en compte un autre facteur de la percée de la gauche, la fulgurante érosion du centre gauche en opposition à Kirchner, qui s’est dissous dans le pan-radicalisme, et la fragilisation des progressistes qui avaient cherché à réoccuper cet espace laissé vacant. La seule opposition de progrès au gouvernement a donc été la gauche anticapitaliste.
Cela dit, la gauche s’était présenté de nombreuses fois aux élections sans jamais obtenir ce type de résultats…
CK : tout à fait. Cette fois le FIT a mené une campagne électorale centrée sur des revendications précises (la fin des impôts sur le salaire, l’opposition à Chevron, pas de salaires inférieurs aux besoins des familles, taux de remplacement de 82% pour les retraités…), qui a tranché avec les messages vagues des partis traditionnels faisant appel au bonheur, au sourire et à la famille, comme s’ils vendaient du dentifrice. Les partis de gauche ont changé leur mode d’intervention électorale. Ils n’ont pas mené campagne pour un gouvernement des travailleurs ou en attaquant les candidats du patronat. Ils ont compris que dans un studio télé, on ne peut pas parler comme dans un meeting et que la trahison social-démocrate ne réside pas dans le port de la cravate. Ils ont même appelé au vote utile, mettant en avant le besoin d’envoyer des députés à l’assemblée avec le reste des élus. Cette maturité aurait été vu comme une trahison à une autre époque, une expression de « parlementarisme démocratisant ».
EL : Il faut également rappeler que la construction de porte-paroles politiques reconnus est un long processus avec peu de rénovation et de grandes oscillations. La continuité a été payante pour Altamira (FIT) et Zamora (AyL), dont l’écho public s’est accru grâce aux journées de 2001 ou à l’assassinat du jeune militant Mariano Ferreyra. Les grands médias ont de plus joué un rôle déterminant en n’agressant pas la gauche et en se concentrant sur leur principal ennemi, le kirchnérisme. Ils ont œuvré pour les candidats de la droite mais sans attaquer la gauche. Dans un contexte de faible mobilisation sociale, ils ont suspendu temporairement le message usuel de rejet et de terreur, qui reviendra à fond dès que ressurgiront les piquets et les mobilisations.
De toute façon, à mon avis, il y a un manque dans le discours de gauche au niveau de la critique antisystème. La participation aux institutions ne doit pas se résumer à porter une liste de revendications reconnues par les secteurs ouvriers et populaires ; il faut également utiliser ces institutions pour faire avancer les consciences, pour expliquer que le principal frein à la lutte contre les conséquences néfastes du capitalisme, c’est le système du capital lui-même.
Cette percée de la gauche rompt-elle la domination politique traditionnelle du péronisme ?
CK : Ça fait presque 6% à l’échelle nationale, avec de bons résultats dans les zones ouvrières et populaires (par exemple dans la zone pétrolière du sud du pays, le FIT a fait 15%). Je crois que pour l’instant c’est une érosion de la domination. La gauche refait son apparition dans un contexte de crise du péronisme, suivant un scénario classique de l’histoire argentine. Une nouvelle opportunité s’ouvre, qui peut se consolider ou se dissoudre. La gauche a déjà percé de nombreuses fois dans le passé dans parvenir à s’établir comme alternative. Elle y est parvenue dans les années 70 avec l’option lutte de classe et a été neutralisée par le retour de Perón ; idem à la fin de la dictature. Elle s’est retrouvée invisibilisée par le tsunami d’Alfonsin, a réapparu à la fin des années 80 avec l’IU et le FREPU avant de se diviser. Elle est intervenue avec force après les journées de 2001 et n’a pas su construire collectivement.
EL : j’ajouterai qu’aujourd’hui émerge une nouvelle génération qui cherche un chemin de rupture politique plus seulement syndicale avec le péronisme. Les premières candidatures significatives de la gauche indépendantes sont un élément prometteur, qui a provoqué un débat intéressant et utile dans des secteurs qui ont commencé à dépasser la tradition paralysante de l’autonomiste anti-électoral.
Sur Rebelión, on a publié plusieurs de vos textes où vous étiez très critique du FIT. Est-ce que vous êtes toujours sur cette position ?
CK : Oui, pour trois raisons en particulier : 1) leur analyse d’une continuité entre le kirchnérisme et le système de Menem, qui les conduit a adopter une position neutre face aux conflits qui ont opposé le gouvernement à la droite et au grand patronat ; 2) la réduction de toute la gauche à un front trotskyste orthodoxe et 3) la disqualification de tous les processus de radicalisation en Amérique Latine. Mais ces différences ne nous empêchent pas d’acter la nouvelle réalité politique dans la gauche organisée. Cette évolution nous oblige à revoir nos jugements et nos vieilles querelles pour chercher les voies d’une confluence. Pour nous, le FIT devrait s’ouvrir au-delà des organisations qui le composent actuellement, et le reste de la gauche devrait répondre à cette ouverture, dans un processus de compréhension mutuelle et d’apprentissage.
EL : Il y a trop de preuves que dans un processus de politisation croissante, comme en Argentine depuis quelques années, il faut assumer clairement une alliance explicite avec la gauche organique, malgré les différences qui subsistent indubitablement. Dans notre cas, avec une orientation pour une grande Amérique Latine, sans sectarisme et en proposant à partir de cette position un terrain d’action commune avec les forces progressistes conséquentes.
CK : Il me semble impératif de travailler sur le champ à la préparation d’une candidature commune pour 2015. Une bonne partie de ceux qui ont voté à gauche se mettent à penser : que donnerait un gouvernement de cette couleur politique ? Que feraient-ils s’ils gagnent la présidentielle ? La réponse à cette aspiration est une articulation stratégique entre un accès électoral au gouvernement et à la lutte pour le pouvoir, à partir d’un programme que nous devons élaborer collectivement.
Le chemin est encore long. Nous devons affiner notre programme pour régler les problèmes du pays, avec des mesures précises sur les problèmes ardus de la dette, des impôts, du contrôle des prix, des nationalisations, du pétrole, de la conduite du contrôle des taux de change.
EL : Justement, à EDI, nous sommes déjà en train de préparer un atelier-débat sur la situation économique que nous souhaitons ouvrir à toute la gauche, pour affiner le diagnostique et les options possibles.
Enfin, quel peut être l’effet de ce résultat sur les relations avec le Venezuela, la Bolivie et l’Equateur ?
CK : Puisque c’est une élection de mi-mandat sans effet sur la présidence, ces résultats ne devraient pas avoir d’effets immédiats et significatif sur la politique extérieure. Mais il faut reconnaître le ton fortement anti-chaviste que les médias et l’opposition de droite ont développé pendant la campagne électorale pour préparer un futur réalignement sur les Etats-Unis. Des dirigeants de droite et du centre-droit, comme Macri, Carrió et Binner, appuient ouvertement Capriles [le principal opposant au successeur de Chavez, Maduro, NdT] et Scioli penche vers le même côté. L’establishment utilise la critique contre le Venezuela pour relancer l’option d’une politique économique néolibérale.
[1] La gauche argentine est marquée par une analyse de classe, par opposition au péronisme. Il faut donc entendre ce mot dans un sens plus fort qu’en France, NdT.
[2] Les provinces sont les Etats qui composent la république fédérale argentine. La province de Buenos Aires est la région entourant la capital, mais ne comporte pas la capitale qui bénéficie d’un statut autonome, NdT.
* http://www.contretemps.eu/interview…
* Traduction : Hugo Harari-Kermadec
Illustration: Nazir Tabouli (voir également sur le site de Risha project:http://rishaproject.org/pub15.html)
* Rebelión a publié cet article avec l’autorisation des auteurs sous licence Creative Commons et respecte leur liberté de le publié sur d’autres médias. Une politique qui a permis à Contretemps d’en publier cette traduction. Nos contenus également sont sous licence Creative Commons, libres de diffusion, et Copyleft. Toute parution peut donc être librement reprise et partagée à des fins non commerciales, à la condition de ne pas la modifier et de mentionner auteur·e(s) et URL d’origine activée.