Il nous faudra affronter la question des industries de sécurité qui prospèrent grâce aux craintes générées par l’inaction des gouvernements face au changement climatique.
Les leaders politiques mondiaux ne peuvent pas dire qu’on ne les avait pas avertis. En effet, au début décembre 2012, à la veille des négociations à l’ONU sur le climat au Qatar, aussi bien la Banque mondiale, que l’Agence Internationale de l’Energie et la firme internationale d’audit et d’expertise comptable PWC (PricewaterhouseCoopers) annonçaient que les niveaux de changement climatique atteindraient des zones dangereuses. Même la nature semblait sonner l’alarme avec des ouragans hors saison qui ont dévasté New York et quelques îles des Caraïbes et des Philippines. Devant un tel panorama, on aurait pu s’attendre à une réponse énergique de la part des gouvernements du monde. Or, le sommet de l’ONU a passé pratiquement inaperçu dans les médias internationaux et n’a abouti qu’à une nouvelle déclaration creuse. Selon Amis de la Terre, le sommet n’a été qu’une «farce», «un échec dans tous les sens du mot».
Face à l’un des plus grands défis auquel notre planète et ses peuples aient dû s’affronter, il est évident que «nos» leaders politiques ont échoué. Ainsi, à l’opposé saisissant de la grande action coordonnée qui a été mise sur pied pour sauver les banques en 2008 et pour appuyer le système financier, les gouvernements ont, sur la question du changement climatique, opté de rester en marge, laissant carte blanche aux marchés et aux géants des combustibles fossiles au lieu d’oser planifier une conversion des économies basées sur les émissions de carbone.
Pourtant, les gouvernements ne sont pas restés les bras croisés: ils se sont au contraire activés pour le changement climatique devienne une réalité. Car chaque usine de charbon construite en Chine, chaque puits pétrolier foré dans l’Arctique et chaque gisement de gaz de schiste exploité par fragmentation hydraulique aux Etats-Unis, fixe du carbone dans l’atmosphère pour une durée d’au moins mille ans, ce qui signifie que même si l’on prend des mesures radicales pour réduire les émissions au cours des prochaines années, cela ne suffira pas à empêcher que le réchauffement global ne s’emballe.
Le président de la Banque mondiale, Jim Yong Kim, a signalé que le rapport élaboré par l’institution qu’il dirige prévoit une augmentation des températures de 4 degrés Celsius avant la fin du siècle, ce qui donnera naissance à un monde «très inquiétant».
Pour la première fois, la question de comment payer les «pertes et les dommages» que le changement climatique provoque déjà parmi les populations les plus pauvres et les plus vulnérables du monde a pris une place importante à Doha (décembre 2012). C’est un paradoxe tragique que les discussions sur comment arrêter le changement climatique et comment s’y préparer (ce qui dans le jargon de l’ONU on appelle «mitigation [1] et adaptation») sont actuellement éclipsées par les demandes de réparation et par la préoccupation croissante – de la part des industriels et des assureurs, par exemple – concernant la question de savoir qui ou quel organisme vont payer les dommages occasionnés par le changement climatique.
Ces exposés sont profondément alarmants et démobilisant. Il est maintenant beaucoup plus facile aux gens d’imaginer un futur dystopique [contre-utopie] pour leurs enfants qu’un monde où l’on rassemble les efforts pour éviter les pires effets du changement climatique. Ainsi, loin d’impulser l’action de masse, la peur et l’insécurité semblent être en train de mener les gens à se désintéresser de ce thème ou de chercher consolation dans des théories de conspiration.
De la sécurité: pourquoi et pour qui?
Cette apathie est en train d’être exploitée par ceux qui accueillent avec satisfaction l’insécurité et de ce que le Pentagone a baptisé : «l’ère des conséquences», ou qui cherchent à en tirer profit. Dans le monde entier – et souvent derrière des portes closes – des sécurocrates et des stratèges militaires s’appliquent à pratiquer des «exercices de prospective». Contrairement à leurs chefs politiques, ils tiennent pour acquis le changement climatique et développent des options et des stratégies pour s’adapter aux «risques et aux possibilités» qu’il entraîne.
A peine un mois avant les négociations sur climat à Doha, l’Académie de Sciences des Etats-Unis a publié un rapport ordonné par la CIA pour «évaluer les preuves scientifiques sur les possibles connexions entre le changement climatique et les considérations en matière de sécurité nationale». Le rapport arrive à la conclusion qu’il serait «prudent que les analystes de la sécurité s’attendent à des surprises climatiques au cours de la prochaine décennie, y compris sous la forme d’événements isolés et potentiellement dévastateurs et des convergences d’événements survenant de manière simultanée ou séquentielle, et qu’ils soient de plus en plus graves et fréquents à l’avenir, survenant très probablement à un rythme qui va s’accélérer».
Le penchant des organismes militaire et des renseignements à prendre au sérieux le changement climatique a souvent été salué – sans aucune analyse critique – par les associations écologistes. Les organismes spécialisés en sécurité, de leur côté, affirment qu’ils ne font que leur travail. Mais il y a une question que très peu de personnes se posent: quelles conséquences a le fait de formuler le changement climatique en termes de sécurité plutôt qu’en termes de justice ou de droits humains?
Dans un monde déjà avili par des concepts tels que celui de «dommages collatéraux», les participants de ces nouveaux jeux de guerre climatique n’ont pas besoin de formuler clairement leurs buts, mais le sens profond de leur discours est toujours le même: comment les pays industrialisés du Nord – à une époque de pénuries potentielles croissantes et, on le suppose, des troubles croissants – peuvent-ils se protéger eux-mêmes de la «menace» des réfugiés climatiques, des guerres pour les ressources et des Etats en déliquescence, tout en maintenant le contrôle des principales ressources stratégiques et des chaînes d’approvisionnement? D’après la stratégie en matière de changement climatique et de sécurité internationale de l’Union européenne (UE), par exemple, «le changement climatique devrait être envisagé en tant que multiplicateur des menaces» porteur de «risques politiques et de sécurité qui affectent directement les intérêts européens».
Faire des affaires grâce à la peur
Les industries qui prospèrent grâce à la realpolitik de la sécurité internationale se préparent elles aussi au changement climatique. En 2011, le texte publicitaire d’une conférence sur l’industrie de la défense suggérait que le marché de l’énergie et de l’environnement valait au moins huit fois plus que le marché de la défense, estimé à un trillion de dollars par année. Le même texte indiquait également que «loin d’être exclus de cette opportunité, le secteur aérospatial, celui de la défense et celui de la sécurité, se mobilisent pour faire face à ce qui semble destiné à devenir leur marché adjacent le plus significatif depuis la forte émergence du marché de la sécurité civile/intérieure il y a presque une décennie».
Il est possible que certains de ces investissements finissent par être utiles et importants, mais ce discours sur la sécurité climatique contribue également à alimenter un authentique boom des investissements dans le domaine des systèmes de contrôle de haute technologie des frontières, dans celui des technologies pour le contrôle des masses, dans celui des armes offensives de la prochaine génération (tels que les drones ou avions sans pilotes), ainsi que les dites «armes moins létales». Il devrait être inconcevable que des Etats démocratiques s’équipent de cette manière pour affronter un monde changé par le climat, mais chaque année on teste et on met sur le marché davantage d’applications. Compte tenu de la consolidation des frontières militarisées dans le monde au cours de la dernière décennie, personne n’a intérêt à être un réfugié climatique en 2012, sans même parler de 2050.
Il n’y a pas que les industries de la répression qui se positionnent de manière à profiter des craintes au sujet de l’avenir. Les matières premières dont dépend la vie sont incorporées dans de nouvelles analyses prospectives sur la sécurité fondées sur des craintes concernant la pénurie, la surpopulation et l’inégalité. On accorde chaque fois plus d’importance à des questions comme la «sécurité alimentaire», la «sécurité énergétique» et la «sécurité hydrique», sans analyser en profondeur précisément ce qu’on est en train d’assurer, en faveur de qui et au détriment de qui. Mais lorsque la situation perçue d’insécurité alimentaire en Corée du Sud et en Arabie saoudite stimule l’accaparement et l’exploitation des terres en Afrique et que l’augmentation des prix des denrées alimentaires provoque des troubles sociaux généralisés, on devrait sonner l’alarme.
Le discours de la sécurité climatique considère comme acquises ces conséquences. Il s’articule autour de l’idée qu’il y a des gagnants et des perdants – les assurés et les condamnés – et se fonde sur une vision de la «sécurité» tellement dénaturée par la «guerre contre le terrorisme» qu’il considère, fondamentalement, qu’il y a des personnes jetables au lieu de promouvoir la solidarité internationale qui est si évidemment nécessaire pour faire face à l’avenir de manière juste et solidaire.
La double bataille contre le changement climatique
Pour faire face à la «sécurisation» croissante de notre avenir, nous devons bien entendu continuer à nous battre pour mettre le plus rapidement possible terme à notre addiction aux combustibles fossiles, rejoindre des mouvements qui s’opposent à l’exploitation de sables bitumeux en Amérique du nord et former de larges alliances citoyennes pour faire pression sur les municipalités, les Etats et les gouvernements pour qu’ils transforment les bases de leurs économies et qu’ils minimisent leur empreinte carbone. Nous ne pouvons pas arrêter le changement climatique – il est déjà en cours – mais nous pouvons encore éviter ses pires conséquences.
Mais nous devons également nous préparer à reprendre l’initiative en ce qui concerne l’agenda de l’adaptation au changement climatique, en exigeant qu’il cesse de se fonder sur l’acquisition par dépossession et sur les projets de sécurité des puissants pour se centrer sur les droits humains universels et la dignité de tous les êtres humains. Nous ne pouvons simplement pas laisser notre avenir entre les mains de sécurocrates et des grandes firmes lorsqu’il s’agit de prendre des décisions difficiles.
La récente expérience de l’ouragan Sandy (qui a touché New York, entre autres), où le mouvement Occupy, avec sa réponse à la crise, a mis en accusation le gouvernement fédéral des Etats-Unis. Il a mis clairement en évidence la capacité des mouvements populaires à répondre de manière positive aux catastrophes locales.
Cependant, les seules réponses locales ne suffisent pas. Il nous faut des stratégies internationales plus larges pour contrôler le pouvoir corporatif et militaire, tout en globalisant les outils en faveur de la résilience. Cela signifie proposer des solutions progressistes sur des questions comme l’alimentation, l’eau et l’énergie et sur comment faire face à des conditions météorologiques extrêmes, de manière à offrir des alternatives viables aux approches fondées sur le marché et obsédés par la sécurité que favorisent nos gouvernements.
Un autre aspect, peut-être encore plus important, est qu’il nous faut commencer à inclure ces idées dans des visions positives pour l’avenir, ce qui aidera les gens à rejeter la dystopie et à revendiquer un avenir juste et habitable pour toutes et tous. (Traduction A l’Encontre)
[1] Moyens et mesures d’atténuation d’effets.
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Nick Buxton et Ben Hayes sont co-éditeurs d’un ouvrage sur la sécurisation du changement climatique qui sera publié par le Transnational Institute (TNI).
Ben Hayes est un chercheur du Transnational Institute (TNI). Nick Buxton est conseiller en communication et il est chargé de coordonner le travail de presse, les publications et les communications pour le TNI.
Source : http://alencontre.org/