Sans grande surprise, la manifestation féministe non-mixte du 8 mars 2015 à Bruxelles soulève un débat sur la forme: pourquoi choisir la non-mixité dans une manifestation? Nous reproduisons ci-dessous quelques arguments à travers un article d’Irène Kaufer, signataire de l’appel, ainsi que l’intervention en vidéo de deux militantes de Feminisme Yeah! à l’initiative de la manif.
De la non-mixité
« Un homme féministe n’est pas celui qui intervient dans les groupes féministes ou qui se fait le porte-parole de la libération des femmes […] mais celui qui reconnaît avoir quelque chose à attendre du mouvement des femmes, qui le soutient de son attention, de sa pensée et de son action, et qui en relaie les enjeux dans ses comportements et son action » (1). (Françoise Collin)
Ce 8 mars, une série de collectifs et de militantes féministes organisent une manifestation dans les rues de Saint-Gilles. « Pour interpeller et politiser le débat qui reste trop souvent enfermé dans le politiquement correct (le 8 mars, tout le monde est en faveur des droits des femmes !), mais aussi pour encourager et renforcer la participation des femmes à travers les luttes sociales pour une meilleure prise en compte des réalités qui leur sont propres, les organisatrices ont choisi de marcher entre femmes, renouant ainsi avec la pratique de la non-mixité ponctuelle, un outil un peu oublié du mouvement féministe qui a pourtant l’intérêt d’appuyer la prise de conscience et la prise de confiance dans une démarche d’auto-émancipation ».
Larmes d’exclus
Que n’ont-elles pas écrit là ! « Marcher entre femmes » ! « Non-mixité » (fût-elle « ponctuelle ») ! Les réactions fusent : « Je ne comprends pas cette restriction ». « Bien curieux d’entendre les arguments en faveur de la non mixité d’une manifestation visant à l’égalité des droits… » « Voilà une initiative de nature à décrédibiliser la lutte légitime des femmes pour une vraie égalité » . « L’appel à manif dénonce le sexisme , mais le pratique lui-même ». « C’est discriminant, peu porteur pour un avenir meilleur, et excessif ». Sans compter celui qui, pas excessif du tout, dénonce un djihadisme féministe !
Ce sont des réactions d’hommes, de femmes ou même d’associations comme des plannings ou le Gacepha (Groupe d\’Action des Centres Extra-Hospitaliers Pratiquant des Avortements), héritiers directs des féministes des années 1970.
Voilà qui en dit long sur le recul ou même l’effacement d’une analyse féministe.
Un premier point, qui me paraît vraiment élémentaire à l’intention des hommes : il me semble qu’un vrai féministe masculin devrait comprendre la revendication de non mixité, ou au moins la respecter, plutôt que de se lamenter sur son « exclusion ». Ce qui caractérise un système de domination – et on ne peut être « féministe » sans reconnaître l’existence d’un tel système en faveur des hommes – c’est qu’il dépasse les décisions individuelles de dominer : qu’ils le veuillent ou non, qu’ils les exercent ou non, les hommes bénéficient de privilèges d’accès que ce soit à l’espace public, aux médias, au pouvoir… tout comme moi, en tant que femme blanche, je bénéficie, que j’en profite ou non, d’avantages par rapport à une femme d’une origine discriminée. Je n’ai pas son vécu, je ne me heurte pas aux obstacles qu’elle rencontre. Et si ces femmes éprouvaient le besoin d’organiser une activité entre elles, pour se renforcer mutuellement ou pour toute autre raison qui leur appartient, je me contenterais de les soutenir et de leur demander si je peux les aider et comment, plutôt que de tartiner sur mon « exclusion ».
Mais je sens bien que cette remarque élémentaire ne suffira pas à certains. Allons donc plus loin. Parmi les contestations de la non-mixité de cette manifestation, je retiens celle-ci : « Le message est encore plus efficace s’il est partagé par les hommes ». Avec comme illustration l’écho donné par la presse à la manifestation d’hommes en jupe à Istanbul, pour protester contre les violences faites aux femmes.
Nous y voilà : même quand il s’agit de défendre les droits des femmes, la voix des hommes est mieux répercutée, mieux écoutée – à l’exception de femmes aux seins nus, bien entendu. La nécessité d’une non-mixité n’en est que plus cruciale : que la parole des femmes passe par les femmes elles-mêmes, dans le choix des revendications, leur mise en forme et leur visibilisation. Peut-être que du coup, ça n’intéressera pas les médias : au moins on saura pourquoi.
Construire la mixité
Parano ! diront certains. Eh bien, pensez à ceci : alors que des centaines de femmes ont écrit des livres fondamentaux, tourné des films subversifs, « La Domination masculine » renvoie à un livre, celui de Pierre Bourdieu, et à un film, celui de Patric Jean. Libre à vous de croire que c’est uniquement dû à leurs qualités intrinsèques ; on peut penser qu’il s’agit plutôt d’un crédit accordé à des paroles d’hommes, parfois sans même s’en rendre compte (2). Peu d’hommes en ont conscience, même parmi ceux qui se disent féministes, et moins nombreux encore se montrent capables de s’effacer pour que la parole des femmes soit entendue. Il suffit de voir les plateaux télé ou les tribunes unisexe où, au mieux, l’un des intervenants remarque et regrette l’absence des femmes (sans aller jusqu’à refuser l’invitation ou mieux encore, se lever et partir !)
En fait, le refus de la non-mixité part, pour les plus sincères, de la croyance que notre société est réellement mixte et que c’est la décision des femmes d’organiser des activités entre elles qui la menace.
Encore Françoise Collin : « On se souviendra qu’en Mai 68, c’est ainsi que les choses se sont passées : dans une révolution qui se voulait générale et libertaire, les femmes étaient réduites au silence ou ne pouvaient se manifester que sous caution. Un mouvement qui revendiquait la liberté généralisée reconduisait la domination masculine, en contradiction flagrante avec son principe. C’est alors que les femmes ont fait sécession. Ceci éclaire le paradoxe qui fait que, pour réaliser une société véritablement mixte, les femmes commencent par se réunir entre elles, entant que femmes ». C’est dans cette non-mixité que les femmes ont pris confiance en elles, en s’écoutant et en partageant leurs expériences, en débattant et en se contredisant, en se trompant aussi sans doute, mais sans que des hommes leur coupent la parole ou prétendent leur apprendre ce qu’est le vrai féminisme, la véritable émancipation.
Aujourd’hui, la mixité reste davantage un objectif à construire qu’une réalité de terrain. Oui, dans la rue il y a des hommes et des femmes. Mais outre les tribunes cités plus haut, regardez tous ces lieux où, certes, il n’y a pas de panneau « interdit aux femmes », mais où elles ne sont guère les bienvenues : cela va des lieux de pouvoir politique et plus encore économique jusqu’à l’espace public, dans certains lieux et/ou certaines heures, en passant par tous ces « clubs d’hommes » qui ne disent pas leur nom, et qui ne sont pas seulement religieux. Si de leur côté, les femmes – les dominées, je le répète – estiment nécessaire de se retrouver entre elles pour mieux prendre une place dans une société vraiment mixte, nul n’a le droit de le leur contester.
Dès lors, entendre toutes ces protestations contre une non-mixité choisie par des dominées, quand on trouve normale cette non-mixité naturelle imposée par des dominants, a quelque chose d’indécent. Mais justement, la domination, c’est aussi cela.
(1) Parcours féministe, entretiens avec Irène Kaufer, Labor 2005, réédition iXe, 2014
(2) Le reproche ne s’adresse pas eux : tant mieux si leurs oeuvres existent et ont pu ouvrir quelques pupilles ! (quoique à Bourdieu un peu quand même, car en se gardant bien de faire référence à des penseuses féministes, il reproduit en quelque corte cette domination qu’il prétend dénoncer !)
Irène Kaufer, publié le lundi 02 Mars 2015 sur www.irenekaufer.be
Le mouvement autonome des femmes et la non-mixité comme outil politique
Assemblée ouverte organisée par la LCR-SAP Bruxelles le 24 février 2015 avec Pauline Forges et Céline Caudron pour Feminisme Yeah!