La nostalgie regarde en arrière. Elle pense non au mauvais vieux temps qui a dominé la vie de la plupart des gens, mais aux courts instants où l’on se sentait heureux. Par exemple quand on était jeune, plein de fougue, découvrant l’amour et d’autres délices. Puis venait la nécessité de gagner sa vie, la responsabilité en tant que parent, les soucis de tous les jours, etc., activités qui peuvent difficilement être objet de la nostalgie.
Il y a la nostalgie culturelle, en général conservatrice. « Ah, de mon temps… » soupirent les vieux, faisant chier les jeunes. Il y a la nostalgie des coloniaux. « Ah, le Congo, qu’il était beaux du temps que nous y étions… » (les maîtres). Il y a la nostalgie romantique qui construit des époques mythiques, comme ce Moyen Âge fantasmé où tout le monde connaissait sa place,où la société était un tout organique, où la religion était le ciment social, où l’héroïsme et le merveilleux primaient sur le froid calcul bourgeois. Résumons, la nostalgie est réactionnaire.
Jules Vernes, grand admirateur du progrès technologique, partageait l’idéologie bourgeoise du XIXe siècle selon laquelle le développement technologique allait apporter le bonheur à la société entière. Les révolutionnaires bourgeois, comme tous les révolutionnaires modernes, ne regardaient pas en arrière.
Mais les temps ont changés. La bourgeoisie et sa culture qui domine notre société n’est plus révolutionnaire. Si elle tient toujours (ou prétend tenir) à l’utopie technologique comme panacée sociale, elle jette un regard nostalgique vers l’époque où elle menait le jeu sans être tenue plus ou moins en laisse par un mouvement ouvrier ou par d’autres mouvements émancipateurs. Elle veut revenir au bon vieux temps du libéralisme, à une « réforme » du code du travail, à la précarité et autres mesures rétrogrades qui lui garantissent des taux de profit élevés. Ses élites se plaignent du niveau scolaire qui baisse grâce à la démocratie et l’égalitarisme, de la perte de respect pour les supérieurs au boulot et dans la famille, de la décadence générale de la société actuelle. Où sont les bonnes écoles, réservées aux enfants des élites ?
Il y pourtant un aspect de la nostalgie qui me fascine: la littérature qui décrit les sociétés de l’Europe centrale avant le grand chambardement de la première guerre mondiale, la belle époque quoi, celle de la Mitteleuropa comme préfèrent l’appeler les gens qui accordent une signification quasi mystique à cette dénomination allemande.
C’était un monde où l’aristocratie jouait encore un grand rôle, bien que soumise à la logique du capital. Où la paysannerie vivait dans des relations qui n‘avaient pas encore perdus tous leurs aspects féodaux. Un monde dominé par l’empire habsbourgeois où se côtoyaient de nombreuses nationalités : Croates, Tchèques, Allemands, Hongrois, Polonais, Italiens, Ruthènes, Slovènes, Roumains, Tsiganes, Juifs. Nous apprenons à le connaître par des récits urbains comme Le Monde de Hier de Stefan Zweig (1881-1942) avec comme objet la Vienne de Freud, le bourgmestre antisémite Lueger, la musique de Mahler, le Jugendstil et le mouvement socialiste. Dans le même genre signalons Jugend in Wien (Jeunesse à Vienne), la biographie de l’écrivain Arthur Schnitzler (1862-1931). Ces mémoires ont aussi leurs pendants scientifiques : Vienne fin de siècle de l’historien américain Carl Schorske et Budapest 1900 de son collègue John Lukacs.
Jettons maintenant un regard sur la littérature de fiction. Miklós Bánffy (1873-1950) est l’auteur d’une volumineuse trilogie, Les chroniques transylvaines, dont le premier tome porte le titre Vos jours sont comptés, suivi de Vous étiez trop léger et Que le vent vous emporte. C’est un vrai monument nostalgique et, comme le mentionne la quatrième de couverture, « un formidable concentré de nostalgie » pour un monde disparu depuis 1918 et dont l’auteur était un aristocrate Hongrois de Transylvanie, région bilingue qui fait aujourd’hui partie de la Roumanie. C’est un monde dominé par des propriétaires terriens nobles avec leurs intrigues politiques et financières, leurs scandales, leurs filles nubiles, leurs chasseurs de dots, leur nationalisme et leur sentiment de supériorité. Dans leur esprit borné, ils ne se rendent pas compte que leurs jours sont en effet comptés. Si le roman y mélange les traditionnelles histoires d’amour et d’ambition, il le fait avec un style agréable qui ouvre une fenêtre culturelle sur un monde qui différait sensiblement de celui de l’Europe occidentale à cette même époque.
La Pologne d’avant-guerre, devenue indépendante en 1918, est l’objet d’un cycle de causeries destinées à la radio de Witold Gombrowicz, publiées en français sous le titre Souvenir de Pologne. L’auteur y analyse le monde artistique, l’intelligentsia, la politique, l’aristocratie et la mentalité en générale. Gombrowicz n’était surement pas un Polonais chauvin. « Je ne voulais rien savoir du sentimentalisme qui entourait nos périodes d’esclavage, ni des raisons patriotiques – j’exigeais une instruction, une éducation qui ne soient pas basées sur l’acquis polonais, si modeste à l’échelle du monde, mais sur les valeurs universelles de l’humanité, beaucoup plus remarquables. (…) Il n’est pas sain que la patrie devienne un paravent qui cache le monde – c’est malsain pour la patrie elle-même. Mais ce que je ne savais pas encore à l’époque, c’est qu’il existe dans d’autres pays des systèmes éducatifs non moins étroits que celui de la Pologne. » Certains Polonais ne le trouvaient pas assez ou très peu polonais. Il répondit : « Je suis un Polonais exacerbé par l’Histoire ». On ne peut considérer ces mémoires comme nostalgiques, mais leur lecture nourrit bien la faim nostalgique du public.
Pour terminer je voudrais signaler une étude historique de la ville de Wrocław en Silésie. Cette ville, aujourd’hui cent pour cent polonaise a porté tout au long de son histoire millénaire une longue série de noms différents, reflets de son ancienne composition multiculturelle pour employer un terme à la mode. Mon addiction à l’accumulation me pousse à vous citer tous ces noms : Vratislava, Breslau, Presslau, Vraclav, Breßlaw, Wrocław, Vretslav, Бреслау, ברםלאו. L’étude porte le titre Microcosm: Portrait of a Central European City, et ses auteurs s’appellent Norman Davies et Roger Moorhouse.
(La semaine prochaine : La fascination du spectacle live )