Entretien avec Michel Warschawski.
Michel Warschawski milite depuis de longues années en Israël. Il a retracé sa biographie dans un de ses ouvrages, Sur la frontière (Stock, 2002).
Après avoir passé ses premières années à Strasbourg, il a décidé à 16 ans de partir pour Jérusalem où il a entrepris des études talmudiques. Il a rejoint en 1968 l’Organisation socialiste israélienne fondée en 1962 par des exclus du PC israélien et des militants plus anciens influencés par le trotskysme. Le groupe était surtout connu par le nom de son journal, Matzpen (« La boussole » en hébreu). Matzpen était une organisation révolutionnaire qui considérait le sionisme comme un projet colonial et combattait pour une coexistence entre Juifs et Arabes sur la base d’une complète égalité. Dès juin 1967, Matzpen appelait au retrait complet, immédiat et inconditionnel d’Israël de tous les territoires occupés et affirmait son soutien au droit du peuple palestinien à combattre pour sa libération.
Malgré un effectif restreint, les actions et positions de Matzpen ont eu un écho qui en a fait un « ennemi intérieur » dénoncé par les sionistes de droite comme de gauche, et dont les militants étaient fréquemment arrêtés. Bien que formé en majorité de militants juifs, Matzpen s’efforçait à la fois de de mobiliser la jeunesse juive israélienne et de développer des liens avec les Palestiniens d’Israël et les organisations de la gauche palestinienne et de pays arabes.
Dans les années 1970, un débat s’est ouvert au sein de Matzpen sur ses perspectives. Matzpen et des militants de la gauche palestinienne ont décidé de créer en 1984 le Centre d’information alternative (AIC), organisme d’information et de solidarité dont Michel Warschawski est le directeur. Matzpen a ensuite cessé d’exister comme organisation bien que nombre de ses militants demeurent actifs dans divers mouvements. En 1989, Michel Warschawski a été condamné à plusieurs mois de prison ferme pour « prestations de services à organisations illégales » (il s’agissait de l’impression de tracts). H.W.
Dans un texte de l’été 2014, tu parles de « fascisation » en Israël. Quelles sont les racines de ce processus ? Est-ce seulement le produit de l’état de guerre ? Peut-on dire que désormais c’est l’extrême droite qui gouverne ?
Je parle d’un processus long qui remonte a la campagne de haine et de délégitimation qui a précédé l’assassinat de Yitzhak Rabin en 1995. Les assassins du Premier ministre ont pris le pouvoir et sont en fait le pouvoir depuis. J’y inclus l’épisode Ehud Barak (1999-2001) qui, certes, a été le candidat des Travaillistes, mais défendait une politique d’extrême droite et a tout fait pour qu’Ariel Sharon devienne Premier ministre et lui son ministre de la Défense.
Vingt ans donc de pouvoir continu de la droite, qui ont changé la donne, pas tant dans le domaine de la politique coloniale envers les Palestiniens mais dans le régime interne de l’Etat d’Israël.
Le racisme s’est lâché, dans le discours politique, dans la rue et dans la législation qui culmine avec la proposition de modification de la « Loi Fondamentale – Israël, Etat-Nation du peuple Juif ». Une série de lois liberticides et ouvertement discriminatoires contre la minorité palestinienne d’Israël a déjà été votée, d’autres, pires encore, sont en route. La Cour Suprême, qui a été pendant de nombreuses années le garant d’un système qui jonglait entre « Etat juif » et « Etat démocratique », est depuis quelque temps l’objet d’attaques violentes de députés d’extrême droite. Plusieurs projets de loi visent à réduire son pouvoir.
Le gouvernement s’appuie sur un bloc de trois partis d’extrême droite, bloc dans lequel Netanyahou fait figure de modéré !
Si depuis un an je parle de fascisme, c’est parce qu’à tout ce que je viens de mentionner s’ajoute la violence contre les militants et organisations démocratiques, de la part de petits groupes fascistes ou même de passants. Gouvernement d’extrême- droite + lois liberticides + violence qui vise à terroriser toute parole critique = fascisme.
Israël est désormais un des Etats où les inégalités sociales sont les plus fortes (y compris parmi les Juifs), les politiques néolibérales démantèlent les acquis sociaux. Et, pourtant, vu de l’extérieur, le débat social et politique dans la partie juive de la population israélienne semble se polariser complètement autour de deux axes : la religion et la « sécurité ». Est-ce exact ? Les questions sociales ont-elles disparu du paysage ?
Effectivement, Israël est, dans le groupe des pays industrialisés, le second dans le fossé qui sépare les riches et les pauvres : une bourgeoisie très riche et beaucoup de très pauvres. Selon les données de la sécurité sociale israélienne, 32 % des enfants israéliens – juifs et arabes – vivent sous le seuil de pauvreté ! Le démantèlement de l’Etat social et de ses acquis s’est fait avec une brutalité et une rapidité qui auraient fait pâlir de jalousie Margareth Thatcher.
Et pourtant les luttes sociales, en particulier les luttes syndicales, restent extrêmement limitées. Il y a trois raisons à cela : la réussite économique d’Israël qui permet de laisser des miettes aux travailleurs, le fait que le taux de chômage est très bas (inférieur à 2 %), l’absence de tradition et d’organisation syndicales dignes de ce nom. 50 ans de pouvoir absolu de la Histadrout, qui n’avait rien a voir avec une organisation syndicale, même de collaboration de classes, ont empêché la formation d’une conscience de classe, aussi primitive fût-elle. S’il y a des luttes, elles restent cantonnées à une entreprise (en général sur des licenciements) ou dans des secteurs plus privilégiés et mieux organisés (infirmières, enseignants).
Les classes populaires réagissent-elles aux politiques d’austérité ? Qu’est devenu le mouvement des « Indignés » d’il y a deux ans ? Que représente le syndicat Koach la-Ovdim qui semble se renforcer au détriment de la Histadrout ?
Le mouvement des Indignés a été un feu de paille : une gigantesque mobilisation qui a entraîné des centaines de milliers de personnes pour un retour à l’Etat providence mais n’a enfanté qu’une commission nationale (la Commission Trachtenberg)… dont quasiment toutes les recommandations ont été rejetées par le gouvernement.
Koach la-Ovdim, qui est la première confédération syndicale indépendante de la Histadrout, reste une organisation modeste, comparée à cette dernière, mais a pu animer des grèves et autres luttes revendicatives de certains des secteurs les plus délaissés, entre autre les travailleurs de l’entretien dans certaines grandes administrations ou encore dans une carrière proche de Jérusalem.
Pour la majorité des travailleurs israéliens, les positionnements, y compris les identités, sont d’abord de l’ordre du politique et du « national », et, très loin derrière, de l’appartenance sociale. On demande à quelqu’un ce qu’il est, il répondra : Juif, puis Israélien, puis Tunisien ou Russe d’origine. Ensuite il dira « religieux » ou traditionaliste. Très rarement il dira « ouvrier » ou « employé ».
Qu’est devenu le « camp de la paix » ? Est-il en situation de peser en quoi que ce soit ?
3000 personnes environ ont manifesté contre l’agression de Gaza. C’est très peu et représente surtout ce qu’en France on appellerait l’extrême gauche. En ce sens, le mouvement de la paix de masse qu’on a connu dans les années 1980 et 1990 ne s’est pas encore remis de sa déroute en août 2000. Cette date est à retenir, car elle marque une cassure, une espèce d’août 1914 du mouvement de la paix : quand Ehud Barak revient des négociations de Camp David (qu’il a sabotées avec la collaboration de l’administration Clinton), celui qui avait été élu sur la base d’une alternative à la politique d’occupation de la droite, réussit a convaincre son propre camp que Yasser Arafat se servait des négociations pour endormir Israël, y créer des lignes de fracture pour finalement jeter les Juifs a la mer (sic !). Il ajoute: la droite avait raison, c’est nous, les pacifistes, qui nous étions trompés.
Le problème est que ce méga-mensonge a été reçu cinq sur cinq par le mouvement de la paix… Et Sharon a été élu avec une large majorité, pour entreprendre la reconquête des territoires gérés par l’Autorité palestinienne et des quelques acquis résultant des négociations entre Israël et l’OLP.
Le mouvement de la paix ne s’est pas remis de cette déroute, et nous sommes encore loin d’une renaissance de ce dernier, comme mouvement de masse capable de peser sur les choix politiques du gouvernement.
Tu as expliqué, je crois, que par son ignorance des questions sociales, une partie de la gauche israélienne et du camp de la paix avait rejeté les sépharades dans les bras du Likoud et de l’extrême droite : est-ce définitif ?
Les couches populaires et plus particulièrement les Juifs pauvres originaires des pays arabes (qu’on appelle à tort
« sépharades »), ont fait, depuis la fin des années 1970, le choix de la droite, non par identification avec son idéologie du Grand Israël, mais parce qu’elle représentait l’opposition au pouvoir absolu, totalitaire et raciste – envers les Juifs non Européens – de la pseudo-gauche.
La « gauche » n’a aucune chance de regagner l’électorat populaire, car sa réalité et son image sont bourgeoises, et son racisme anti-oriental colle à son identité. L’immigration massive des Russes a d’ailleurs encore renforcé cette ligne de fracture. Pour reprendre pied dans les couches populaires, une nouvelle gauche est à construire, mais ceci est la tâche de la prochaine génération.
Ceci dit, les mariages intercommunautaires sont de plus en plus nombreux, et je pense que l’appartenance ethnique, au sein de la communauté juive-israélienne, tend à perdre petit a petit de sa pertinence.
Que représente l’extrême gauche en Israël ? Les Anarchistes contre le mur ? D’autres mouvements ?
Ce qu’on appelle ici la gauche radicale est très modeste, définie essentiellement par son positionnement sur les questions politiques (conflit colonial et guerres), même si en général cette extrême gauche défend par ailleurs une orientation anticapitaliste. Elle n’a pas, dans la population juive, de parti dans lequel elle pourrait se structurer, et c’est dans des collectifs qu’on la trouve, que ce soit sur des questions d’ordre politique (occupation, racisme) ou d’ordre social (refugiés économiques, droits des femmes, logement…) Quand il y a des élections, elle vote par défaut pour un des « partis arabes », en particulier le Parti communiste. Ce dernier se défend d’ailleurs d’être « un parti arabe », même si 85 % de son électorat provient de la population palestinienne d’Israël.
Les Anarchistes contre le Mur, certaines organisations féministes, les divers groupes qui luttent contre l’occupation ou les injustices sociales, ou encore le Centre d’information alternative (AIC), se retrouvent dans des campagnes spécifiques (contre le mur, contre les groupes fascistes, pour les sans-papiers, etc.), mais il n’existe pas de structures pérennes.
Un des problèmes auxquels nous sommes confrontés est ce que j’ai appelé, il y a des années, l’« ONGisation » de la politique, une professionnalisation autour de petites boutiques, souvent bien financées pour leurs activités par des fondations ou des Etats européens. Les ONG font certes un bon travail d’information et de sensibilisation, mais elles ne peuvent en aucun cas être la base d’un mouvement de masse. Certains diront même qu’elles en sont, involontairement, un obstacle.
Comment évoluent les discriminations envers les Arabes israéliens ? La sécession entre Juifs et Arabes israéliens est-elle désormais complète ? Ou bien y-a-t-il des espaces communs de coopération et de lutte ?
Depuis 2000 (en octobre 2000, Ehoud Barak ordonnait une répression sanglante des manifestations de solidarité, dans les localités arabes, avec la révolte palestinienne des territoires occupés), nous avons été témoins d’une rupture du front judéo-arabe qui caractérisait le mouvement d’opposition à l’occupation et aux discriminations contre la minorité palestinienne d’Israël (qui fait 20 % de la population). Les Palestiniens ne viennent plus à Tel Aviv pour manifester et ont fait le choix de se mobiliser dans leurs villes et villages. C’est ce qui explique pourquoi les manifestations dans les grandes villes juives sont passées de dizaines de milliers à quelques milliers seulement.
Derrière ce choix, s’exprime aussi une volonté d’autonomie, car dans le
« front judéo-arabe », le PC poussait à une hégémonie juive, dont la présence de drapeaux israéliens et la sur-représentation d’orateurs juifs étaient les signes extérieurs.
La minorité arabe est représentée à la Knesset par trois partis de poids plus ou moins égal : le PC (sous la forme du Front pour la paix et l’égalite), le Rassemblement national démocratique (Balad – nationalistes radicaux), et la Liste arabe unifiée, nationaliste conservatrice.
Un amendement à la loi électorale peut pousser les partis arabes à faire à l’avenir liste commune, s’ils veulent avoir des élus, et si cette perspective se réalise, il pourrait y avoir dans la prochaine Knesset un groupe parlementaire arabe d’une quinzaine de députés (sur 120…) A moins que n’aboutissent les tentatives de l’extrême droite d’interdire à certains partis arabes de se présenter. A ce propos, les prochaines semaines seront déterminantes.
Pour que le front judéo-arabe se reconstruise, il est indispensable que les militants juifs acceptent de se débarrasser de leur volonté hégémonique et de devenir une force d’appoint à un mouvement qui est d’abord un mouvement national arabe.
Quel est l’écho de l’AIC dans le contexte actuel ?
La spécificité du Centre d’information alternative est d’être, trois décennies après sa constitution, toujours la seule organisation commune israélo-palestinienne. L’AIC regroupe des militants, connus et reconnus, de la gauche palestinienne et des antisionistes israéliens. Si, comme son nom l’indique, elle fait un travail d’information et d’analyse politique et sociale (en particulier sur son site alternativenews.org), son originalité et son importance résident dans son choix d’être une brèche dans le mur qui sépare les deux sociétés, y compris dans le monde militant, et de promouvoir une perspective de coopération et de partenariat entre les mouvements des deux côtés de la « ligne verte ».
Dans un contexte où la séparation est perçue comme une valeur quasi-absolue, la perspective d’un vivre-ensemble est éminemment révolutionnaire, et elle passe par la nécessité d’un combat commun.
Propos recueillis par Henri Wilno
Source : NPA