« Joseph Daher est militant du Courant de la Gauche révolutionnaire en Syrie et de SolidaritéS en Suisse, où il vit et termine sa thèse de doctorat. Mauro Gasparini a pu le rencontrer à Lausanne et a réalisé cette interview pour La Gauche »
1) Quel est l’état de la situation en Syrie après l’accord de l’ONU sur les armes chimiques ? Y a-t-il eu des changements significatifs sur le terrain ?
Tout d’abord, sur le plan humanitaire, la situation est catastrophique. Quasiment plus de la moitié de la population syrienne est déplacée à l’intérieur ou réfugiée à l’extérieur du pays. Dans plusieurs régions, des famines ont été provoquées par le régime. Notamment dans la Ghouta orientale, la banlieue et la périphérie de Damas, Deir Ez Zor, ou le camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk à Damas. Des pans entiers de villes ont été détruits, comme à Homs, et de nombreux quartiers sont bombardés continuellement, et cela même dans les territoires dits « libérés ». L’inflation ne cesse d’augmenter et on constate un appauvrissement général de la population syrienne. Sur le plan politique, les accords « américano-russes » sur les armes chimiques du régime syrien ont représenté un véritable blanc-seing donné au régime Assad. Il a regagné une certaine légitimité au plan international, et tout le monde a pu constater que les soi-disant « menaces », la soi-disant « ligne rouge » d’Obama, etc., n’étaient que des mots. Et qu’il n’y a pas de véritable intention d’intervenir en Syrie. Par contre, il y a une volonté occidentale de ne pas laisser une totale victoire au régime, afin de pouvoir arriver à une solution de type « yéménite », autrement dit une solution qui maintient la structure du régime, en référence à ce qui s’est passé récemment au Yémen. Le seul point de débat entre les pseudo « soutiens » occidentaux à la révolution syrienne, qui défendent en fait avant tout leurs intérêts, et les alliés du régime syrien, c’est la question de Bachar El-Assad. Sinon ils sont tous d’accord sur la nécessité d’une transition pacifique qui maintient les structures politiques du régime.
2) Une partie de l’opposition syrienne pourrait soutenir une telle solution. Mais est-ce réaliste par rapport à la structure du régime syrien, sa nature clanique et la relation de la famille Assad avec les forces de sécurité, les services secrets ainsi qu’une partie de la bourgeoisie ?
La solution yéménite fonctionne au Yémen. Le président Saleh a démissionné. Son second, un général, a pris le pouvoir en bonne entente avec la famille de l’ex-président. La différence en Syrie, c’est qu’on ne pourra pas avoir en Syrie ce qui s’est passé en Tunisie ou en Egypte : là on avait une bourgeoisie et les militaires d’Egypte qui avaient un intérêt à faire partir Moubarak pour faire cesser le processus révolutionnaire. Idem en Tunisie : la bourgeoisie avait intérêt à ce que Ben Ali dégage pour maintenir ses privilèges. Ce n’est pas le cas en Syrie, où l’imbrication entre le régime, la famille Assad, les services secrets, l’armée et une partie de la bourgeoisie est très forte. A cela, il faut ajouter le facteur communautaire. Le régime des Assad a construit les services de sécurité à travers des liens claniques et confessionnels. Ce n’est pas pour autant un régime purement « sectaire alaouite » : il dispose de soutien dans différentes communautés religieuses. Une partie de la bourgeoisie veut le départ d’Al-Assad, mais pas celle qui est liée avec ce dernier et donc avec les services de sécurité et l’armée, au contraire de l’Egypte. Une partie de l’opposition accepterait un rôle pour Bachar dans l’avenir, c’est celle qui est dirigée par Haytham Manna. C’est cette partie de l’opposition qui depuis le début de la révolution pousse pour un « dialogue » avec les côtés du régime qui n’ont « pas de sang sur les mains », sans définir exactement le rôle pour Assad. Ils sont déjà prêts à accepter que le vice-président Farouk Shareh, soit à la tête d’un gouvernement de transition. Peut-on imaginer qu’on a fait la révolution et tous ces sacrifices pour mettre au pouvoir le vice-président, qui selon eux n’aurait « pas de sang sur les mains » (sic) ? C’est une folie. C’est pour cette raison que cette opposition a perdu l’essentiel du peu de soutien dont elle bénéficiait avant sur le terrain. Ensuite, il y a une opposition divisée sur les conditions pour aller négocier à Genève II. Le mouvement populaire en Syrie est clairement contre tout accord qui permettrait à Bachar de rester ou une solution « yéménite ». Le slogan il y a quelques semaines dans les manifs c’était d’ailleurs : « la solution n’est pas à Genève, mais à La Haye » (NDLR : siège de la Cour Pénale Internationale). La coallition national syrienne, dirigé principalement par les Frères Musulmans et les libéraux, avec le soutien des occidentaux et du Golfe, vu la pression de la base, a dû défendre le même point de vue, même s’ils ne sont en fait pas opposés à tout prix à une solution yéménite qui n’inclurait pas Bachar. D’ailleurs ils ont récemment dit qu’ils étaient prêt à participer à la conférence de Genève II sous certaines conditions.
Pour les syrien*nes, toute transition doit marquer le « début de la fin » pour le régime de Bachar Al-Assad.
3) Tu as évoqué les soutiens au régime. Qui soutient encore le régime Al-Assad actuellement ? Quelle est encore sa base « populaire » si j’ose dire ?
Il reste jusqu’à aujourd’hui le soutien des services de sécurité et du haut échelon de commandement de l’armée de l’armée et d’une partie non-négligeable de l’administration.
La bourgeoisie sunnite de Damas dans une grande majorité reste un soutien populaire important aujourd’hui. La situation d’Alep est différente étant donné la manière dont la ville a été sectorisée : les divisions au sein de l’opposition syrienne, les combats des forces islamistes – djihadistes – contre l’Armée Syrienne Libre, rendent la situation assez anarchique. La bourgeoisie d’Alep, divisée, reste un soutien du régime. Dans les villes sous l’occupation du régime syrien, la vie a l’air « plus facile », à cause du siège imposé par l’armée du régime et des bombardements sur les zones libres. Les bourgeois de Damas veulent sauver le régime ou bien une « transition douce » par crainte de devoir fuir comme la bourgeoisie d’Alep, avec la destruction des moyens de production et des entreprises. Malgré la représentation des minorités religieuses dans l’opposition, le manque de clarté du CNS, qui n’a pas dénoncé assez clairement et rapidement les groupe djihadistes jusqu’à ce qu’ils se retournent contre les forces de l’opposition populaire, a fait que beaucoup dans les minorités ont peur de « l’après-Bachar » sans pour autant le soutenir. Le soutien au régime a fortement baissé, mais celui-ci a encore les moyens de répression les plus importants et une administration encore en marche à Damas, ainsi que le capital financier. L’aide de différents pays étrangers et groupes politiques sectaires comme le Hezbollah et différents mouvements d’Irak a permis au régime de tenir politiquement, économiquement et militairement, permettant d’ailleurs au régime syrien de récupérer militairement avec l’aide du Hezbollah et d’autres groupes sectaires certaines zones libérées. Cela n’encourage pas les gens à rejoindre l’opposition.
4) Au sujet de l’influence étrangère sur la situation en Syrie, le fait que l’Iran s’ouvre par rapport aux USA pourrait-il avoir un impact sur la situation en Syrie ?
Cette ouverture, réciproque, vient tout d’abord de questions internes à l’Iran. Le pays connaît une crise économique et sociale aiguë, une inflation très importante et donc également une augmentation des revendications sociales. Les mollahs avaient en plus peur que les soulèvements populaires dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord n’arrivent chez eux, et répètent les évènements de 2009. L’ouverture vise à un allègement des sanctions internationales. De même, les éléctions iranienne en juin 2013, loin d’être démocratique, avaient pour objectif principal du régime, du Guide et des Gardiens de la Révolution, était d’éviter un nouveau soulèvement populaire similaire à celui de 2009 et de canaliser les frustrations du peuple à travers un candidat loyal au régime.
Ensuite, l’Iran et les USA sont prêts à faire un échange de bons procédés. Deux axes de l’impérialisme au Moyen-Orient, Russie, Chine, Iran, Syrie d’un côté, et USA, pays du Golfe de l’autre – liés à des dynamiques capitalistes différentes, sont en collaboration conflictuelle, parce qu’un soulèvement par le bas les met en cause. Ils veulent donc apaiser les rivalités inter-impérialistes sur différents terrains, notamment celui de la Syrie, pour stabiliser la situation. Ça n’arrange personne que le régime syrien tombe. L’ouverture de l’Iran vers les USA est donc aussi un échange de bons procédés à partir d’intérêts communs. C’est suite à ça que l’Arabie Saoudite a protesté contre le rapprochement USA-Iran.
5) On voit les palestiniens qui vivent en Syrie crever de faim dans le camp de Yarmouk. Est-ce que le mouvement « pro-palestinien » en Occident et dans la région, se remet en question par rapport à la Syrie ?
Les problèmes du mouvement pro-palestinien en Europe datent d’un certain moment mais dans les périodes de tensions et de soulèvement populaire, on voit les contradictions exploser. Ça s’est notamment passé avec beaucoup de partis islamistes dans la région : Hezbollah, Hamas, Frères Musulmans, etc. Concernant le mouvement pro-palestinien en Europe, on voit toutes les limites à vouloir s’allier avec des pays soi-disant « anti-impérialistes ». Un mouvement qui se dit construit par le bas, pour l’émancipation mais s’appuie sur des dictatures bourgeoises comme l’Iran, réactionnaires à tous les niveaux (femmes, …), ne peut pas espérer la libération de la Palestine. Le Hezbollah n’a pas une politique de libération des peuples dans la région, il défend tout d’abord ses intérêts politiques et ceux de ses alliés les plus proches l’Iran et la Syrie. Le Hezbollah qui se dit « résistant » ne fait rien pour les réfugiés palestiniens au Liban ou en Syrie. Il ne milite pas pour les droits civiques de réfugiés palestiniens au Liban et s’allie avec le général Aoun qui a un discours raciste envers les palestiniens. Ce problème d’alliance se pose avec la Turquie aussi, qui a des relations avec Israël, opprime le peuple kurde, etc. Le mouvement pro-palestinien doit revenir à sa logique de départ : baser la libération du peuple palestinien sur la libération des autres peuples de la région. Tout régime renversé dans la région est un pas en avant pour la libération de la Palestine. Cela n’empêche pas de soutenir la résistance du peuple palestinien, mais son destin est lié à ceux des peuples la région. La route de la libération de Jérusalem passe par Damas, Beyrouth, Amman, le Caire, Tunis…
6) La place des kurdes dans le mouvement aujourd’hui en Syrie n’est pas très claire : l’attitude du régime, du PYD (PKK en Syrie), les débats internes aux kurdes et les relations avec le reste de l’opposition syrienne…
Il faut tout d’abord se rappeler l’Intifada kurde en 2004 en Syrie qui avait été réprimée très durement par le régime, qui avait aussi aidé à livrer Ocalan à la Turquie. Dans sa grande majorité l’opposition syrienne, à part quelques sections, n’avait d’ailleurs pas marqué les esprits par son très faible soutien ou silence face aux revendications populaires des activistes Kurdes, .
Les kurdes ont constitué une partie très importante du soulèvement populaire depuis le début en 2011. Le régime a essayé d’acheter les kurdes en donnant à un certain nombre d’entre eux la nationalité et en leur promettant une certaine autonomie. Cela n’a pas arrêté le mouvement populaire kurde même si des partis kurdes étaient satisfaits et espéraient gagner plus, comme par exemple le PYD (PKK syrien). Ce dernier maintenait une politique ambiguë avec le régime syrien malgré les trahisons de celui-ci. La Turquie est vue comme « l’ennemi principal ». Mi-2012, le régime syrien s’est retiré de plusieurs villages, à majorité kurde, au profit du PYD. En pratique, l’idée était de rester en retrait dans les zones contrôlées par le PYD. Dans cette autonomie, le PYD avait la milice kurde la plus armée et la plus importante. D’autres organisations kurdes étaient dans le processus révolutionnaire. En fait, les échanges n’ont jamais arrêté entre PYD et le régime, mais il y a eu aussi des conflits militaires entre eux. Et le PYD ne laissait pas certains des activistes kurdes pro révolutions participer au processus révolutionnaire, ce qui a amené à une frustration populaire contre cette attitude du PYD. Il y a eu des arrestations contre les jeunes activistes et des manifestations dans plusieurs villes contre le PYD et leur autoritarisme. On a alors vu l’apparition progressive des djihadistes notamment dans le Nord-Est. Là, le rôle néfaste de la Turquie a été de laisser passer les organisations islamistes djihadistes qui, tout comme les nationalistes arabes, ne reconnaissent pas l’autonomie kurde. La montée des djihadistes qui attaquaient beaucoup de villages kurdes a affaibli l’opposition qui était en train de se construire par le bas contre le PYD, pour se réunir derrière ce dernier et faire bloc face aux attaques des jihadistes et groupes islamistes, qui ont même eu lieu certaines fois en collaboration avec des brigades de l’ASL. On parle aujourd’hui de créer un conseil autonome au Nord-Est de la Syrie. Barzani, le dirigeant kurde irakien dit que si jamais les djihadistes allaient trop loin, les kurdes irakiens interviendraient. Même la Turquie regrette d’avoir laissé passer autant les djihadistes et un des membre du PYD a été reçu par Erdogan. Les kurdes restent attentifs mais participent au soulèvement populaire. Le PYD a des relations avec l’opposition syrienne, mais en même temps, l’opposition syrienne officielle, le CNS, n’a pas donné de garanties au niveau des droits des kurdes dans une future Syrie. Le Courant de la gauche révolutionnaire en Syrie défend l’autodétermination du peuple kurde en Syrie et dans la région. Le soutien à l’auto détermination du peuple Kurde ne nous empêche pas de souhaiter qu’il soit un partenaire à part entière dans le combat contre le régime criminel d’Assad, dont ils font partie depuis le début, et les forces réactionnaires islamistes, et dans la construction d’une future Syrie Démocratique, Socialiste et Laïque.
7) Avec toutes les pressions qu’il y a pour « aller à Genève II », il semble que ça crée des fractions importantes dans l’opposition. On a en plus l’impression que l’opposition « à l’extérieur » n’a jamais réussi à se connecter avec le terrain. Des camarades disent que la révolution ne sera gagnée que si l’opposition arrive à construire une direction politique sérieuse et crédible pour la population.
Depuis le début on a une opposition syrienne, le Conseil National Syrien, complètement déconnectée du mouvement populaire et qui n’a gagné sa légitimité que sur le plan international parce que c’était les acteurs les plus prompts à répondre aux intérêts occidentaux, du Golfe, dirigée par les Frères musulmans et les libéraux. La dynamique a été ensuite différente dans la nouvelle Coalition nationale dans laquelle le CNS est rentré, avec Michel Kilo soutenu par l’Arabie Saoudite – alors qu’il dénonce les islamistes par ailleurs… Des divergences persistent. Michel Kilo et son équipe sont pour aller à Genève tandis que le CNS sous pression du mouvement populaire ne veut y aller qu’à certaines conditions. L’Armée Syrienne Libre ne veut pas y aller, ou à certaines conditions très précises. Elle n’a jamais réellement été soutenue par les occidentaux et les pays du Golfe qui ont supporté, au contraire, les islamistes et les djihadistes. Il y a une pression internationale sur l’opposition « officielle » qui a des liens avec l’étranger d’aller à Genève pour négocier un accord « yéménite ». En ce qui concerne le problème de la direction politique, il est nécessaire de le replacer dans le contexte régional. On ne peut pas nier que 30 à 40 ans d’autoritarisme forcené joue dans la façon de construire une direction politique. C’est un vrai problème ! On voit ça aussi en Égypte, en Tunisie où il y a pourtant une direction politique qui a une base populaire assez large. Le problème en Syrie est bien plus aigu parce que la dictature y a été encore plus féroce : sans une totale soumission au régime, impossible de faire de la politique. C’est en poussant en avant vers la révolution, la libération, l’auto-organisation, qu’on peut faire émerger une direction politique par le bas. Il y a tout à reconstruire en Syrie, pas seulement les infrastructures, mais aussi une nouvelle politique. Beaucoup de gens sont en demande de ça et rejettent la dichotomie « régime versus djihadistes », et l’opportunisme de l’« opposition des hôtels » à l’étranger.
8) En Belgique, un certain Haytham Manna fait la tournée pour prôner le dialogue avec le régime. Où en sont la gauche et les « communistes » en Syrie, leur composition, leurs débats et leurs orientations ?
Il y a un héritage historique du stalinisme syrien représenté par Khalid Bakdash défendant la bourgeoisie nationale, la révolution par étapes, qui est resté jusqu’à aujourd’hui. Il a théorisé la solidarité avec le régime nationaliste Baath, la soumission des syndicats aux « intérêts nationaux », etc. Qadri Jamil qui représente cette théorie – même s’il a fait une scission du PC – était dans le gouvernement jusqu’à récemment. Mais une grande partie des jeunes de ces « PC » d’origine stalinienne a suivi la révolution depuis le début en formant leurs propres comités communistes. Un autre courant s’est développé dans les années 60-70, l’Organisation de l’Action Communiste, et a souffert directement depuis sa naissance de la répression par le régime, avant même que celui-ci ne s’attaque aux islamistes. Elle avait, à l’époque, une présence importante en Syrie avec des militants très capables. Une partie est aujourd’hui dans l’opposition. Le courant de la Gauche Révolutionnaire Syrienne est également présent depuis le début, avec ses petits moyens, dans le mouvement populaire, les comités locaux, etc. On a le Parti du Peuple dont viennent Georges Sabra et Burhan Ghalioun, qui est un parti « social-libéral » qui vient d’une scission du PC de Riyad al-Turk, critique du stalinisme, qui a aussi subi la répression mais qui a abandonné le marxisme. On a des intellectuels comme Salameh Kaileh, intellectuel syro-palestinien, qui a aussi un petit groupe derrière lui avec l’Alliance de Gauche. Donc on trouve une gauche un peu partout qui joue un rôle sur le terrain. Mais le poids de la stratégie d’alliance avec la bourgeoisie nationale et le nationalisme arabe, de l’analyse du Baath comme un parti « de gauche » des PC traditionnels pèse lourd, dans toute la région. On a ainsi vu en Egypte le responsable du PC soutenir Moubarak jusqu’au dernier jour.
9) Une question qui fait débat chez les marxistes révolutionnaires par rapport aux processus en cours dans la région c’est « peut-on faire la révolution en demandant « simplement » la chute du régime, sans perspectives socialistes directes ? » Autrement dit : est-ce qu’une révolution « démocratique bourgeoise » est possible dans ces pays ?
Marx disait à ce propos que nous agissons, mais pas dans les conditions que nous avons choisies. La révolution parfaite c’est un rêve. Penser que la révolution bolchevique s’est faite comme cela, de manière mécanique, c’est complètement faux. Ce n’est pas très marxiste non plus de négliger la part de choix humains : il y a des conditions objectives bien sûr mais également des conditions subjectives. Ensuite, quand le peuple se soulève, je pense que le devoir de tout marxiste est de se mettre à ses côtés, de radicaliser le mouvement au maximum possible et non de se demander si on a un programme parfait, une classe ouvrière assez nombreuse et organisée, en bref une check-list de 10 critères où l’on abandonne si on n’en a pas 5 sur 10. Ce genre de raisonnement est catastrophique. Certains camarades l’ont suivi par rapport à la Syrie et se sont retirés du combat en réduisant tout à une prétendue opposition entre deux forces également réactionnaires. Au nom de quoi peut-on nier, même si ce n’est pas notre horizon, qu’une véritable démocratie bourgeoise demain en Égypte, en Syrie, en Tunisie serait une avancée par rapport aux régimes dictatoriaux ? Il y a deux tâches urgentes pour les socialistes révolutionnaires aujourd’hui construire le parti, nécessaire parce qu’un mouvement populaire peut s’essouffler et virer à droite comme à gauche. Ainsi en Egypte, une grande partie du mouvement populaire soutient la répression des Frères musulmans. Nous condamnons à juste titre cette répression, mais si on avait un parti révolutionnaire de masse on pourrait avoir une influence plus grande. Dire maintenant « on va se retirer » est une folie : on continue, on construit le parti avec un programme, et en même temps on construit le mouvement, l’autre tâche fondamentale. C’est ce que font aussi les camarades égyptiens en construisant le Front du Chemin de la Révolution, un troisième pôle révolutionnaire contre l’ancien régime et les islamistes, pour la radicalisation des masses. Nous espérons des processus révolutionnaires depuis tellement longtemps, maintenant nous en avons devant nous, qui sommes-nous pour dire « ils ne répondent pas à nos conditions » ? Ce serait se mettre hors du temps et de la réalité.
10) Un dernier aspect fait polémique : la question des armes. En Belgique la LCR-SAP a défendu qu’il fallait livrer des armes aux forces démocratiques de l’opposition, bien reprises dans un rapport récent de l’Arab Reform Initiative. Crois-tu que les bourgeoisies impérialistes vont finir par le faire, et est-il légitime que nous, marxistes révolutionnaires, le leur demandions ?
Cette question renvoie en partie au texte de Trotsky, « Penser», qui dit que si, dans une situation où l’Italie fasciste aide pour ses propres intérêts la population algérienne sous occupation française, les ouvriers français ne devraient pas refuser cette aide. Parce que les ouvriers algériens vont lutter contre le colonialisme français. Le premier ennemi des syriens aujourd’hui c’est Al-Assad. Cette aide ne va pas évidemment pas venir sans conditions politiques. Mais quand on demande d’armer les composantes démocratiques de l’Armée Syrienne Libre, on met en avant les contradictions de nos propres bourgeoisies. Ce qui est le devoir de chaque organisation socialiste révolutionnaire et internationaliste. Les bourgeoisies de nos pays ne veulent pas voir une victoire de la révolution, depuis presque trois ans c’est évident. Genève II, les positions adoptées par les puissances impérialistes, des médias bourgeois qui se limitent aux combats entre djihadistes et régime, … Que faire dans cette situation ? Nos bourgeoisies tolèrent la livraison d’armes de leurs alliés du Golfe vers les organisations islamistes, ce qui rend la situation encore plus catastrophique, et favorise une logique de guerre confessionnelle et sectaire. Nous sommes quasiment persuadés que nos gouvernements bourgeois refuseront cette aide directe, mais c’est très important de défendre cette option dans notre discours. Nous n’avons pas les moyens des pays du Golfe, mais ce qu’on peut faire également c’est aider les civils, les camarades, les réfugiés et attaquer les règles d’asile et d’immigration de nos propres pays : « vous dites que vous aidez la Syrie et vous fermez encore plus vos frontières ?». Nous devons également contrer la propagande, qu’elle soit de la gauche stalinienne, de l’extrême-droite ou des médias bourgeois qui opposent djihadistes et ancien régime et populariser ce qui vit sur le terrain, les forces démocratiques à soutenir, les formes d’auto-organisation qui se sont fortement développées dans de nombreuses régions. C’est le rôle de la gauche révolutionnaire et internationaliste ici : nous opposer à nos bourgeoisies et soutenir l’auto-détermination de chaque peuple.