Au contraire, c’est la pauvreté qui fait le bonheur. Bossuet, s’inspirant du Père de L’Église Jean Chrysostome, le comprenait très bien. Les pauvres, disait-il, permettent aux riches de transformer leur argent matériel en argent de l’âme (pécheresse) pour s’acheter une place au Ciel. La pauvreté fait partie de l’ordre harmonieux du monde voulu par le Créateur : le riche a besoin du pauvre et il faut par conséquence qu’il y ait des pauvres. Puisqu’il y a malheureusement des pauvres qui refusent de travailler par malice ou libertinage (de nos jours parce qu’ils touchent une allocation de chômage), il faut les forcer à travailler pour le bonheur (futur bien entendu) des riches, et cela par force des lois, comme le disait déjà Delamare dans sont Traité de police, écrit entre 1705 et 1710. Le siècle des Lumières qui s’annonçait préféra de donner une argumentation plutôt économique que théologique à la question de la pauvreté. Ainsi Bernard de Mandeville (1723) : Les pauvres ne travailleraient pas s’ils n’étaient pas dans le besoin. Le travail pour autrui est une nécessité. Ce que Bossuet nommait le « fardeau des pauvres » devient pour Mandeville le stimulant indispensable à la prospérité ; les salaires ne doivent pas être trop élevés si l’on veut que les ouvriers ou les artisans « ne cèdent à leur propension extraordinaire à la paresse ». Les économistes (encore aujourd’hui) considèrent l’homme comme fondamentalement égoïste (et donc moteur du progrès), et les théologiens qu’il est fondamentalement mauvais. Bourse et Église se rencontrent enfin dans la modernité.
Mais il ne faut pas être grand philosophe pour comprendre l’angoisse provoquée par la richesse dans l’âme du malheureux richard. Celui qui ne possède rien n’est pas habité par la peur de perdre ce qu’il n’a pas, tandis que le riche peut tout perdre: sa peur est bien réelle et compréhensible, que dis-je, naturelle. La société doit en tenir compte. Entre 1800 et 1914 l’idée majeure qui domine les sermons prononcés en Belgique c’est que l’ordre social a été voulu par Dieu, c’est la « doctrine de la pauvreté » : le vrai bonheur dans la vie, c’est de se satisfaire de la situation dans laquelle la divine Providence nous a placés, sans envier un état pour lequel nous ne sommes pas faits, et dans lequel nous serions mille fois plus malheureux. Un autre sermonnaire très rependu, celui de Réguis, demande de ne pas toujours regarder « au haut salaire » et de se préoccuper plutôt de « la vertu des maîtres auxquels on veut se louer ». Il y est précisé qu’il ne faut point espérer d’amélioration de son sort : misérable dans un avenir proche et terrestre, le sort du pauvre, « arrêté par Dieu, est de mener une vie d’esclave ». Mais, ajoute Réguis, cet état d’esclave doit être une satisfaction sincère, puisque Dieu est exemple et récompense. Il n’y a pas actuellement (ca 1900) de maladie plus grave dans le peuple que l’insatisfaction de son propre sort. « Réjouis-toi de l’ordre voulu par Dieu. La richesse n’apporte pas le bonheur ». Très juste !
Mais la pensée de l’Église au sujet de la pauvreté, ou plutôt du travail (cette nécessité humaine : tu gagneras ton pain à la sueur de ton front) a évolué. Le 15 mai 1891 le monde chrétien est réveillé par l’encyclique Rerum novarum du pape Léon XIII, un véritable pas en arrière opportuniste quant à la conviction traditionnelle que le pauvre doit accepter son sort misérable. Non ! On appelle les travailleurs chrétiens à s’organiser, évidemment sous l’œil veillant de l’Église. Mais quand même … C’est ainsi que l’Église a ouvert la porte à sa propre destruction. Où sont nos curés d’antan? Où sont nos ouvriers qui, au lieu de bloquer les transports publics, restent à leurs postes de travail pour garantir les profits nécessaires des entrepreneurs misérables luttant contre la concurrence déloyale de l’étranger? Heureusement quelques sectes catholiques, malheureusement pas assez fortes, continuent à sauvegarder les traditions et cela souvent contre un pape cryptocommuniste.
C’est avec un certain plaisir que j’ai trouvé dans un magasin de seconde main un livre écrit par feux Étienne cardinal Wyszynsky, archevêque de Varsovie et primat de Pologne. Il porte le titre prometteur Le Chrétien et le Travail (Duch Pracy Ludzkiej). Je ne vais pas en faire un résumé ni une analyse. Je me borne à énumérer les titres des chapitres : Le « travail » de Dieu ; Le travail, un besoin de la nature humaine ; Le travail, un obligation sociale ; Se réjouir des fruits de son travail ; Le travail est amour envers le Créateur et le monde ; Le travail, une prière ; Le secret de la réconciliation par le travail ; Les valeurs conquises par le travail spirituel et leur signification pour la vie sociale ; La vertu et l’indulgence dans le travail humain ; Rigueur et diligence dans le travail ; Travail et repos ; Coopération ; Le repos dominical après le travail ; La jouissance dans le travail. Les travailleurs polonais se sont immédiatement reconnus dans ces valeurs et les dirigeants communistes de la Pologne catholique n’étaient pas moins contents.
« bourséglise » par Little Shiva