On ne peut comprendre l’actuelle crise ukrainienne – l’annexion de la Crimée, la rébellion séparatiste dans le Donbass et l’agression russe contre l’Ukraine – si l’on ne comprend pas que la Russie est encore et toujours une puissance impérialiste.
Sergueï Nikolski, philosophe russe spécialiste de la culture, affirme que peut-être la pensée la plus importante pour les Russes « depuis la chute de Byzance jusqu’à aujourd’hui est l’idée de l’empire et qu’ils sont une nation impériale. Nous avons toujours su que nous habitons un pays dont l’histoire est une chaîne ininterrompue d’expansions territoriales, de conquêtes, d’annexions, de leur défense, des pertes temporaires et de nouvelles conquêtes. L’idée de l’empire était une des plus précieuses dans notre bagage idéologique et c’est elle que nous proclamions aux autres nations. C’est par elle que nous surprenions, ravissions ou affolions le reste du monde.»
La première et la plus importante caractéristique de l’empire russe, indique Nikolski, a toujours été « la maximalisation de l’expansion territoriale pour la réalisation des intérêts économiques et politiques en tant qu’un des plus importants principes de la politique étatique.» Cette expansion était l’effet de la prédominance permanente et écrasante du développement extensif de la Russie sur son développement intensif : la prédominance de l’exploitation absolue des producteurs directs sur leur exploitation relative, c’est-à-dire sur celle fondée sur l’augmentation de la productivité du travail.
« L’Empire russe était nommé ‹ la prison des peuples ›. Nous savons aujourd’hui que ce n’était pas seulement l’État des Romanov qui méritait ce qualificatif » écrivait Mikhail Pokrovski, le plus remarquable historien bolchévique. Il prouvait que déjà le Grand-Duché de Moscou (1263-1547) et le Tsarat de Russie (1547-1721) étaient des « prisons des peuples » et que ces États ont été construits sur les cadavres des « inorodtsy », des peuples indigènes non russes. « Il est douteux que le fait que dans les veines des Grands-Russes coule 80 % de leur sang soit une consolation pour ceux qui ont survécu. Seul l’anéantissement complet de l’oppression grand-russe par cette force qui a lutté et qui lutte toujours contre toute oppression, pourrait être une forme de compensation de toutes leurs souffrances.» Ces mots de Pokrovski ont été publiés en 1933, juste après sa mort et peu avant qu’à la demande de Staline, dans la formule historique des bolchéviques « la Russie – prison des peuples », le premier terme soit remplacé par un autre mot : le tsarisme. Ensuite, le régime stalinien a stigmatisé le travail scientifique de Pokrovski comme « conception antimarxiste » de l’histoire de la Russie.
« Impérialisme militaro-féodal »
Au cours des siècles, et jusqu’à l’effondrement de l’URSS en 1991, les peuples conquis et annexés par la Russie ont subi trois formes successives de domination impérialiste russe. « L’impérialisme militaro-féodal » fut la première, nommée ainsi par Lénine. Il n’est pas inutile de discuter quel mode d’exploitation y prédominait : féodal ou tributaire, ou encore, comme le préfère Youri Semenov, « politaire » (1). Ce débat est rendu actuel par les recherches les plus récentes d’Alexander Etkind. Il en découle que c’étaient des modes d’exploitation coloniaux qui dominaient alors : « aussi bien dans ses frontières lointaines que dans sa sombre profondeur, l’empire russe était un immense système colonial »; « un empire colonial comme la Grande-Bretagne ou l’Autriche, mais en même temps un territoire colonisé, comme le Congo ou les Indes occidentales ». Le clou, c’est que « la Russie, en s’élargissant et en absorbant les très grands espaces, colonisait son propre peuple. C’était un processus de colonisation interne, une colonisation secondaire de son propre territoire.»
C’est pour cette raison, explique Etkind, qu’il « faut concevoir l’impérialisme russe non seulement en tant qu’un processus extérieur, mais également en tant que processus interne » (2). Le servage – généralisé par la loi en 1649 – y avait un caractère tout autant colonial que l’esclavage des Noirs en Amérique du Nord, mais il concernait les paysans grands-russes ainsi que d’autres, considérés par le tsarisme comme « russes » : les paysans « petits-russes » (ukrainiens) et biélorusses. Etkind attire l’attention sur le fait que, même dans la Grande-Russie, les insurrections paysannes avaient un caractère anticolonial et que les guerres, par lesquelles l’empire écrasait ces révoltes, étaient coloniales. De manière paradoxale, le centre impérial de la Russie était en même temps une périphérie coloniale interne, au sein de laquelle l’exploitation et l’oppression des masses populaires étaient plus sévères que dans bien des périphéries conquises et annexées.
Lorsque « l’impérialisme capitaliste moderne » est apparu, Lénine a écrit que dans l’empire tsariste il était « enveloppé, pour ainsi dire, d’un réseau particulièrement serré de rapports précapitalistes » – si serré que « ce qui, d’une façon générale, prédomine en Russie, c’est l’impérialisme militaro-féodal ». De ce fait, écrivait-il, « en Russie le monopole de la force militaire, d’un territoire immense où des conditions particulièrement favorables pour piller les peuples indigènes non russes, la Chine etc., complète partiellement et partiellement remplace le monopole du capital financier moderne ». En même temps, en tant qu’impérialisme de la moins développée des six plus grandes puissances, ce n’était qu’un sous-impérialisme. Comme l’indiquait Trotski, « la Russie payait ainsi le droit d’être l’alliée de pays avancés, d’importer des capitaux et d’en verser les intérêts, c’est-à-dire, en somme, le droit d’être une colonie privilégiée de ses alliées; mais, en même temps, elle acquérait le droit d’opprimer et de spolier la Turquie, la Perse, la Galicie, et en général des pays plus faibles, plus arriérés qu’elle-même. L’impérialisme équivoque de la bourgeoisie russe avait, au fond, le caractère d’une agence au service de plus grandes puissances mondiales.» (3)
Pas de décolonisation sans séparation
Ce sont justement les puissants monopoles extra-économiques mentionnés par Lénine qui ont garanti à l’impérialisme russe la continuité après le renversement du capitalisme en Russie par la révolution d’Octobre. Contrairement aux annonces antérieures de Lénine, que la norme de la révolution socialiste serait l’indépendance des colonies, seules les colonies que l’expansion de la révolution russe n’avait pas atteintes, ou qui l’ont repoussée, se sont séparées de la Russie. Dans de nombreuses régions périphériques, son expansion avait le caractère d’une « révolution coloniale », conduite par des colons et des soldats russes sans la participation des peuples opprimés, voire même avec le maintien des rapports coloniaux existants. Gueorgui Safarov a décrit un tel déroulement dans le cas de la révolution au Turkestan. Ailleurs, elle avait le caractère de la conquête militaire, et certains bolchéviques (Mikhaïl Toukhatchevski) ont concocté très vite une théorie militariste de la « révolution menée de l’extérieur » (4).
L’histoire de la Russie soviétique a démenti l’opinion des bolchéviques selon laquelle, avec le renversement du capitalisme, les rapports de domination coloniale de certains peuples sur les autres disparaitraient et qu’en conséquence ces peuples pourraient, ou même devraient, rester dans le cadre d’un même État. « L’économisme impérialiste » niant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qui (critiqué par Lénine) se répandait parmi les bolchéviques russes, en fut une manifestation extrême. En réalité, c’est tout le contraire : la séparation étatique d’un peuple opprimé est la précondition de la destruction des rapports coloniaux, même si elle ne la garantit pas. Vassyl Chakhraï, militant bolchévique de la révolution ukrainienne, l’avait compris déjà en 1918 et a polémiqué publiquement avec Lénine sur cette question. (5) Beaucoup d’autres communistes non russes l’ont alors compris, en particulier le dirigeant de la révolution tatare Mirsaïd Sultan Galiev. Il a été le premier communiste éliminé à la demande de Staline de la vie politique publique, dès 1923.
En réalité, l’impérialisme fondé sur les monopoles extra-économiques mentionnés par Lénine se reproduit spontanément et de manière inaperçue de nombreuses manières même lorsqu’il perd son assise spécifiquement capitaliste. C’est pour cette raison, comme le démontrait Trotski dès les années 1920, que Staline « est devenu le porteur de l’oppression nationale grand-russe » et a rapidement « garanti la prédominance de l’impérialisme bureaucratique grand-russe ». Avec la mise en place du régime stalinien, on a assisté à la restauration de la domination impérialiste de la Russie sur tous ces peuples, jadis conquis et colonisés, qui sont restés dans les frontières de l’URSS où ils constituaient la moitié de la population, ainsi que sur les nouveaux protectorats : la Mongolie et le Touva [au Nord-Ouest de la Mongolie].
Envolée de l’impérialisme bureaucratique
Cette restauration s’accompagnait d’une violence policière meurtrière et même de génocides – de l’extermination par la faim, connue en Ukraine comme l’Holodomor et au Kazakhstan comme le Jasandy Acharchylyk (1932-1933). Les cadres bolchéviques nationaux et l’intelligentsia nationale furent exterminés et une russification intensive fut entamée. Des petits peuples entiers et des minorités nationales ont été déportés (la première grande déportation a touché en 1937 les Coréens vivant dans l’Extrême-Orient soviétique). Le colonialisme interne s’est répandu une fois de plus et « l’exemple le plus affreux de ces pratiques fut l’exploitation des prisonniers du Goulag, qui peut être décrite comme la forme extrême de la colonisation intérieure ». De même que sous le tsarisme, l’immigration de la population russe et russophone vers les périphéries calmait les tensions et les crises socioéconomiques en Russie, tout en garantissant la russification des républiques périphériques. Surpeuplée, paupérisée et affamée à la suite de la collectivisation forcée, la campagne russe exportait massivement la force de travail vers les nouveaux centres industriels à la périphérie de l’URSS. En même temps, les autorités entravaient la migration vers les villes de la population locale – non russe – des campagnes.
La division coloniale du travail déformait, voire freinait le développement, parfois même transformait les républiques et les régions périphériques en sources de matières premières et en zones de monoculture. Cela s’accompagnait d’une division coloniale de la ville et de la campagne, du travail physique et intellectuel, qualifié et non qualifié, bien ou mal rétribué, ainsi que d’une stratification tout aussi coloniale de la bureaucratie étatique, de la classe ouvrière et des sociétés entières. Ces divisions et stratifications garantissaient aux éléments ethniquement russes et russifiés des positions sociales privilégiées en ce qui concerne l’accès aux revenus, aux qualifications, au prestige et au pouvoir dans les républiques périphériques. La reconnaissance de la « russité » ethnique ou linguistique comme « salaire public et psychologique » – un concept que David Roediger a repris de W.E.B. Du Bois et appliqué à ses études du prolétariat blanc américain (6) – est devenue un moyen important de la domination impérialiste russe et de la construction d’une « russité » impérialiste également au sein de la classe ouvrière soviétique.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, la participation de la bureaucratie stalinienne à la lutte pour un nouveau partage du monde était un prolongement de la politique impérialiste intérieure. Durant la guerre et après sa fin, l’Union soviétique a récupéré une grande partie de ce que la Russie avait perdu après la Révolution, et a aussi conquis de nouveaux territoires. Sa superficie s’est agrandie de plus de 1,2 million de km2, atteignant 22,4 millions de km2. Après la guerre, la superficie de l’URSS dépassait de 700 000 km2 celle de l’empire tsariste à la fin de son existence, et était plus petite de 1,3 million de km2 par rapport à la surface de cet empire au sommet de son expansion – en 1866, juste après la conquête du Turkestan et peu avant la vente de l’Alaska.
En lutte pour un nouveau partage du monde
En Europe, l’Union soviétique a incorporé les régions occidentales de la Biélorussie et de l’Ukraine, l’Ukraine subcarpathique, la Bessarabie, la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie, une partie de la Prusse orientale et la Finlande, et en Asie le Touva et les îles Kouriles méridionales. Son contrôle a été étendu sur toute l’Europe orientale. L’URSS a revendiqué que la Libye soit placée sous sa tutelle [en 1945]. Elle a tenté d’imposer son protectorat sur les grandes provinces frontalières chinoises – le Xinjiang (Sinkiang) et la Mandchourie. De plus, elle voulait annexer l’Iran du nord et la Turquie orientale, exploitant pour cela l’aspiration à la libération et à l’unification de nombreux peuples locaux. Selon l’historien azerbaïdjanais Djamil Hasanly, c’est en Asie et non en Europe que la « guerre froide » a commencé, dès 1945 (7).
« Dès que les conditions politiques le permettent, le caractère parasitaire de la bureaucratie se manifeste dans le pillage impérialiste », écrivait alors Jean van Heijenoort, ancien secrétaire de Trotski et futur historien de la logique mathématique. « Est-ce que l’apparition d’éléments de l’impérialisme implique la révision de la théorie selon laquelle l’URSS est un État ouvrier dégénéré ? Pas nécessairement. La bureaucratie soviétique se nourrit en général de l’appropriation du travail des autres, ce que nous avions depuis longtemps conçu comme inhérent à la dégénérescence de l’État ouvrier. L’impérialisme bureaucratique n’est qu’une forme spéciale de cette appropriation.» (8)
Les communistes yougoslaves ont acquis assez vite la conviction que Moscou « voulait soumettre complètement l’économie de la Yougoslavie et en faire un simple complément fournissant les matières premières à l’économie de l’URSS, ce qui freinerait l’industrialisation et perturberait le développement socialiste du pays ». Les « sociétés mixtes » soviéto-yougoslaves devaient monopoliser l’exploitation des richesses naturelles de la Yougoslavie dont l’industrie soviétique avait besoin. L’échange commercial inégal entre les deux pays devait garantir à l’économie soviétique des surprofits au détriment de l’économie yougoslave.
Après la rupture de la Yougoslavie avec Staline, Josip Broz Tito relève que, à partir du pacte Ribbentrop-Molotov (1939) et surtout après la conférence des « Trois Grands » à Téhéran (1943), l’URSS prend part à la division impérialiste du monde et « poursuit consciemment le vieux chemin tsariste d’expansionnisme impérialiste ». Il souligne également que la « théorie du peuple dirigeant au sein d’un État multinational », proclamée par Staline « n’est que l’expression d’un fait : la soumission à l’oppression nationale et au pillage économique des autres peuples et pays par le peuple dirigeant ». En 1958, Mao Zedong ironisait ainsi en discutant avec Khrouchtchev : « Il y avait un homme du nom de Staline qui a pris Port Arthur, a transformé le Xinjiang et la Mandchourie en semi-colonies et a formé quatre sociétés mixtes. Voilà ses bonnes actions.» (9)
Union soviétique au bord de l’éclatement
L’impérialisme bureaucratique russe prenait appui sur des monopoles extra-économiques puissants, encore renforcés par le pouvoir totalitaire. Mais leur caractère était uniquement extra-économique. De ce fait, il s’est avéré trop faible ou carrément incapable de réaliser les plans staliniens d’exploitation des pays satellites en Europe orientale et dans les régions frontalières de la Chine populaire. Devant la résistance croissante de ces pays, la bureaucratie du Kremlin a dû abandonner les « sociétés mixtes », l’échange commercial inégal et la division coloniale du travail qu’elle voulait imposer. Après la perte de la Yougoslavie, dès 1948, elle a progressivement perdu le contrôle politique de la Chine et de quelques autres États, et a dû aussi affaiblir son contrôle sur ceux qu’elle contrôlait.
En URSS même, les monopoles extra-économiques se sont avérés incapables de garantir à long terme la domination impérialiste de la Russie sur les principales républiques périphériques. L’industrialisation, l’urbanisation, le développement de l’éducation, et plus généralement la modernisation des périphéries de l’URSS, ainsi que la « nationalisation » croissante de leur classe ouvrière, de l’intelligentsia et de la bureaucratie elle-même, ont commencé à changer progressivement les rapports de forces entre la Russie et les républiques périphériques au profit de ces dernières. La domination de Moscou sur celles-ci s’affaiblissait. La crise croissante du système a accéléré ce processus, qui a commencé à écarteler l’URSS. Les contre-mesures du pouvoir central – tel le renversement du régime de Petro Chelest en Ukraine (1972), considéré comme « nationaliste » par le Kremlin – ne pouvaient plus inverser ce processus, ni le stopper efficacement.
Au cours de la seconde moitié des années 1970, le jeune sociologue soviétique Frants Cheregui tentait de regarder la réalité soviétique en s’appuyant sur « la théorie des classes de Marx, combinée à la théorie des systèmes coloniaux ». Il concluait alors que « l’extension progressive de l’intelligentsia et de la bureaucratie (des fonctionnaires) nationales des républiques non russes, la croissance de la classe ouvrière – en un mot, la formation d’une structure sociale plus progressiste – conduira les républiques nationales à se séparer de l’URSS.» Quelques années plus tard, à la demande des plus hautes autorités du Parti communiste soviétique, il a étudié la situation sociale des équipes de jeunes mobilisées par le Komsomol dans tout l’État pour construire la Magistrale ferroviaire Baïkal-Amour. C’était la fameuse « construction du siècle ».
« Je me suis intéressé, raconte Cheregui, à la contradiction que je découvrais entre l’information sur la composition internationale des constructeurs de la Magistrale, répandue avec force par la propagande officielle, et le haut niveau d’uniformité nationale des brigades de construction qui sont arrivées.» Elles étaient presque uniquement composées d’éléments ethniquement ou linguistiquement russes. « Je suis alors arrivé à la conclusion inattendue que les Russes (et les ‹ russophones ›) étaient rejetés des républiques nationales » – rejetés par les dites nationalités titulaires, par exemple au Kazakhstan par les Kazakhs.
Cela a été confirmé par des recherches qu’il a menées dans deux autres grands chantiers en Russie. « Le pouvoir central le savait et participait à la réinstallation des Russes en finançant les ‹ grands travaux de choc ›. J’en ai conclu que les fonds sociaux des républiques nationales ayant maigri, il manquait des emplois y compris pour les représentants des nationalités titulaires là où des garanties sociales (crèches, maisons de vacances, sanatoriums, possibilités d’obtenir un logement) existaient; une telle situation pouvait provoquer des antagonismes inter-ethniques, alors les autorités ‹ rapatriaient › progressivement la jeunesse russe des républiques nationales. Alors j’ai pris conscience que l’URSS était au bord de l’éclatement.»
Empire militaro-colonial
La crise du régime bureaucratique soviétique et de l’impérialisme russe était si importante, qu’à la surprise générale, l’URSS s’est effondrée en 1991, non seulement sans une guerre mondiale, mais même sans une guerre civile. La Russie a complètement perdu ses périphéries externes, car 14 républiques non russes de l’Union l’ont quittée et ont proclamé leur indépendance – toutes celles qui, selon la Constitution soviétique, avaient ce droit. Cela signifiait une perte de territoires sans précédent dans l’histoire de la Russie, d’une surface de 5,3 millions de km2. Mais, comme le constate Boris Rodoman, un éminent scientifique qui a créé l’école russe de la géographie théorique, aujourd’hui aussi « la Russie est un empire militaro-colonial vivant au prix d’un gaspillage effréné des ressources naturels et humaines, un pays au développement extensif dans lequel l’utilisation extrêmement dilapidatrice et coûteuse de la terre et de la nature est un phénomène courant ». Dans ce domaine, de même qu’en ce qui concerne les migrations des populations, « les relations mutuelles entre les groupes ethniques, entre les habitants et les migrants dans diverses régions, entre les autorités étatiques et la population, les traits ‹ classiques › caractéristiques du colonialisme restent vifs, comme dans le passé ».
La Russie est restée un État plurinational. Elle intègre 21 républiques de peuples non russes, s’étendant sur près de 30 % de son territoire. Rodoman écrit : « Dans notre pays nous avons un groupe ethnique, portant son nom et lui fournissant la langue officielle, ainsi qu’un grand nombre d’autres groupes ethniques; certains d’entre eux disposent d’une autonomie nationale-territoriale, mais n’ont pas le droit de quitter cette pseudo-fédération, c’est-à-dire sont contraints d’y rester. De plus en plus souvent, l’existence nécessaire d’unités administratives distinctes selon les critères ethniques est remise en cause; le processus de leur liquidation a déjà commencé par celle des districts autonomes. Pourtant, presque aucun peuple non russe n’a commencé à vivre en Russie à la suite d’une migration; ils ne se sont pas installés dans un État russe déjà existant – au contraire, ils ont été conquis par cet État, repoussés, partiellement exterminés, assimilés ou privés de leur propre État. Dans un tel contexte historique, les autonomies nationales, indépendamment même de leur réalité ou de leur caractère purement formel, doivent être perçues comme une compensation morale pour les groupes ethniques qui ont subi le ‹ traumatisme de la subjugation ›. Dans notre pays, les petits peuples ne disposant pas d’autonomie nationale, ou qui en ont été privés, ont disparu rapidement (par ex. les Vepses et les Chors). Au début de la période soviétique, les groupes ethniques autochtones étaient majoritairement autonomes; aujourd’hui, une minorité d’entre eux le sont en raison de la colonisation, liée à l’appropriation des ressources naturelles, aux grands travaux, à l’industrialisation et à la militarisation. L’aménagement des ‹ friches ›, la construction de certains ports et centrales nucléaires dans les républiques baltes etc. n’obéissaient pas seulement à des raisons économiques, mais avaient aussi pour but la russification des régions frontalières de l’Union soviétique. Après l’effondrement de celle-ci, les conflits militaires dans le Caucase, dont les peuples sont pris en otages par la politique impériale du ‹ diviser pour mieux régner ›, sont des conflits qui visent typiquement à préserver les colonies d’un empire qui se désintègre. Une priorité de la politique étrangère de la Fédération de Russie vise aujourd’hui à étendre sa sphère d’influence en réintégrant des pans de l’ex-URSS. Aux XVIII e et XIX e siècles, dans la Russie tsariste, les tribus nomades faisaient allégeance, et ainsi leurs terres devenaient automatiquement russes; la Russie post-soviétique distribue aux habitants des pays frontaliers des passeports russes… ».
Restauration de l’impérialisme capitaliste
La restauration du capitalisme en Russie a partiellement complété et partiellement remplacé les monopoles extra-économiques affaiblis et tronqués, à la suite de l’éclatement de l’URSS, par un puissant monopole du capital financier soudé à l’appareil étatique. L’impérialisme russe, reconstruit sur cette base, reste un phénomène indissociablement intérieur et extérieur, opérant des deux côtés des frontières de la Russie, qui recommencent à être mouvantes. Les autorités russes ont construit une méga-corporation étatique, qui va avoir le monopole de la colonisation intérieure de la Sibérie orientale et de l’Extrême-Orient. Ces régions possèdent des champs de pétrole et d’autres grandes richesses. Elles ont un accès privilégié aux nouveaux marchés mondiaux en Chine et dans l’hémisphère occidental.
Les deux régions mentionnées risquent de partager le sort de la Sibérie occidentale. « Le centre fédéral garde pour lui quasiment tous les revenus du pétrole de l’ouest sibérien, ne donnant même pas à la Sibérie occidentale l’argent pour la construction des routes normales », écrivait il y a quelques années le journaliste russe Artem Efimov. « Le malheur, comme d’habitude, n’est pas la colonisation, mais le colonialisme », car « c’est l’exploitation économique et non l’aménagement et le développement du territoire qui est le but de la corporation mentionnée.» « Essentiellement, cela revient à admettre que dans le pays, au plus haut niveau de l’État, le colonialisme règne. La ressemblance de cette corporation avec la Compagnie britannique des Indes orientales et avec les autres compagnies coloniales européennes des XVIIe–XIXe siècles est si évidente que cela peut paraître comique.»
Il y a un an, le soulèvement massif des Ukrainiens sur le Maïdan de Kiev, couronné par le renversement du régime de Ianoukovitch, constituait une tentative de l’Ukraine de rompre définitivement le rapport colonial l’attachant historiquement à la Russie. On ne peut comprendre l’actuelle crise ukrainienne – l’annexion de la Crimée, la rébellion séparatiste dans le Donbass, et l’agression russe contre l’Ukraine – si l’on ne comprend pas que la Russie est encore et toujours une puissance impérialiste.
1 J. Haldon, The State and the Tributary Mode of Production, London-New York, Verso, 1993.
2 A. Etkind, Internal Colonization: Russian Imperial Experience, Cambridge – Malden, Polity Press, 2011, pp. 24, 26, 250-251.
3 L. Trotsky, Histoire de la Révolution russe, Paris, Seuil, 1967, vol. I, p. 53.
4 M. Tukhachevsky, « Revolution from Without », New Left Review, nº 55, 1969.
5 S. Mazlakh V. Shakhrai, On the Current Situation in the Ukraine, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1970.
6 D. R. Roediger, The Wages of Whiteness: Race and the Making of American Working Class, London-New York, Verso, 2007.
7 J. Hasanli, At the Dawn of the Cold War: The Soviet-American Crisis over Iranian Azerbaijan, 1941-1946, Lanham-New York, Rowman and Littlefield, 2006; idem, Stalin and the Turkish Crisis of the Cold War, 1945-1953, Lanham-New York, Lexington Books, 2011.
8 D. Logan [J. van Heijenoort], « The Eruption of Bureaucratic Imperialism », The New International, vol. XII, n° 3, 1946, pp. 74, 76.
9 V.M. Zubok, « The Mao-Khrushchev Conversations, 31 Jul
Source : solidaritéS