Habib Essid, le nouveau Premier ministre, a la particularité d’avoir participé au pouvoir à la fois sous l’ancien dictateur Ben Ali et sous le Premier ministre islamiste Jebali. Il avait également été Ministre de l’intérieur lorsque l’actuel Président de la république avait été Premier Ministre en 2011.
Nidaa justifie le choix d’Habib Essid par ses « compétences et son expérience en matière de sécurité ». Autrement dit, pour sa capacité à réprimer les mobilisations s’opposant à la politique d’austérité votée conjointement à l’Assemblée par les néo-libéraux « modernistes » ou islamistes. (1)
L’arnaque du vote pour Nidaa et Essebsi (2)
Lors des élections législatives et présidentielles, la majorité des électeurs qui avaient voté pour eux avaient avant tout espéré ainsi parvenir à tourner définitivement la page de deux années de pouvoir d’Ennahdha et de son allié Marzouki. (3)
Le pouvoir en place en 2012-2013 avait en effet cherché à imposer une islamisation de la société et de l’Etat, passant notamment par une remise en cause des droits des femmes et des libertés. Il avait tiré à la chevrotine sur la population de Siliana. Il avait protégé les milices islamistes qui s’attaquaient aux locaux syndicaux (4) et assassinaient des responsables politiques. (5)
Face à la mobilisation populaire, le gouvernement Ennahdha avait finalement été contraint de démissionner en janvier 2014. Simultanément, une Constitution améliorant les libertés (et notamment les droits des femmes) avait été votée, et des élections programmées pour la fin de l’année 2014. (6)
La tentation du « Tout sauf Ennahdha »
Le fait que certains électeurs se réclamant de la gauche aient voté pour Nidaa et Essebsi ne signifie pas pour autant qu’ils partagent les objectifs des membres de l’ancien régime qui dirigent ce parti. Cela est particulièrement vrai sur le plan économique et social où Nidaa se situe dans la continuité de la politique de Ben Ali et des gouvernements qui lui ont succédé. La vanité du « Tout sauf Ennahdha » sera encore plus évidente si l’alliance entre Nidaa et Ennahdha, dèjà réalisée à l’Assemblée, se prolongeait par une participation d’Ennahdha au futur gouvernement comme semble le présager le choix d’Habib Essid comme Premier ministre.
L’OPA de Marzouki sur la base d’Ennahdha
Soucieuse de maintenir une partie de ses positions au sein de l’appareil d’Etat, la direction d’Ennahdha a multiplié les démarches pour obtenir quelques ministères. Ceci explique sans doute pourquoi le deuxième parti politique tunisien n’a pas présenté de candidat contre Essebsi aux présidentielles. La contrepartie de cette attitude a été qu’une grande partie de sa base l’a lâchée pour rejoindre Marzouki, notamment dans le sud du pays.
La présence de plus en plus voyante d’anciens du parti de Ben Ali au sein de Nidaa Tounès et parmi ses alliés a renforcé ces ralliements à Marzouki, qui touchent également quelques anti-bénalistes viscéraux issus de la gauche.
La consolidation d’une troisième voie
Adversaire farouche d’Ennahdha, qui est notamment responsable de l’assassinat de deux de ses dirigeants, le Front populaire a pour autant refusé de se mettre à la remorque des néo-libéraux et des nostalgiques de Ben Ali, contrairement à ce qu’il avait fait lors de l’éphémère Front de salut national constitué après l’assassinat de Mohamed Brahmi en juillet 2013. (7)
Après de longs débats, le Front a notamment présenté ses propres listes aux élections et refusé de voter le Budget. (8)
Même si il n’a pas pu convaincre l’ensemble de son électorat potentiel du bien-fondé d’une telle démarche indépendante, le Front populaire a multiplié par 2,5 le nombre de ses députés et est arrivé en troisième position aux présidentielles. (9)
Comme il l’avait déjà fait en 2014, le Front ne devrait logiquement ni voter la confiance au futur gouvernement, ni à plus forte raison participer à celui-ci. (10)
Le troisième tour social a déjà commencé
La chute du gouvernement Ennahdha en janvier 2014 avait facilité la reprise des luttes : fin octobre 2014, le nombre total des jours de grève avait déjà dépassé celui de toute l’année record 2011. Le dernier trimestre 2014 a vu se multiplier le nombre de préavis de grève se traduisant par exemple dans l’enseignement secondaire par plusieurs jours de grève nationale à plus de 90 %. Tout indique que cette tendance devrait se poursuivre en 2015 (11) avec la mise en œuvre du plan d’austérité voté par Nidaa et Ennahdha. Celui-ci prévoit notamment la remise en cause de subventions aux produits de première nécessité, dont le maintien est vital pour nombre de Tunisien-ne-s.
Notes :
(1) Une note concernant le débat parlementaire sur le budget, incluant notamment les interventions des députés Front populaire Nizar Amami et Fathi Chamkhi est disponible sur http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33859
(2) Beji Caïd Essebsi avait été successivement ministre de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères sous Bourguiba, puis président de la Chambre des députés de entre 1990 et 1991. Membre du parti de Ben Ali, il n’a ensuite plus eu de responsabilités politiques jusqu’en 2011. Il a été Premier ministre entre le 27 février 2011 et la prise de fonction du gouvernement Ennahdha fin 2011. Il a lancé début 2012 le parti Nidaa Tounès dans le but de revenir au pouvoir lors des élections suivantes.
(3) Ettakatol (ex-FDTL), la section tunisienne de l’Internationale socxialiste, participait également à la coalition au pouvoir en 2012-2013, d’où le nom de Troîka donné à celle-ci. La Présidence de l’Assemblée avait été accordée à son principal dirigeant. Ce parti a été rayé de la carte lors des législatives du 26 octobre 2014 où aucun de ses candidats n’a été élu.Sur l’élection législatives du 26 octobre 2014 et les présidentielles des 23 novembre et 21 décembre, pour plus de détails, voir la note 6.
(4) Le 4 décembre 2012, les milices islamistes avaient notamment attaqué le siège national de l’UGTT.
(5) Deux dirigeants nationaux du Front populaire, Chokri Belaïd (PPDU) et Mohamed Brahmi (Courant populaire) avaient notamment été assassinés devant leur domicile respectivement le 6 février 2013 et le 25 juillet 2013.
(6) Pour un récapitulatif des évènements, de 2011 à 2013, voir notamment :
La question du pouvoir dans le processus révolutionnaire (13 septembre 2014)
http://ks3260355.kimsufi.com/inprecor/article-inprecor?id=1664
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33273
Après les élections législatives (3 novembre)
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33441
Entre les législatives et les présidentielles (12 novembre)
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33830
Après le premier tour des élections présidentielles (25 novembre)
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33634
(7) Le 26 juillet 2013, au lendemain de l’assassinat du dirigeant Front populaire Mohamed Brahmi, le Front de salut national avait notamment regroupé Nidaa Tounès et le Front populaire.
Pour sa part, la Ligue de la gauche ouvrière (LGO) avait rompu avec cette orientation par un vote à 80 % lors de son congrès de septembre 2013, tout en restant membre du Front populaire http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article30417
(8) Voir la note déjà signalée concernant le débat parlementaire sur le budgethttp://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33859
(9) Sur les élections législatives et présidentielles, voir la note 6.
(10) C’est en tout cas la position défendue au sein du Front par la LGO, notamment dans son communiqué du 28 décembre 2014 http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33958
(11) Voir pour le seul secteur de l’enseignement :http://www.lapresse.tn/04012015/93779/les-enseignants-du-secondaire-boycotteront-les-conseils-de-classe-audio.html
http://www.lapresse.tn/03012015/93726/mouvement-des-syndicats-des-inspecteurs-et-de-lenseignement-de-base-devant-larp.html
* Version longue de l’article paru dans l’hebdomadaire « L’Anticapitaliste » du 8 janvier 2015
Source : ESSF