Les victoires face au rouleau compresseur néolibéral sont si rares qu’il faut savoir les savourer et les célébrer quand d’aventure elles se présentent. Le Parlement de la Wallonie a refusé de donner à l’Etat belge le feu vert pour la signature du CETA et le gouvernement wallon refuse de céder aux ultimatums, aux menaces et aux pressions émanant de l’Union Européenne, du gouvernement belge, des milieux d’affaire et du gouvernement flamand.
Une victoire de la lutte
C’est indiscutablement une victoire contre la dictature des multinationales et contre l’Union Européenne, ce serviteur zélé de la gouvernance néolibérale. « Il ne peut y avoir de recours démocratique contre les traités européens déjà ratifiés », disait Jean-Claude Juncker en pleine crise grecque. Il ne s’agit pas ici du même type de traité, mais il est clair que le « non au CETA » du Parlement wallon résonne dans toute l’Europe et au-delà comme un refus légitime de s’incliner devant cette tyrannie.
Cette victoire est celle de la lutte. C’est la victoire des mouvements sociaux qui dénoncent depuis des années les dangers du TTIP d’abord, du CETA ensuite, et disent à juste titre que le second est le cheval de Troie du premier. Lundi 19 septembre, 15.000 personnes manifestaient à Bruxelles pour dire STOP TTIP, STOP CETA. Organisée en semaine, en fin d’après-midi, sans arrêts de travail, cette mobilisation témoignait du fait que la campagne de sensibilisation avait touché des milieux très divers : des agriculteurs aux syndicalistes, en passant par les organisations environnementalistes et les associations de consommateurs.
L’instauration de cours d’arbitrage privées devant lesquelles les investisseurs pourraient porter plainte et exiger dédommagement si les normes (sociales, sanitaires, environnementales…) d’un Etat leur sont défavorables n’est pas la seule raison de la mobilisation anti-CETA. Mais c’est une des plus répandues. La Commission européenne a donc tenté de sauver la signature de l’accord prévue pour le 27 octobre en proposant in extremis que cette clause ne soit dans un premier temps pas appliquée. Mais cette concession était trop minime et venait trop tard pour renverser la situation. « Too little, too late », comme disait Churchill…
Un relais politique surprenant
Le fait que la mobilisation des mouvements sociaux ait trouvé un prolongement politique au niveau du gouvernement régional constitue une surprise. En effet, la majorité PS-CdH au pouvoir en Wallonie mène une politique 100% néolibérale, entièrement axée sur la promotion de l’investissement capitaliste. De plus, en 2013, les sociaux-démocrates et les démocrates-chrétiens (et ECOLO, qui était au gouvernement) ont voté le traité budgétaire européen (TSCG) qui impose la « règle d’or » aux Etats et donne à la Commission le pouvoir despotique de vérifier la conformité des budgets nationaux aux dogmes néolibéraux. A l’époque, les syndicats et les autres mouvements sociaux avaient crié leur opposition à ce texte. En vain…
Aujourd’hui, par contre, le « non wallon » donne un coup de pied dans la fourmilière. Il ouvre le débat que l’UE voulait empêcher et qu’elle a ensuite tenté d’étouffer avec l’aide des grands médias et de tous les porteurs d’eau du néolibéralisme. En la matière, on a été servis! Sans la moindre gêne, l’Open VLD a plaidé pour que la Belgique signe en passant au-dessus du Parlement wallon ; l’ultralibéral JM. De Decker a osé dire que le gouvernement wallon devait être déclaré « temporairement incapable de gouverner » (comme le roi Baudouin, lors du vote de la loi dépénalisant partiellement l’avortement); le VOKA (patronat flamand) a estimé que le CETA valait une crise communautaire ; l’idée que l’UE devrait se passer de l’accord de la Belgique a également été évoquée, et la plupart des médias ont présenté le vote wallon comme une catastrophe…
La manière dont les autorités wallonnes ont maintenu leur position face à ces pressions contribue à créer un esprit de résistance et ranime l’espoir qu’il est possible d’inverser le cours des choses. En Wallonie, mais aussi en Flandre et dans toute l’Europe. Vu les antécédents, il faut néanmoins s’interroger sur ce qu’il y a derrière les déclarations déterminées du Ministre-président wallon Paul Magnette, quand il affirme sa volonté de « lutter jusqu’au bout » pour « les principes démocratiques »… qu’il a ignorés quand il s’agissait du TSCG.
En réalité, c’est essentiellement pour des raisons de tactique politique que la majorité régionale PS-CdH fait de la résistance dans ce dossier. Les deux partis sont dans l’opposition face à un gouvernement fédéral de droite, soutenu par un quart à peine des électeurs wallons (ceux du MR, le parti libéral, dont le Premier ministre Ch. Michel est membre), et de plus en plus haï pour sa politique d’austérité féroce. En même temps, les deux partis (et ECOLO) sont malmenés dans les sondages par la percée du PTB (15%!). Il ne suffit plus à la social-démocratie de dénoncer le gouvernement fédéral pour regagner la confiance de l’électorat et maintenir son hégémonie sur la direction de la FGTB. Le PS reste plombé par l’exclusion des chômeurs décidée lorsque le fauteuil de Premier ministre était occupé par son chef, Elio Di Rupo – qui, facteur aggravant, s’accroche à la présidence de son parti. La fermeture de Caterpillar (6000 pertes d’emplois dans la ville du Ministre Président wallon Paul Magnette) et la saignée annoncée par ING ont encore approfondi le désarroi et la colère des couches populaires. Les politiques qui déroulent le tapis rouge devant les entrepreneurs ne passent plus…
Le coup magistral de Paul Magnette
Dans ces conditions, le coup joué par P. Magnette est tout simplement magistral. En déplaçant une seule pièce sur l’échiquier, le Ministre-président escamote en effet la nature de sa politique régionale (les « pôles de compétitivité », l’université au service de l’industrie, les ventes d’armes à l’Arabie saoudite, etc.), estompe le bilan de son parti au fédéral, met le MR dans l’embarras, prend les nationaux-libéraux flamands de la NVA (principal parti de la coalition) au piège de leur propre crédo « confédéral », se campe en héros anti-mondialisation, voire en challenger possible du Président du PS et… ravit la vedette médiatique à Raoul Hedebouw, le très efficace porte-parole du PTB. Du coup, il crée – à relativement bon marché – les conditions qui pourraient permettre à la social-démocratie 1°) de rester le pivot de la majorité régionale ; 2°) de revenir au gouvernement fédéral après les élections de 2019, au nom du moindre mal.
Ce point est décisif. La stratégie du moindre mal est en effet… mise à mal par 25 années de participations à des gouvernements de coalition qui ont empilé les plans d’austérité comme des tapis. Une partie de la bureaucratie syndicale de la FGTB se met à douter que le PS soit encore son relais politique. Pour remonter la pente, la social-démocratie doit absolument prouver en pratique que ses participations au pouvoir avec la droite peuvent faire la différence… quand elle est soutenue par les syndicats et les autres mouvements sociaux. L’enjeu est vital face à un PTB qui a abandonné sa rhétorique maoïste pour un discours social-démocrate de gauche, appelle au « front populaire » tout en refusant de monter au gouvernement dans le cadre des diktats européens et, last but not least… défend l’Etat belge unitaire contre le droit des peuples à l’autodétermination.
L’avenir dira si le coup de Paul Magnette implique un repositionnement du PS sur d’autres dossiers (l’harmonisation fiscale européenne, par exemple ?) et si ce repositionnement fait des émules ailleurs en Europe au sein d’une social-démocratie qui – à l’exception du Labour Party de Corbyn – s’enfonce dans le marais des politiques austéritaires-sécuritaires. Ce n’est pas exclu, car il n’est pas facile de revenir dans les rails après une embardée pareille. Cependant, pour le moment, rien ne pointe dans ce sens, et il ne faut pas être dupes : le Ministre-président wallon utilise la mobilisation anti-TTIP et anti-CETA pour des objectifs politiques n’impliquant pas une rupture avec le néolibéralisme. A preuve, ces déclarations où il souligne qu’il est pour le libre commerce et que le blocage du CETA est pour lui « un malheureux échec, même si la démocratie est gagnante »…
Transformer le coup en point d’appui
Alors : victoire ou récupération ? L’avenir est ouvert. La réponse dépendra de la capacité des mouvements sociaux de lier la vigilance anti-CETA à la mobilisation contre toute austérité, ce qui implique en premier lieu de relancer contre les mesures du gouvernement de droite la lutte que la stratégie de concertation des directions de la CSC et de la FGTB a menée dans l’impasse. Le respect des formes démocratiques ne prend en effet tout son sens qu’en lien avec des contenus sociaux et environnementaux conformes aux intérêts de la majorité de la population : le monde du travail, la jeunesse, les femmes, les paysans, les sans-papiers…
Les représentant-e-s de ces milieux ont la capacité, s’ils le veulent, de transformer le coup de Paul Magnette en point d’appui pour une autre politique. Ils ont la capacité, s’ils le veulent, d’élaborer un plan anticapitaliste d’urgence et de le soumettre à un ample débat à la base, dans les syndicats, les associations, les mutuelles, les quartiers. S’ils le veulent, ils peuvent imposer aux partis qui se réclament des exploité-e-s et des opprimé-e-s de former des gouvernements sur cette seule base. En Wallonie et ailleurs, pourquoi pas ? Des gouvernements qui, par leur désobéissance résolue aux diktats, contribueront à abattre l’UE pour ouvrir la voie à une autre Europe.