On connaît depuis avril (annonce faite lors du conclave budgétaire), la velléité du ministre de l’Emploi Kris Peeters de travailler sur un projet de loi permettant de flexibiliser le travail: annualisation du temps de travail, possibilité pour le patron de faire varier le temps de travail hebdomadaire en fonction de ses besoins dans une fourchette 31-45 heures, allongement du temps de travail via des heures supplémentaires non récupérées, etc.
Il y a dorénavant deux «lois Peeters»
Mais ce sont plusieurs projets de loi qui ont finalement été communiqués mi-juillet. L’un concerne en effet la flexibilisation du travail, mais l’autre est une révision de la loi de 1996 «relative à la protection de l’emploi et à la sauvegarde préventive de la compétitivité», la loi qui cadenasse la négociation sociale des salaires dans le carcan de la «norme salariale».
C’est une demi-surprise car la révision de la loi se 1996 était inscrite dans l’accord de gouvernement. C’est par contre un tour de passe-passe que de lancer ce nouveau projet en «catimini», pendant les vacances d’été, et en même temps que la loi sur la flexibilisation du travail. C’est la forêt qui cache une autre forêt.
La loi de 1996 sur la compétitivité et la norme salariale
Pour rappel, la négociation des salaires est, depuis 1996, limitée par une «norme salariale» fixée pour deux ans par comparaison avec l’évolution attendue des salaires dans les pays voisins. Le principe étant que l’on devrait empêcher les salaires en Belgique d’évoluer plus vite que chez nos voisins, par souci de maintenir notre compétitivité. Ce carcan n’était pas assez fort au goût du gouvernement. A ses yeux il avait encore un grand défaut: si les salaires en Belgique ont évolué plus que dans les pays voisins sur les deux années écoulées (soit que la norme ait été dépassée, soit que les salaires dans les pays voisins aient finalement moins augmenté que prévu), la norme salariale suivante ne permet pas de rattraper ce «dérapage». On retrouve là l’idée martelée par la FEB, celle du soi-disant «handicap salarial» qui se serait creusé au fil du temps par rapport aux pays voisins.
Rattraper automatiquement les «dérapages», c’est faire payer au travailleur et à la travailleuse belge les «réformes» faites dans les pays voisins et les augmentations plantureuses des cadres dirigeants.
Le projet de loi vise donc à introduire dans la loi de 1996 un système de correction automatique a posteriori: la nouvelle norme salariale pour les années à venir serait automatiquement diminuée des «dérapages» des années précédentes.
Il faut bien comprendre ce que cela signifie. L’évolution des salaires est calculée comme un conglomérat de tous les salaires, et gomme donc les différences entre secteurs, entre entreprises ou entre classes de travailleurs. Si donc on a décidé, dans un secteur qui se porte particulièrement bien, d’augmenter les salaires au-delà de la norme ; ou bien si une entreprise a décidé d’augmenter ses cadres supérieurs au-delà de la norme, et même si tous les autres travailleurs et travailleuses se seront contenté.e.s de la norme salariale, cela se traduira par un «dérapage» qui diminuera d’autant la norme salariale suivante pour tous les travailleurs. Or l’observation montre de manière constante que la norme salariale n’est jamais respectée pour les hauts salaires et les cadres dirigeants. Cela implique donc que les hausses de salaire plantureuses de ces dirigeants se transformeront automatiquement en une interdiction légale d’augmenter les salaires de la masse des travailleurs et travailleuses.
On est aussi au cœur de la duperie des politiques prises au nom de l’Union européenne. Ce projet de loi renforce encore un mécanisme d’harmonisation européenne à sens unique. Toute initiative, dans l’un de nos pays voisins, qui aura pour effet de diminuer les salaires, se traduira inexorablement, par ricochet et comparaison, par une diminution d’autant de nos propres salaires. Alors qu’il n’y a aucune coordination européenne pour aller vers une uniformisation des sécurités sociales, de la fiscalité, de la concertation sociale, etc., on met en place au contraire un véritable carcan pour que toute politique de diminution des salaires dans un pays se traduise par une diminution dans les autres.
On ne mesure les «dérapages» que dans un sens ;
les cadeaux aux patrons sont, eux, sortis du calcul!
Une question cruciale (si du moins on accepte de rentrer dans ce schéma idéologique) est de savoir comment on calcule un éventuel «dérapage», et donc comment on compare l’évolution des salaires entre plusieurs pays. La question est loin d’être simple, parce qu’il s’agit ici de coût total du travail, et que rentrent donc en ligne de compte non seulement les salaires nominaux, mais aussi les cotisations à la sécurité sociale ainsi que les nombreuses et diverses aides publiques à l’emploi. Et ici on peut décerner au gouvernement la médaille d’or de l’enfumage. Car le projet Peeters prévoit explicitement que les diminutions des cotisations à la sécurité sociale qui seront faites en Belgique ne seront pas prises en compte dans la comparaison, si elles sont supérieures aux diminutions faites à l’étranger! Notre gouvernement qui a décidé, lors de son «tax shift», de diminuer significativement les cotisations sociales patronales, en vue justement de diminuer le «coût du travail» pour les employeurs – ce qui signifie que le coût du travail diminuera dans notre pays en comparaison des autres pays – décide que cette diminution ne sera pas prise en compte lorsqu’il s’agira de fixer par comparaison la norme salariale! On a donc une comparaison des salaires avec nos pays voisins totalement biaisée: lorsque les gouvernements des pays voisins prendront des mesures pour réduire le coût du travail, cela se traduira par une limitation automatique de nos salaires ; mais lorsque notre gouvernement diminue le coût du travail chez nous, alors cela ne se transformera pas en une plus grande marge d’augmentation salariale. Le mécanisme est à sens unique contre l’intérêt des travailleurs, c’est un jeu de dupes.
Le maintien de l’index?
Comme un arbre sacré qui reste seul au milieu d’un désert
Le gouvernement dira que le projet maintien le mécanisme d’indexation automatique des salaires. C’est vrai, le texte prévoit que la norme salariale ne peut jamais être inférieure à l’indexation des salaires. Mais c’est à nouveau une entourloupe car:
- L’indexation automatique des salaires en Belgique, dès lors qu’elle n’existe pas dans certains de nos pays voisins, se traduira automatiquement en un «dérapage salarial» à rattraper sur la norme salariale suivante.
- Le maintien de l’indexation des salaires dans la loi de 1996 n’empêche pas le gouvernement, on l’a vu, de dépecer ou supprimer l’index par d’autres lois: saut d’index ou modification du calcul de l’index.
La fin de la concertation collective, le triomphe de la négociation individuelle, la fin des syndicats
Sans effet d’emphase, on peut dire que cette modification de la loi de 1996 enterre définitivement toute idée de négociation sociale des salaires (et plus généralement de toute condition de travail ayant un impact sur le coût du travail). Les possibilités de négociation des salaires étaient déjà très fortement limitées par la loi existante, interprétée de manière de plus en plus stricte par le gouvernement (norme salariale devenue contraignante, introduction de sanctions financières), et ce tant au niveau interprofessionnel qu’au niveau sectoriel et des entreprises. Même dans les entreprises où la négociation d’augmentations salariales était possible, elles ont été rendues impossibles ces deux dernières années, notamment par le ministère de l’Emploi qui refusait d’entériner les conventions collectives prévoyant une augmentation.
Dorénavant, avec ce nouveau changement, il est évident qu’il n’y aura plus jamais de norme salariale permettant des augmentations au-delà de l’index. Car il faudra automatiquement compenser le soi-disant «handicap salarial» historique (à voir comment et à quel niveau il sera placé), les effets des politiques de diminution du coût salarial menées dans les pays voisins, et les augmentations salariales individuelles qui continueront à se faire dans les entreprises, du moins pour les cadres dirigeants. Car si la loi vise à empêcher toute augmentation salariale collective, obtenue par la négociation sociale, elle permet toujours des augmentations individuelles, et donc le total arbitraire patronal en la matière. Sauf que ces augmentations individuelles, additionnées, seront considérées comme un dérapage salarial qui empêchera les années suivantes toute augmentation collective.
Et lorsque les syndicats ne pourront plus négocier les salaires ou toute amélioration des conditions de travail qui «coûte», à quoi serviront-ils? A vérifier que les lois et les droits des travailleurs soient respectés? Cela, c’était en fait le rôle de l’inspection sociale. Il est vrai que celle-ci a complètement abdiqué son rôle (aidée en cela par une volonté politique forte de faire régner le laxisme quant au respect de la législation sociale). C’est le rôle de la Justice aussi, très imparfaite et devenue (à dessein?) totalement inopérante à défendre la partie la plus faible (le travailleur et la travailleuse) à cause des coûts et des délais toujours plus importants des procédures.
Les organisations sociales ne sont pas là pour «défendre l’existant», mais pour aller plus loin, exiger une plus grande part de la valeur ajoutée pour les travailleurs et travailleuses et améliorer leurs conditions de travail. Nul doute qu’il y en a, dans les «élites» politiques et économiques, certains qui voient très bien où mènent ces réformes soi-disant menées au nom de l’emploi, et dont le but – secret ou avoué, c’est selon – est bien de casser toute force collective des travailleurs et des travailleuses afin de renforcer au maximum leur exploitation.
A côté de la modification de la loi de 1996 sur la compétitivité, il y a aussi toujours la première loi «Peeters», qui vise – et c’est maintenant confirmé par le texte du projet de loi – à flexibiliser le travail à outrance et même à allonger le temps de travail (de deux heures à 7,5 heures par semaine, 100 à 360 heures par an). Les craintes formulées se révèlent fondées.
Oui, si ce projet de loi passe, votre patron pourra vous annoncer sept jours seulement à l’avance, que la semaine prochaine vous travaillerez le samedi en plus de votre semaine normale de travail. Tant pis pour l’excursion planifiée avec les enfants, tant pis pour votre match de foot.
Oui, si ce projet de loi passe, votre patron ne vous fera travailler que pendant les périodes de «pic» et vous renverra chez vous dans les périodes creuses. Fini les respirations entre deux coups de feu ; c’est l’intensification du travail pour tou.te.s.
Oui, si ce projet de loi passe, le temps de travail augmentera de cinq à 20% suivant les secteurs, et le chômage augmentera mécaniquement d’autant. Le gouvernement promettant que, comme par magie, les patrons qui auront besoin de moins de travailleurs pour effectuer le même travail, voyant ainsi le coût d’un emploi diminuer, investiront et engageront plus et feront mieux que compenser la perte mécanique d’emplois. C’est un leurre, et ils ne seront plus là pour payer les pots cassés.
Ce projet, ainsi que l’autre projet «Peeters», ne peuvent pas passer. Pour l’emploi, pour la cohésion sociale, pour une vision humaine du travail (un emploi qui n’épuise pas, qui est compatible avec les multiples engagements d’une vie et qui rémunère équitablement).
Article publié dans La Gauche #79 (septembre-octobre 2016).