On l’a constaté dans les mobilisations altermondialistes comme dans le mouvement des « indignés », on le retrouve dans les partis de la gauche radicale comme dans ceux de la gauche molle : l’égalité des genres est davantage proclamée que vécue, et les bonnes volontés ne suffisent pas à assurer aux femmes une place égale, que ce soit dans la prise de parole, les postes de décision ou les priorités des programmes politiques. Nous en avons discuté avec quatre femmes qui, elles, ont pris des responsabilités, au PTB ou à la LCR.
L’égalité entre hommes et femmes ? Elle est déjà quasi réalisée, ou en tout cas le sera rapidement lorsque le socialisme aura triomphé. Les luttes des femmes ? Elles divisent le mouvement ouvrier, d’ailleurs le féminisme est une idéologie bourgeoise. Du sexisme dans notre organisation ? Mais avec quoi vous venez ! S’il y a déséquilibre au sein des instances dirigeantes, ce n’est vraiment pas voulu (d’ailleurs, est-ce vraiment si important ?)
Telles sont les points soulevés par une féministe espagnole, Patricia Garcia, dans une analyse très fine de ce qu’elle appelle un « nouveau machisme-léninisme ». Et elle y répond point par point.
Car dans les mobilisations altermondialistes comme dans le mouvement des indignés, dans les partis de la gauche radicale comme dans ceux de la gauche molle, la question de la place des femmes finit toujours par se poser. Au plus fort du mouvement des indignés espagnols, des banderoles étaient apparues affirmant : « Les politiciens sont des fils de pute ». L’insulte suprême, sans doute. Des femmes ont alors confectionné en réponse d’autres panneaux : « Nous sommes des putes et nous vous assurons que les politiciens ne sont pas nos fils ».
Comment attirer les femmes ?
Qu’en est-il dans la gauche radicale belge ? Une petite balade dans deux organisations apparemment très différentes dans leur approche : d’un côté la LCR, qui revendique résolument le féminisme parmi ses engagements et dont des militantes participent à de nombreuses mobilisations : de l’autre le PTB, qu’on ne voit guère sur le terrain. Mais en creusant un peu, on découvre que la situation des femmes – et les préoccupations des hommes – sont moins éloignées qu’il n’y paraît…
La LCR donc, qui organisait en mars dernier son « Ecole anticapitaliste de printemps », avec les « femmes dans la crise » pour thème d’un grand meeting. Pour Céline Caudron (LCR) et Pauline Forge (Jeunes anticapitalistes, JAC), il s’agissait là d’un choix commandé par le souhait de rassembler un maximum de militant/e/s. « Quand c’était le thème d’un atelier en parallèle avec d’autres, il n’y avait pas grand-monde ». Cette année, en effet, la salle était pleine, même si en majorité féminine.
Cependant, nos interlocutrices admettent qu’il est encore difficile de faire passer les messages féministes : il n’y a pas d’opposition, plutôt de la perplexité. De même, si dans les instances dirigeantes les femmes sont minoritaires, il ne s’agit pas d’une volonté, mais du reflet de leur poids dans l’organisation. Les femmes restent minoritaires ; par contre, pour celles qui ont fait le pas, il est assez facile d’arriver à des postes de responsabilité : l’organisation ne demande pas mieux. Mais elles savent que pour peser, il faut être plusieurs. Aussi, aux dernières élections aux postes de direction, elles se sont présentées à trois, voulant être élues ensemble ou aucune. Et elles ont été élues sans problème.
Le problème est donc se savoir comment attirer davantage de femmes, et comment les pousser à prendre davantage de responsabilités. Il n’y a pas de réponse simple mais en tout cas, la possibilité d’organiser des groupes non mixtes est une piste : « C’est là que j’ai appris comment prendre la parole, affûter mes arguments… » dit Pauline Forge. Cette non mixité qui ne va pas toujours de soi : dans les camps des JAC, quand elle est posée, « les discussions sont vives. Mais cela permet d’avancer ».
« Dame de pique »
Au PTB, la « conscience féministe » est beaucoup moins présente de prime abord. Les figures connues et médiatisées (Raoul Hedebouw, Marco Van Hees, Peter Mertens…) sont tous des hommes. Et sur les 8 membres du Bureau politique, il y a une seule femme.
Parmi les quelques figures féminines qui sortent de l’anonymat, il y a la doctoresse Sofie Merckx, qui travaille pour la Médecine du Peuple à Charleroi. Élue au conseil communal, elle a été surnommée par la presse locale la « dame de pique de Magnette ». Pourtant, sa place de tête de liste aux dernières élections n’est pas allée de soi : certains lui auraient préféré un ouvrier à la grosse voix et à la carrure impressionnante… Saurait-elle tenir tête au grand Magnette ? Avec son sourire et sa voix douce, aujourd’hui c’est évident : oui, elle sait. Pour ce qui est de la place des femmes, elle reconnaît leur sous-représentation dans les instances dirigeantes mais, dit-elle, la direction en est consciente et le regrette. Elle rappelle néanmoins que le premier poste d’échevin/e que le PTB ait jamais obtenu est revenu à une femme, Zohra Othman à Borgerhout, et que c’est une autre femme, Aurélie Decoene, qui est élue à la présidence des jeunes PTB (COMAC).
Il reste un réel fossé, qu’il ne paraît pas facile de combler. C’est là qu’une analyse féministe serait bienvenue. Car tout en admettant qu’un mouvement autonome des femmes est nécessaire pour combattre les inégalités, Sofie Merckx explique leur absence notamment par la répartition inégale des tâches domestiques. Certes ; mais cette répartition est-elle questionnée dans le parti ? Voilà la limite de la conscience : là, on entrerait dans le domaine du « privé ».
Question de génération ? Aurélie Decoene, elle, est bien consciente qu’il ne s’agit pas seulement d’une question « privée ». « Moi, je ne ferai pas plus que mon compagnon. Le partage des tâches, c’est une question personnelle, mais aussi politique ».
Son élection à la tête de la COMAC, elle la doit à son combat politique, mais elle dit que le fait d’être une femme a joué en sa faveur. L’ancienne équipe était très masculine. A partir de 2008, il y a eu deux femmes au bureau, depuis 2011 elles sont trois sur six. Ce n’est pas un hasard, mais le résultat d’une volonté d’impliquer davantage les filles.
Aurélie Decoene ne sous-estime pas les obstacles, visibles ou implicites. Par exemple la moins grande familiarité avec la prise de parole, ou encore ces blagues des « hommes entre eux » qui peuvent mettre les filles mal à l’aise. Si elles réagissent, elles passent pour « psychorigides ». Mais déjà son prédécesseur, Benjamin Pestieau, avait décidé de prendre la question au sérieux. « Ce n’est pas aux filles seules de porter le poids de ces problèmes, qui viennent de la société, pas de la personnalité de chacune. Pas questions de reproduire à l’interne les discriminations rencontrées à l’extérieur ».
Dans le discours d’Aurélie Decoene, nous retrouvons les mêmes thème, avec presque les mêmes mots, que chez ses camarades de la LCR : « Les filles ont un problème de confiance en soi ; elles attendent d’être sûres avant de parler, se demandent si c’est juste, pertinent, alors que les hommes foncent dans le tas, quitte à dire des conneries. Mais c’est comme ça qu’ils apprennent ! » Pour « apprendre » aussi, les femmes se retrouvent entre elles. « Pour prendre confiance, il est peut-être plus important que des femmes puissent discuter de tout entre elles que de parler de féminisme en groupe mixte ». Mais il lui paraît aussi très important de désenclaver la question, de sortir de l’idée que ce serait « un problème de femmes ».
Et comment réagissent les camarades masculins ? Pas d’opposition frontale, mais les réunions entre femmes les intriguent, les dérangent parfois.
« Féministiser » les revendications
En interne, on peut donc dire que la question de la sous-représentation des femmes est considérée comme une anomalie, mais qu’on en reste au niveau du constat, sans beaucoup de pistes pour y remédier, même si la volonté est là.
Qu’en est-il dans les programmes politiques ? Aurélie Decoene reconnaît que c’est un point faible au PTB. Des sujets comme l’austérité, les droits sociaux, l’emploi, les crèches… sont certes abordés, mais comme un problème de l’ensemble des travailleurs. Les questions spécifiques sont peu présentes. Ce n’est pas tellement qu’il y ait des désaccords, mais il manque de personnes pour porter ces thèmes. Il existe bien une organisation de femmes à l’intérieur du PTB, les Marianne, mais elles sont en sommeil depuis le décès de leur fondatrice et animatrice principale.
Sur ce plan-là, la LCR est beaucoup plus active. Le féminisme figure parmi les thématiques centrales, au même niveau (du moins en théorie) que les « syndicats », « réfugiés », « jeunes », » « international »… Cependant, dans la réalité, « Même si on dit qu’il n’y a pas de hiérarchie des luttes, on le constate. Or le féminisme, il fait en parler tout de suite ; pas question de remettre la question de l’égalité au moment où le socialisme aura triomphé ». Sur les thèmes féministes, elles ne doivent pas faire face à une opposition, mais parfois à une résistance passive.
Elles ont cependant réussi à imposer certains thèmes et prises de position à l’ensemble de l’organisation, comme contre l’interdiction du port du foulard, et pas seulement d’un point de vue antiraciste, mais aussi féministe. Elles ont aussi le souci de « féministiser les revendications » : joli néologisme qui indique qu’il ne s’agit pas de les rendre plus « féminines », mais plus féministes.
Par exemple, lorsqu’on parle de « réduction du temps de travail », insister sur la « réduction des temps de travail », au pluriel, pour tenir compte de la sphère privée. Il leur paraît important aussi de montrer que « le féminisme est une arme pour faire avancer d’autres combats (antiracisme, socialisme…), sinon ce serait encore des femmes qui demandent seulement de l’aide ».
Des réalités assez proches
Reste la question de l’implication dans un mouvement des femmes plus large. Le PTB est peu présent, sinon très ponctuellement (comme dans le Cercle féministe de l’ULB), alors que les militantes de la LCR sont beaucoup plus présentes sur le terrain. Même si elles déplorent de ne pouvoir participer à des coordinations de femmes plus larges, comme par exemple la Marche mondiale des femmes, guère accessible à ces militantes qui travaillent par ailleurs : les réunions se passent surtout en journée, ce qui les réserve à des « professionnelles » de la militance. Les coordinations devraient sans doute y songer.
En conclusion, on constate qu’à partir de situations différentes et une implication très diverse dans les collectifs de femmes, nous retrouvons en tout cas des réalités assez proches : le problème de recrutement de militantes pour cause de « triple journée de travail », une sous-représentation des femmes, vécue davantage comme un reflet de la société que comme un problème de l’organisation et qu’on ne sait trop comment corriger, le besoin d’espaces non mixtes pour prendre confiance en soi, apprendre à s’exprimer et prendre la parole, la sympathie parfois perplexe des camarades masculins. Les élections qui viennent permettront de voir plus concrètement la place réelle accordée aux femmes, que ce soit dans les programmes ou sur les listes.
Cet article a été publié dans la revue Politique n°81, « Le retour de la gauche radicale », septembre-octobre 2013. http://politique.eu.org/spip.php?article2825