Un entretien avec Daniel Richard, Secrétaire Régional de la FGTB Verviers
La Gauche : Caterpillar, ça t’inspire quoi ?
D.R. : Beaucoup de choses mais tout d’abord une forme d’indignation mais une indignation raisonnée car sur la forme comme sur le fond, ce qui arrive à Caterpillar, n’a absolument rien d’irrationnel. C’est la logique du système dans lequel Caterpillar s’inscrit, dans lequel nous sommes tous embarqués. Avec un effet, j’ai presque envie de dire un « effet de blast » dans l’économie pas seulement carolo mais wallonne. Parce que Caterpillar, au rythme de son histoire est devenue une entreprise structurante pour toute l’économie. On va focaliser, sans doute encore pendant un moment et légitimement, sur les travailleurs de Caterpillar sans voir qu’il va y avoir des conséquences et des effets sur toute une série d’autres entreprises et que le bilan social, in fine, sera de toute façon beaucoup plus lourd que ce qu’on annonce pour le moment.
Je pense que ce qui est important à retenir, et c’est à mettre à l’actif de ce qui reste notre humanité, c’est d’être en capacité de s’indigner par rapport à la brutalité de ce type d’annonce où l’on supprime, en tirant un coup de marqueur, des vies actives par milliers… Mais c’est complètement la logique du système : Caterpillar produit sur un marché qui est en restriction, Caterpillar voit son Chiffre d’Affaires se compresser mais, comme beaucoup d’autres entreprises, veille à ne pas toucher aux bénéfices et à rassurer ses actionnaires, les propriétaires, qui eux, ont vu leurs rémunérations pratiquement tripler au cours des dix dernières années. Dans la logique de fonctionnement interne du système capitaliste et de levée de moyens boursiers.
La Gauche : Tu dis « s’indigner », mais tout le monde s’indigne pour le moment. Des socialistes aux libéraux, de Magnette à Chastel, tout le monde politique dit « vous allez voir ce que vous allez voir, on va faire la guerre contre Caterpillar » et combattre les excès du système…
D.R. : C’est très drôle de voir les libéraux s’indigner alors que l’idéologie dans laquelle ils inscrivent toutes les décisions et toutes leurs politiques, conduit à ce type de phénomènes. Il faut le répéter en permanence. Les libéraux, mais pas seulement les libéraux, en fait des libéraux jusqu’aux sociaux-démocrates, on a considéré depuis des dizaines d’années qu’il fallait choyer et protéger les entreprises. C’est un social-démocrate allemand qui a dit que « les bénéfices d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain… » Nous sommes le surlendemain d’après-demain et les emplois on les attend toujours. Ça ne fonctionne pas.
Toute la politique est orientée vers les entreprises, elles deviennent un sujet de droit, du droit international, songeons au TTIP. Autre exemple, dans le débat sur l’impôt des sociétés, tout le monde dit, des libéraux aux sociaux-démocrates, que ça va être une réforme qui sera neutre sur le plan budgétaire. Personne ne dit que si c’est neutre sur le plan budgétaire, dès lors qu’il faut faire 8 milliards d’économies et que ce ne sont pas les entreprises qui vont payer, qui va passer à la caisse ? Ce sont évidemment les Services Publics, la Sécurité Sociale et donc les citoyens et les travailleurs en première ligne.
L’ entreprise « Belgique »…
Dans le système capitaliste dans lequel on est, on protège les entreprises, soi-disant parce qu’on en attend qu’elles créent de l’emploi et parce qu’elles seraient réputées comme étant en difficulté. Regardons Caterpillar : ce qu’il présente comme caractéristique du point de vue de ses comptes, est exactement ce qu’on a pu mesurer sur l’ensemble des entreprises (non financières) qui déposent leurs comptes à la BNB. En 2014 on a aggloméré les comptes de +/- 390.000 entreprises en Belgique et on arrive au même phénomène. Un « effet ciseaux » comme indique l’économiste français Michel Husson, c’est-à-dire un tassement du Chiffre d’Affaires de entreprises, un bénéfice qui stagne (57 milliards de Bénéfices pour ces 390.000 entreprises dont la masse salariale est de 128 milliards) et surtout que les dividendes distribués sont en croissance permanente (à l’exception de l’année charnière de la crise en 2008). En 2014, le taux de prélèvement (rapport entre le bénéfice et les dividendes) atteint des sommets. Sur les 57 milliards de bénéfices réalisés par les entreprises en 2014, il a été distribué 53,6 milliards de dividendes soit plus de 93%. La question qui se pose c’est « si on ponctionne 93% des bénéfices, avec quoi est-ce qu’on fait les investissements de demain et les emplois d’après-demain ? »
Ce système ne marche pas. On continue à faire des cadeaux aux entreprises, on essaie d’attirer les entreprises avec les intérêts notionnels, avec une fiscalité réduite, et on donne un rapport de forces aux entreprises qui deviennent grosses, qui deviennent énormes, qui ont un Chiffre d’Affaires qui dépasse le PIB de certains pays… A un moment donné ce sont elles qui décident de tout… Le paroxysme, c’est le TTIP ou l’AGCS dans lesquels il était prévu (cela ne semble plus à l’ordre du jour pour le moment) des tribunaux arbitraux où, en dehors de tout contrôle démocratique, une multinationale pourra attraire en justice un Etat parce qu’il aurait l’outrecuidance de développer une politique fiscale, sanitaire, environnementale, ou une politique de Services Publics. N’importe quelle norme qu’un Etat va pouvoir édicter, pour peu que cette norme ne soit générale, pourrait être attaquée. On est bien dans la construction d’un système juridique où l’on place les entreprises comme sujet de droit avec des droits supérieurs à ceux des citoyens.
Je pense qu’un des objectifs ambitieux auxquels on devrait s’atteler, c’est, à l’image de ce qui s’est fait en 1948 avec la déclaration universelle des Droits de l’Homme, c’est de rédiger une déclaration universelle des droits -et surtout des devoirs- des entreprises transnationales qui permettrait de garantir que les normes sociales, environnementales, etc… et simplement l’avis des citoyens soient une norme de droit supérieur à ce qu’on autorise aux entreprises.
Entretien pour le journal La Gauche avec Freddy Mathieu