Cet article présente le chemin parcouru par le féminisme au cours des dix-sept dernières années, en décrivant deux courants présents au cours de cette période – le féminisme libéral et le féminisme populaire – et en examinant leurs apports et leurs limites dans la perspective de la construction d’un processus émancipateur pour les femmes.
Les deux années du gouvernement de Lucio Gutiérrez (janvier 2003-avril 2005) correspondent à un moment de crise du premier courant, celui du féminisme libéral. Ce dernier s’est en effet développé en Équateur à partir des années 1980. Il est parvenu à gagner une forte présence dans les institutions étatiques au cours des années 1990. Et a réussi à imposer des droits nouveaux : en 1993, le Code contre la violence envers les femmes ; en 1994, la loi sur la maternité gratuite ; en 1997, la première loi sur les quotas ; et dans l’Assemblée constituante de 1998 lorsque les droits collectifs des peuples autochtones et afro-équatoriens sont intégrés à la Constitution, tout comme ceux des groupes LGBT.
Mais à la fin des années 1990 et au commencement de la première décennie du XXIe siècle, le pays se trouve emporté par une crise institutionnelle et économique alimentée par le néolibéralisme. Cette crise atteint son maximum lors de la crise bancaire de 1999 et de la saisie de l’épargne de milliers d’Équatoriens, provoquant une vague d’émigration vers l’Europe et les États-Unis, dont un pourcentage important de femmes.
C’est dans ce contexte que se développe un féminisme populaire, lié à la lutte des mouvements sociaux. Apparu au cours des années 1990, il est poussé en avant à la fin de la décennie suivante, sous l’influence du Forum social mondial (FSM) et de la Marche mondiale des femmes (MMF), qui tous deux situent la lutte des femmes dans un contexte mondial et imaginent « un autre monde possible ». Ce qui fait que les organisations des femmes liées aux luttes du mouvement indigène et les organisations anti-néolibérales se renforcent sur la scène politique du pays.
Pendant la période 2003-2005, trois facteurs déterminants affaiblissent le féminisme institutionnel : le machisme affirmé du gouvernement de Lucio Gutiérrez ; la crise de représentation politique que traverse le pays ; et la difficulté du féminisme institutionnel à faire respecter les droits des femmes au-delà de ce que le gouvernement veut bien à chaque fois accepter. Pour sa part, le féminisme populaire expérimente une croissance sociale à l’échelle de tout le pays, mais a du mal à assumer la direction politique du mouvement des femmes ainsi qu’à générer un programme qui dépasse le seul domaine des institutions.
Depuis 2007 et sous le gouvernement de Correa, le féminisme libéral institutionnel se transforme en un féminisme libéral progressiste. C’est à la fois le résultat de la présence du féminisme populaire qui met en cause certaines politiques du gouvernement (l’extractivisme), mais aussi d’un autre secteur progressiste qui soutient les politiques sociales gouvernementales comme celles du « bon de développement humain » (BDH), dont bénéficient les ménages dirigés par les femmes, les personnes âgées et handicapées vivant dans la pauvreté.
En 2008, les diverses aspirations des organisations de femmes du pays parviennent à se faire entendre au sein de l’Assemblée constituante (AC), notamment au travers de propositions d’ajouts de droits économiques, politiques, sexuels, sociaux, culturels et environnementaux. C’est ainsi que la Constitution de 2008 a permis le renforcement des droits collectifs des femmes, à la notable exception cependant des droits sexuels où l’on a plutôt assisté à un retour en arrière.
En fait si le féminisme équatorien des années 1990 mettait l’accent sur le genre, on peut dire que celui des années 2008 a surtout porté sur les droits économiques, délaissant au passage les droits sexuels et reproductifs. Sans parler du fait que les dispositions progressistes de la Constitution de 2008 ont perdu de leur radicalité lors de l’élaboration des lois secondaires, affaiblissant d’autant les avancées constitutionnelles faites autour de la redistribution des terres, de la déprivatisation de l’eau, des droits de la nature, de la souveraineté alimentaire et de l’économie sociale et solidaire.
Le féminisme populaire met l’accent sur les droits économiques et connaît une croissance certaine, mais entre 2008 et 2014 il est de plus en plus difficile pour lui de réaliser des ententes avec l’État et d’obtenir son soutien. On assiste en effet pendant toute cette période non seulement à la cooptation grandissante des organisations populaires des femmes, mais aussi à la répression et la pénalisation grandissante des militant-e-s sociaux. On assiste aussi à l’application du Code pénal organique intégral (COIP) qui n’a pas repris la proposition de dépénalisation de l’avortement à la suite d’un viol, mais l’a pénalisé. Ce qui constitue un recul quant aux droits sexuels et reproductifs.
Les politiques du gouvernement Correa
En fait les politiques du gouvernement Correa tendent de plus en plus à imposer un certain contrôle sur le corps des femmes et leur sexualité. Par exemple, avec le Code pénal organique intégral (COIP), les femmes comme les soignant-e-s qui pratiquent l’avortement peuvent être condamnées de 2 à 6 ans de prison, alors que tout le monde sait que les femmes mettent leur vie en danger lorsque les avortements sont pratiqués dans des conditions de clandestinité. Un autre exemple que l’on pourrait prendre, serait celui du remplacement de la « Stratégie nationale intersectorielle de planification familiale et de prévention des grossesses chez les adolescentes (ENIPLA) » par un « Plan équatorien de la famille », dirigé par une porte-parole de l’Opus Dei qui popularise une vision conservatrice de l’éducation sexuelle.
Les politiques du gouvernement Correa tendent aussi à faire supporter par les femmes des secteurs populaires la majeure partie des effets de la crise économique. Ces dernières sont en effet confrontées au premier chef à l’augmentation de l’intensité du travail, à la croissance de mauvaises conditions du travail ainsi qu’au développement d’emplois informels (précaires et à temps partiel) ne bénéficiant pas de la sécurité sociale. Si une assurance sociale a été créée pour les travailleuses domestiques non rémunérées, celles-ci ne bénéficient pas pour autant de tous les droits légaux, et ce système est financé par les membres salariés de la famille et non par l’État, et cela malgré le fait que l’on sait que le travail non rémunéré représente 15 % du PIB (INEC, 2014).
De même, le congé maternité a été rallongé de 3 mois payés, ce qui le porte à 9 mois, mais sans que soit versé un salaire pour les 6 autres mois. Et les fonctionnaires ne sont plus régis par le code du travail, ne bénéficient plus de la négociation collective. Toutes ces mesures qui apparaissent comme étant de bonne foi, ne le sont pas et s’inscrivent dans cette volonté de Correa de chercher à établir de meilleures conditions pour le capital, au détriment des droits des travailleuses et des travailleurs.
Les politiques du gouvernement Correa tendent en outre à la criminalisation des mouvements sociaux ; criminalisation pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement par exemple de jeunes femmes accusées de terrorisme pour avoir tenu des réunions politiques, ou à des poursuites judiciaires contre les femmes paysannes qui protestent contre l’exploitation minière ou l’extractivisme et défendent la Pachamama (la Terre mère).
En fait, l’État a appris à se servir du féminisme. Il l’a fait en octroyant des libertés minimales aux femmes, mais en étouffant en même temps leurs voix protestataires, ce qui est une forme d’assujettissement des femmes à la structure sociale dominante. En même temps il est indéniable qu’on assiste à plus d’égalité formelle pour les femmes en ce qui concerne leur représentation politique et certains programmes gouvernementaux, même si la majeure partie des femmes équatoriennes subit les effets négatifs du modèle de développement productiviste imposé par le gouvernement.
De son côté, le féminisme populaire a travaillé au rapprochement des femmes afro-équatoriennes, indigènes et métisses autour de l’élaboration d’exigences et d’aspirations communes. L’apparition de ce nouveau sujet politique, qui revendique tout à la fois la souveraineté alimentaire, l’économie pour la vie, les droits intégraux des femmes, le droit à la pleine participation, la souveraineté du corps et la dépénalisation de l’avortement, permet de présenter la révolution féministe comme une alternative de société. Mais au cours de ces années la résistance de l’État a été très forte, rendant ardue la construction d’organisations des femmes aussi bien en dedans qu’en dehors des mouvements sociaux, avec aussi la complexité des accords avec les organismes sociaux que les femmes féministes ont du mal à maîtriser.
Il y a donc un échec momentané du féminisme populaire qui n’est pas parvenu à donner une réponse féministe dépassant le cadre institutionnel et gouvernemental.
Néanmoins les organisations des femmes et les féministes poursuivent leurs interventions critiques, notamment en dénonçant les interventions machistes de l’État, en soutenant les luttes des femmes indigènes, en intégrant à leur approche les luttes écologiques, en s’opposant au féminicide ainsi qu’en défendant une loi intégrale contre la violence faite aux femmes.
Il n’en reste pas moins que le mouvement des femmes – à l’instar d’autres groupes sociaux — traverse une crise qui s’exprime autant par la fragmentation que par l’institutionnalisation de ses demandes. Provoquant au passage démobilisation et démoralisation. Or tant que l’on ne trouvera pas une forme différente de celle de l’institutionnalisation des demandes des femmes, on n’avancera pas. C’est ce à quoi un féminisme critique et émancipateur doit pouvoir aujourd’hui travailler.
* Maria Isabel Altamirano Solarte, Tanya De la Torre Ortega et Alba Margarita Aguinaga Barragán, sociologues et féministes, sont militantes de l’Asamblea de Mujeres Populares y Diversas del Ecuador (AMPDE, Assemblée des femmes populaires et diverses de l’Équateur).
Source : Inprecor