La rencontre qui a lieu traditionnellement en Suisse fin janvier de chaque année est, comme on sait, un lieu de réunion des élites économiques et politiques mondiales. Elle constitue une occasion de poser des diagnostics à propos des risques et des menaces qui assaillent le monde… capitaliste et de proposer ensuite quelques thérapies (de choc généralement) destinées à susciter la « confiance » et à améliorer les perspectives de rentabilité du capital en ces années turbulentes. C’est pourquoi a surgi au début du siècle le Forum de Porto Alegre comme un espace alternatif et un lieu de réflexion, de métissage et de propositions d’actions d’un « mouvement des mouvements » qui, face au triomphalisme qui accompagnait la mondialisation néolibérale, pariait sur le slogan : « Un autre monde est possible ». Aujourd’hui, quand à cet « effet richesse » se substitue un brutal « effet pauvreté », est venu le moment de ressusciter un nouveau cycle de luttes similaires, avec encore plus de raisons si c’est possible, dans notre continent contre le Grand Pillage dont le peuple grec est la principale victime.
Le Forum de Davos de cette année est précédé d’un rapport, élaboré à partir des opinions d’« experts », qui passent habituellement sans faire de vagues de séances en séances dans la station suisse, séances dédiées principalement à offrir un « récit » qui donne une image de confiance pour une prochaine sortie de la stagnation que connaît l’économie capitaliste. Ce rapport publié maintenant souligne comme les cinq principaux risques suivants, selon leur probabilité : les conflits entre Etats avec leurs conséquences régionales ; les phénomènes météorologiques extrêmes ; les déficiences de la gouvernance nationale ; l’effondrement ou la crise de nombreux Etats ; finalement, le chômage ou l’emploi insuffisant structurels.
Pour ce qui est des cinq principaux risques mondiaux de par leur impact, ils seraient les suivants : les crises engendrées par les conflits pour l’eau ; la propagation rapide et massive de maladies infectieuses ; les armes de destruction massive ; les conflits entre états avec des conséquences régionales ; enfin, le manque d’adaptation au changement climatique.
Derrière cette présentation non exhaustive de risques – dont la liste complète est de 28 – il est facile de constater le mélange de problèmes d’ordres divers et de portée à court, moyen, et long terme. Il n’est pas facile de séparer là-dedans ce qui pour les auteurs du rapport est urgent de ce qui est important, comme c’est le cas du changement climatique ou de la lutte contre l’appauvrissement croissant d’une très large partie l’humanité, sans même mentionner les inégalités croissantes. Dans l’ensemble, le plus important, c’est comme déjà les dernières années, qu’il est chaque fois plus évident que ceux qui écrivent ces rapports ne peuvent pas cacher l’interdépendance croissante des diverses crises qui affectent le monde conçu et construit par le capitalisme financiarisé tout au long des dernières décennies.
C’est un changement d’époque que nous vivons, une transition dans des domaines très différents, sans que les think tanks du capitalisme eux-mêmes sachent très bien quel est le nouvel « ordre productif et de gouvernance mondiale » à mettre sur pied. Comme l’écrivait récemment un analyste à propos des élites réunies à Davos « Le seul ordre vraiment mondial aujourd’hui est le désordre ». Mais ce qui est par contre bien clair pour les élites, c’est que tout projet devra bel et bien partir de la fin définitive des conquêtes que ceux d’en-bas avaient obtenues après la défaite du nazisme et du fascisme : celles du « contrat social » implicite qui, au moins au centre de l’économie capitaliste mondialisée, avait permis une relative paix sociale. Pour cela donc, leur grand défi est comment compenser les déficits de légitimité d’un système qui s’annonce de plus en plus injuste, inégal (pas seulement sur le plan social, bien que cette « découverte » ait facilité le succès du livre de Piketty dans le monde anglo-saxon, mais inégal aussi entre les sexes, les peuples, les ethnies et les cultures), et de même destructeur de la nature. Un « capitalisme réel » donc, sans les bases matérielles suffisantes pour garantir le consentement (ne serait-ce que par manque d’alternative) parmi les majorités sociales et, en plus sans ces « classes moyennes » (autre mythe à enterrer) qui lui donnaient une certaine stabilité politique. D’où la recherche de nouveaux « ennemis » ainsi que le retour des « nationalismes d’Etat » et de la politique de la « préférence nationale » au bénéfice des nouvelles droites extrêmes.
Il paraît donc évident que pour rendre compatibles la « confiance » dont le capital a besoin et une « relégitimation » à réussir au travers d’une « cohésion nationale » qui nie la lutte de classes, la géopolitique revient au premier plan (comme le reconnaît le rapport évoqué plus haut) avec des Etats-Unis « restaurés », plus de murs visibles et invisibles ainsi qu’une nouvelle militarisation du monde et de nos propres sociétés, comme cela se passe aujourd’hui après les attentats en France.
Dans ce climat d’insécurité et de peur encouragé par les grands médias qui appartiennent « au 1% » de la population mondiale, également réunis à Davos… et aussi à Madrid [1], même la démocratie représentative, la version conventionnelle de ce qui se comprend comme l’exercice de la « souveraineté nationale », apparaît comme un luxe que seulement quelques pays peuvent se permettre. D’où la peur des résultats électoraux en Grèce ce 25 janvier et de ce qui peut se passer dans les élections que nous allons vivre en Espagne tout au long de cette année.
Il n’est donc pas étonnant que la recherche de paradigmes à suivre ait recours à l’exemple de pays comme Singapour, gouvernée par une dictature « électorale » comme le proposaient déjà Friedrich von Hayek, Milton Friedman et Margaret Thatcher, puisqu’il continue de jouir de la meilleure qualification selon l’indice de transparence pour faire des affaires. Dans le contexte de l’Eurozone, il n’est pas facile de dire cela tout haut, c’est pourquoi ils semblent se contenter de l’idée d’une « démocratie adaptée au marché » comme le propose Angela Merkel ; soit la démocratie en suspens pour la remplacer par la dictature des créanciers de la dette. C’est ce qu’ils vont assurément tenter d’imposer au peuple grec en cas de victoire de Syriza : les obliger à choisir entre leur vote à eux tous et le vote des marchés financiers qui tous les jours décident pour les forcer à renoncer à leur programme de récupération de leur dignité et de leur souveraineté populaire contre le pillage subi.
Curieusement, selon les articles sur le Forum de Davos que la presse de référence nous livre, il semble que c’est l’Espagne qui apparaît comme le « modèle » à suivre opposé au chemin alternatif qui peut s’ouvrir en Grèce. On peut lire dans El Pais, par exemple (sous la plume de la journaliste Alicia González, qui est rien moins que la compagne du kleptocrate Rodrigo Rato, du Parti Populaire et ayant mis la main dans les caisses de Bankia), le 23 janvier, que le président de Bridgewater, le principal fonds mutuel du monde, Ray Dalio, pense que « l’Espagne a réalisé un grand travail et dans une certaine mesure est un modèle de réformes, à côté d’autres pays comme l’Irlande » car« elle a été capable d’inspirer confiance ». Ce même personnage ajoute en plus : « En Espagne, Podemos est un parti extrémiste qui peut miner la productivité ». Qui dit mieux pour fomenter ce discours de peur et confirmer que, effectivement, comme le dénonçait depuis plusieurs années le professeur Boaventura de Sousa Santos, il s’agit d’un « fascisme financier » pour qui tout est bon, auquel nous devrons nous affronter dans les prochaines années ?
Nous entrons donc ainsi dans une période qui verra, comme cela se vérifie déjà, la « sale guerre » de ceux d’en-haut contre ceux d’en-bas ne s’arrêter devant aucun scrupule moral pour atteindre ses objectifs. La politique du mensonge est sa règle et face à elle seule porte la « politique de la vérité », la dénonciation permanente des intérêts qui sont derrière, afin de démontrer l’incompatibilité de leurs profits, d’un côté, et nos droits fondamentaux et besoins de base, de l’autre côté. Une politique alternative qui doit avoir pour aspiration la rupture avec le despotisme de l’austérité dans l’Eurozone. Nous ne pourrons y arriver que si nous sommes capables de combiner protestation, propositions et, là où nous réussissons à renverser les partis de la « caste », la capacité de gouverner pour transformer, et non pas se résigner à des politiques du moindre mal et d’un réformisme seulement défensif.
Parce que, et il faut le répéter sans cesse, sans renforcement d’un pouvoir populaire, sans volonté collective de changement exprimée non seulement dans les élections mais aussi dans les rues, places et lieux de travail, il n’y a pas de garanties que nous puissions « gagner » dans l’actuel changement d’époque qui peut commencer maintenant pour ceux d’en-bas. Mais pour cela nous devons être conscients de l’interdépendance de nos luttes dans cette Europe kidnappée par les marchés et pour cela, comme nous l’écrivions dans un récent article [2], un nouvel internationalisme qui réunisse les peuples de ce continent est plus que nécessaire : il est indispensable si nous voulons « gagner ».
Jaime Pastor
[1] Andy Robinson, « Oligarcas y editores : de Atenas a Davos », Contexto y Acción, ctxt,http://ctxt.es/20150122/politica/166/Oligarcas-y-editores-de-Atenas-a-Davos-Internacional-Rebelion-en-la-periferia-sur.htm
[2] Gerardo Pisarello y Jaime Pastor, « Lo que nos jugamos en Grecia », Público, www.vientosur.info/spip.php?article9744
* Article publié dans Viento Sur le 23 janvier 2015 :
http://www.vientosur.info/spip.php?article9757
* Traduction A l’Encontre.
Source : ESSF