D’une manière générale, habitant en Europe occidentale, nous connaissons peu l’histoire des peuples d’Orient. Est-ce une séquelle culturelle de la division au IVe siècle de l’Empire romain en deux parties, Rome d’une part et Byzance (Constantinople) de l’autre? Toujours est-il que nous sommes souvent incapables de répondre quand on nous interroge sur l’histoire de l’Empire ottoman, sur la guerre des Balkans ou sur l’histoire du génocide des Arméniens.
Les Arméniens sont arrivés en Anatolie vers le 6e siècle avant J-C. Au fil du temps ils ont connu de nombreuses occupations (Perses, Macédoniens, Romains, Arabes, Turcs). Du 14e siècle jusqu’au début du 20e siècle les Arméniens vont vivre au sein de l’Empire ottoman qui commencera à se disloquer au 19e siècle.
La fin de l’Empire Ottoman
Les peuples de l’Empire ottoman entament leur émancipation au 19e siècle (Grèce en 1830, Roumanie en 1851, Bulgarie et Serbie en 1878). L’Empire est démantelé dans sa partie européenne à partir de cette date. Les Arméniens prennent conscience de l’inégalité de leurs droits face aux autres citoyens ottomans et revendiquent l’égalité.
Un mouvement d’opposants turcs, nationaliste et progressiste, (les Jeunes Turcs) parvient à renverser le sultan en 1908 et dirige l’Empire. Au fil du temps, le courant nationaliste pan-turc devient hégémonique au sein des Jeunes Turcs qui refusent d’envisager toute autodétermination des peuples qu’ils dominent (Kurdes et Arméniens notamment) et qu’ils considèrent comme des « ennemis de l’intérieur ».
Premiers massacres
Une première vague de massacres commence en 1894 sous le motif que les Arméniens refusent de payer une double imposition. Des régiments de cavaleries kurdes participent aux massacres qui font 200.000 morts, 100.000 réfugiés, 50.000 orphelins, 40.000 convertis de force, 2.500 villages détruits, 560 églises détruites ou transformées en mosquées. Mais ce n’est qu’un prélude. En avril 1909, les massacres reprennent dans la région d’Adana et font 30.000 morts.
Première Guerre mondiale et début du génocide
Quand la guerre éclate, l’Empire ottoman est allié des empires Allemand et Austro-hongrois. A la suite de la défaite militaire des Ottomans face à l’armée russe en janvier 1915, les Arméniens sont accusés de pactiser avec les Russes. Le triumvirat d’officiers à la tête de l’Empire ottoman (Talaat Pacha, Enver Pacha et Djemal Pacha) planifie secrètement le génocide. La première mesure consiste à désarmer les soldats et les gendarmes arméniens enrôlés dans l’armée ottomane.
En avril 1915, plusieurs centaines d’intellectuels arméniens sont arrêtés à Constantinople. Ils seront déportés et massacrés dans les mois qui suivent. Simultanément, 60.000 Arméniens sont massacrés dans la région de Van, dans l’Est de l’Anatolie. Partout l’opération se déroule de façon similaire : les Arméniens sont accusés de trahison, arrêtés, torturés pour soutirer des aveux, déportés puis massacrés. Un avis de déportation vers les déserts de Syrie et de Mésopotamie vise les femmes, les enfants et les vieillards. De mai 1915 à novembre 1916, plus d’un million d’entre eux sont déportés. Au cours de la déportation la plupart seront assassinés par les gendarmes et les miliciens kurdes chargés de les escorter. Les hommes restés sur place sont immédiatement assassinés. A Diyarbakir et à Bitlis presque tous les Arméniens sont massacrés sur place.
Le télégramme de Talaat Pacha
En septembre 1915, Talaat Pacha adresse un télégramme à la direction du parti Jeunes Turcs à Alep en ces termes: «Le gouvernement a décidé de détruire tous les Arméniens résidant en Turquie. Il faut mettre fin à leur existence, aussi criminelles que soient les mesures à prendre. Il ne faut tenir compte ni de l’âge ni du sexe. Les scrupules de conscience n’ont pas leur place ici.» Des prisonniers de droit commun sont libérés pour aider les forces ottomanes à accomplir les massacres.
Les déportations massives suivent deux axes : l’un au sud vers Alep, le Liban et la Palestine, l’autre vers la Mésopotamie eu suivant la ligne du chemin de fer de Bagdad construite au début du siècle par Siemens avec l’aide de la Deutsche Bank. Pendant l’été 1916, les derniers groupes de déportés sont tués par petits groupes ou abandonnés dans le désert où ils meurent de soif. Les missionnaires sont empêchés d’apporter nourriture, eau ou vêtements aux rescapés. Tout fonctionnaire s’opposant à l’exécution du génocide est muté, démis de ses fonctions ou fusillé.
Seuls survivront les Arméniens de Constantinople, de Smyrne (sur la mer Égée) et de Van, sauvés par l’avancée des troupes russes.
La dissimulation et la négation du génocide
Les autorités ottomanes s’emploient ensuite à faire disparaître systématiquement toute trace du génocide. Les photographies des convois de déportés sont interdites. Mais il y a de nombreux témoins sur le lieu des massacres (diplomates, missionnaires) qui, dans leurs notes, donnent de nombreux détails du génocide. Alliée de l’Empire ottoman pendant la Première Guerre, l’Allemagne était au courant des plans génocidaires des autorités ottomanes mais elle n’a rien dit. Le Vatican (le pape Benoît XV) est intervenu auprès des autorités ottomanes mais n’a pu sauver que quelques dizaines d’Arméniens à Alep. En même temps, le Vatican conservera dans ses archives secrètes tout document relatif au génocide arménien. Ce n’est qu’en 2011 que ces archives livreront leurs secrets.
En 1919, les principaux responsables du génocide, qui se sont enfuis en emportant tous les documents compromettants, seront condamnés à mort par contumace. Environ 150 responsables seront arrêtés à Constantinople par les Britanniques après la guerre et déportés à Malte. Ils seront finalement relâchés faute de preuves. Ces exilés de Malte seront nommés à des postes gouvernementaux importants lors des premières années de la république turque. Certains de leurs descendants occupent encore de nos jours des postes importants dans l’appareil d’État. Il n’est donc pas étonnant que les autorités turques d’aujourd’hui continuent de nier, un siècle plus tard, le génocide du peuple arménien.
Bilan chiffré
D’autres peuples minoritaires furent aussi durement réprimés à la même époque. 500.000 Yézidis auraient péri durant les massacres; près de 700.000 Assyriens (70% de la communauté) ont été massacrés de la même manière que les Arméniens; sur les 600.000 Pontiques (une communauté grecque vivant depuis des siècles sur les bords de la Mer Noire) 350.000 ont été massacrés et les autres ont été expulsés vers la Macédoine (Nord de la Grèce). Dans son carnet personnel, Talaat Pacha a noté que la population arménienne est passée de 1.600.000 en 1914 à 370.000 après1916, soit plus de 1.200.000 morts. Condamné à mort par contumace, Talaat Pacha sera assassiné en 1921 dans une rue de Berlin par un rescapé arménien qui sera acquitté à l’issue de son procès.
Reconnaître le génocide arménien: un enjeu actuel
par Jean Batou
Comme l’a montré le politologue Benedict Anderson, les nations sont des « communautés imaginées ». Celle des Turcs anatoliens l’a été en temps de guerre, dans le cadre de l’effondrement d’un vieil empire multinational, sous la menace d’un projet de partition colonial cynique, prétendument justifié par la « réparation » du génocide arménien. Or, depuis les années 1990, avec l’implosion de l’URSS, et plus récemment, avec l’effondrement des Etats syrien et irakien voisins, la Turquie se confronte à une sérieuse crise d’identité. C’est pourquoi, la reconnaissance du génocide arménien est d’une importance cruciale pour permettre à la société de ce pays de développer un ordre démocratique face à un Etat toujours tenté par des solutions autoritaires.
L’exigence de la reconnaissance du génocide arménien devrait certes aller de pair avec la dénonciation des visées impérialistes des vainqueurs de la Première guerre mondiale, qui ont favorisé cette réponse criminelle de la direction du parti jeune-turc. Mais surtout, elle est aujourd’hui inséparable de la défense des droits nationaux des autres minorités nationales – kurde, rom et arabe –, comme religieuses – alévis, chiites, chrétiens, juifs –, ainsi que des droits politiques et syndicaux des masses laborieuses du pays. En même temps, le règlement socialiste de « la question d’Orient » (nom donné aux rivalités coloniales européennes du 19e siècle) est aujourd’hui inconcevable sans le triomphe des aspirations démocratiques et sociales des peuples de la région arabe de l’ancien Empire ottoman, de la Syrie à la Palestine, du Bahreïn au Yémen, de l’Egypte à la Tunisie.
C’est pour cela que la gauche internationaliste doit soutenir sans réserve les mobilisations sociales et démocratiques du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, qui ne disposent d’aucun autre allié face aux forces de la contre-révolution: les impérialismes US, européens et russe, les Etats iranien et turc, l’Arabie saoudite et les autres pétromonarchies, l’islam politique réactionnaire et le djihadisme meurtrier. Pour cela, il lui faut combattre une lecture des conflits réduite à la confrontation d’Etats et de camps pour partir avant tout des contradictions sociales qui les alimentent, et des forces populaires qui, en combattant les différentes formes d’oppression, œuvrent véritablement à leur émancipation.
Articles publiés dans La Gauche #73, août-septembre 2015.