Je viens d’aller sonner à la porte d’Edgard. Je ne peux pas dire que je suis souvent d’accord avec lui. Mais j’avoue que j’aime bien l’entendre raconter un peu n’importe quoi. Derrière ses idées carrées et son ton bourru, je sais qu’il a un grand cœur. Et son silence depuis quelques mois m’inquiétait.
Il a ouvert la porte et m’a accueilli avec un « j’ pensais que tu viendrais plus, faux-frère ! » Vu sous cet angle… je me suis un peu emmêlé dans mes explications : les vacances, les tracas, la santé, la rentrée, bref « je suis content de voir que tu n’es pas mort ».
Il a cherché une Jupiler dans le casier vide en dessous de la table. « Le frigo est bourré avec la bouffe des chats et des chiens » s’excuse-t-il en secouant le thermos à côté de son oreille. Visiblement il n’y a pas plus de jus de chaussette que de jus de houblon. Notez, ça me rassure, le médecin m’a déconseillé les deux, rapport à mon battant. Et connaissant les torréfactions d’Edgard…
« Ne me dis pas que tu es venu exprès pour moi » me lâche-t-il. « Ben, si ». Je lui explique que je ne suis pas seul à m’inquiéter, que le rédac-chef me réclame des « lignes » sur mon héros préféré, que maintenant qu’il a atteint le statut de vedette, il y a un contrat tacite, par la force de l’habitude, qui le lie au site. « Tu comprends, tes bêtises nous intéressent, tes blagues racistes ne nous font pas rire, mais elles nous font découvrir l’étendue des dégâts… »
Il me lance un regard distant, réfléchit une minute et réplique d’un ton grave « C’est moi le raciste ? Et toi, tu n’aimes pas les animaux ! T’es rentré ici, ton regard a fait tout le tour de la pièce et tu ne m’as même pas demandé où était passé Jean Nicolay [1] , mon hamster. Pourtant t’as bien vu que sa cage avait disparu ? »
« C’est donc pour ça que tu ne sort plus ? »
Il s’agite sur sa chaise, se tord les mains. « Il y a de ça, oui. Mais il était presque aussi vieux que moi, il se blottissait toute la journée dans le coin de sa cage, l’air triste… Mais le plus dur pour moi c’est encore que je l’ai retrouvé mort en revenant d’un match de foot que je ne pourrai pas oublier, le dernier de l’Albert en nationale, et en plus on avait perdu. C’est aussi con que ça ma vie de ’vedette’ comme tu dis ! »
Si je me souviens bien le dernier match en question c’était fin avril, début mai. Une plombe. Tout ce temps où j’ai manqué à tous mes devoirs d’ami. Bon j’ai bien essayé de lui téléphoner entre temps ? Oui, il me le confirme. « J’ai reçu tes messages mais je n’ai pas répondu, j’avais envie de rester seul, je ne voulais pas t’ennuyer avec mes histoires de hamster… » C’est presque lui qui s’excuse ; oui cet homme-là, mon Edgard, a du cœur. Il pense comme Sudpresse, qui lui souffle à l’oreille et s’exprime comme la DH le souhaite. Mais du cœur il en a.
Il s’arrange pour détourner la conversation. « J’ai fini par me faire une raison. Quand je vois tous ces malheureux autour de nous, ces enfants qui se noient, tous ces gens sur les routes, je me dis qu’on ne sait pas la chance qu’on a. Moi je repense à ma mère qui me racontait son ‘exode’ en France pendant la guerre. Quand elle est revenue on lui avait cousu une double épaisseur à un large tablier, une grande ceinture autour de la taille, pour ramener des patates pour la famille. »
Il passe un coup de lavette sur la table pour la quatrième fois, range un peu de vaisselle à côté de l’évier. Il me sourit et me dit « vous êtes des grandes gueules vous les gauchos mais vous dites ce que vous pensez et on se comprend. Je savais que je pouvais compter sur toi pour me remonter le moral. »
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[1] Jean Nicolay débute dans les cages du Standard, en championnat de Belgique, contre le Daring club de Bruxelles, le 18 avril 1954, alors âgé de 16 ans. Mais, ce n’est qu’en 1958 qu’il s’impose comme titulaire du poste, après avoir remplacé son frère Toussaint lors d’un match de Coupe d’Europe des Clubs Champions face aux écossais, Heart of Midlothian. Il porte les couleurs des Rouches durant 501 rencontres officielles, dont 336 matches de championnat et 38 de coupe d’Europe. Il remporte quatre fois le titre, en 1958, 1961, 1963 et 1969. Il est Soulier d’or belge en 1963. Vous vous demandez pourquoi son hamster s’appelle Jean Nicolay, demandez-le à Edgard qui risque de vous répondre : « avec Nicolay dans les cages, il ne peut rien nous arriver ».