« On dit que l’attente est toujours longue. Mais elle est aussi bien ou même plus exactement courte, parce qu’elle dévore des quantités de temps, sans qu’on les vive, ni les utilise pour elles-mêmes. On pourrait dire que celui qui ne fait qu’attendre ressemble à un gros mangeur dont l’organe digestif chasserait la nourriture en quantité sans en tirer la valeur nutritive. On pourrait aller plus loin et dire : de même qu’un aliment non digéré ne fortifie pas un homme, de même le temps que l’on a passé à attendre ne le vieillit pas. Il est vrai que l’attente pure n’existe pour ainsi dire pas » (Thomas Mann, La Montagne magique).
Daniel a consacré une partie considérable de son travail théorique à relire Marx1. Ce travail constitue une rupture, dont on n’a certainement pas encore mesuré toute l’importance, avec ce que l’on pourrait appeler les « habitudes marxistes » de la tradition politique dont il héritait. Je voudrais ici rapporter l’effet produit sur moi par la relecture de deux livres importants de Daniel : Marx, l’intempestif, publié en 1995, et Marx, mode d’emploi, paru en 2009, certainement le dernier livre totalement accompli de Daniel2. Je ne prétends pas que cette lecture est la seule possible et il est évident qu’elle n’est autorisée par rien : mon amitié avec Daniel ne s’est jamais démentie mais je n’étais certainement pas le militant le plus proche de lui ni, évidemment, le plus apte à faire cet exposé.
Il y a quinze ans entre ces deux livres. Le second peut être considéré comme un cadeau fait aux militants du NPA et à ceux qui viendront après… C’est aussi, dans le même temps, une œuvre accomplie et un cri de joie. Ce n’est pas un hasard si Daniel a fait appel à Charb pour l’illustrer de manière un tantinet insolente. Ce ne devait pas avoir la forme d’un travail académique. En revanche, le premier volume est plus sombre. C’est tout un travail de recherche qui commence avec ce livre et qui ne s’arrêtera pas. Comme son titre l’indique, il s’agit de prendre la question du temps comme guide de lecture, de la mettre au centre de la « repréhension » proposée de l’œuvre de Marx (au sens où nous la prenons et où elle nous prend.) Pourquoi cette question du temps est-elle si importante ?
Dans les années qui ont suivi la chute du mur de Berlin, la génération de militants à laquelle Daniel appartenait s’est trouvée face à un temps désaccordé, démantelé, disloqué. Les repères temporels qui avaient été les siens étaient ébranlés, disparaissaient. La révolution d’octobre 1917 avait disparu de la mémoire de la classe ouvrière russe. La chute du stalinisme n’a pas été une victoire de la classe ouvrière mais a, bien plus, prolongé la contre-révolution stalinienne. Trotski et l’Opposition de gauche n’ont pas été une référence ; il n’y a pas eu retour, « renouage » avec les espoirs portés par Octobre. Cela n’appartenait plus à la mémoire collective. Ce n’était plus une ressource. En ce sens, la victoire stalinienne était redoublée. Daniel fait partie des vaincus. C’est seulement devenu de l’histoire au sens où on peut opposer histoire et mémoire ce que Daniel a appris chez Charles Péguy et chez Walter Benjamin3.
Le premier travail de Daniel sur Marx est donc un travail de reprise qualitativement différent de tout ce qui avait été produit auparavant dans la tradition trotskiste. La méthode, les soucis, les intérêts, les lectures parallèles d’accompagnement, le mode même d’exposé ne prolongent pas ce qu’a écrit Trotski ou Mandel sur Marx. Ils disparaissent même des références sauf rares exceptions et sur des questions secondaires. La chute de l’URSS ne marque pas la fin d’une « période » (pour employer le vocabulaire trotskiste usuel), car le périodique c’est ce dont on peut avoir l’espoir du retour à l’identique et il implique une régularité, des intervalles. Il faut pour Daniel plonger dans des eaux plus profondes.
Ce premier livre se propose de débroussailler le terrain. Puisqu’il ne s’agit plus de prolonger Trotski et Mandel, il faut entrer en discussion avec les philosophes qui se réclament à ce moment-là du marxisme. Et Daniel va lire et discuter un nouveau courant : le marxisme analytique nord-américain. Il ne s’agit pas ici de revenir sur ce qui oppose la philosophie analytique à la philosophie continentale. Il faudrait faire de longs développements sur, par exemple, le « dilemme du prisonnier » et la théorie des jeux. Daniel résume très bien les choses en reprenant ce qu’en dit un des sociologues concernés, Eric Olin Wright : « Sans minimiser les désaccords entre ces chercheurs sur presque toutes les questions pratiques cruciales, il souligne leur engagement méthodologique commun : respect des normes scientifiques conventionnelles ; importance accordée à une conceptualisation systématique […] ; spécification attentive des progrès de l’argumentation qui lie les concepts entre eux avec « utilisation explicite de modèles systématiques ; importance de l’action intentionnelle des individus dans les théories tant explicatives que normatives ». Plus circonspect que ses collègues envers l’ « individualisme méthodologique », il pose franchement la question : « Que reste-t-il du marxisme après tout cela ? »4 ».
John Elster, John Roemer, Gerry Cohen, Robert Brenner et bien d’autres noms qui ne diront pas grand-chose aux marxistes français. Leur but était de « faire accéder le marxisme au statut de science sociale authentique ». Encore une fois ! Mais pour Daniel, il faut être présent dans ces débats. Parce qu’on ne sait pas très bien d’où le renouveau d’une pensée marxiste peut venir ; parce qu’il faut faire un détour si on veut s’arracher aux débats avec ceux que l’on ne cesse de commenter depuis des décennies et celui-ci en vaut bien d’autres ; parce qu’il faut être présent partout où le marxisme est discuté5.
Ce travail de débroussaillage fait plus de 400 pages et une partie sera refusée par l’éditeur obligeant Daniel à le publier sous forme d’un volume séparé chez un autre éditeur : La Discordance des temps aux éditions de la Passion.
On privilégie souvent un thème qui est présent chez Daniel et qui accompagne les défaites : la mélancolie. Je refuserai, ici, de donner trop de privilège à cette petite musique. C’est pourquoi j’ai choisi de prendre aussi en compte le dernier livre de DanielMarx, mode d’emploi, dont j’ai déjà dit qu’il était un manifeste joyeux. Je préférerais parler de l’œuvre de Daniel comme d’une tentative de sortie de la mélancolie. La mélancolie est la forme grave de la dépression (et se caractérise aussi par une incapacité à penser), mais dans une représentation comme celle de Dürer, elle s’accompagne de tous les outils alchimiques qui permettent d’en guérir. Nous serons du côté de Dürer contre la psychiatrie…
J’ai lu Daniel avec mes propres lunettes, avec les intérêts qui sont les miens, avec le parcours qui est le mien. J’ai saisi au vol dans ce qu’écrit Daniel ce qui m’a le plus intéressé, obligé à penser, questionner, mis en arrêt, surpris. J’ai aussi tenté de résister à certaines propositions de Daniel (en particulier sur les sciences qui forment la dernière partie de Marx, l’intempestif) mais c’est ce que lui-même appelle à faire dès les premières lignes de son livre : « être fidèle à une oeuvre c’est apprendre à lui résister », et il cite longuement Isabelle Stengers6. Quelles sont les principales questions présentes dans ce premier livre sur lesquels je souhaiterais attirer votre attention. Je le ferai en dix points.
1. C’est un fil conducteur de toute l’œuvre de Daniel : il faut refuser tout ce qui « dépolitise » les cours des événements en renvoyant, par exemple, aux « conditions objectives », à l’ « histoire » (ou à son revers : ce qui détermine le cours de l’histoire), à la science.
2. On ne parle pas (jamais) « au nom de l’histoire » : on n’est pas les porte-parole d’un cours historique qui soit suivrait son chemin « normal » soit s’en écarterait, s’en détournerait pour une période de temps déterminé avant de reprendre son cours. Il n’y a donc pas une position en retrait que l’on puisse occuper, qui nous permette d’échapper aux rigueurs du temps présent, pour seulement « attendre » un retour à la normalité. Il n’y a pas de normalité en la matière. La politique ne relève pas du « temps » mais de l’intempestif. Comment développer cette idée ? Je ferai, de ce point de vue, une proposition qui pourra paraître inattendue. Nous n’avons aucun droit à tenir un langage qui nous mettrait ainsi dans une sorte de position privilégiée, non plus dans le temps, maishors du temps. Nous devons éviter toutes les notions qui nous mettent « hors histoire » en tant que collectif politique. Comment penser la transformation du monde si nos outils d’analyse nous mettent au-dessus, en dehors du monde ? J’aurais ici envie de poursuivre en allant sans doute au-delà de ce que Daniel expliquait, en considérant que nous employons habituellement, sans trop y réfléchir, une notion comme celle de « période » qui me semble trop abstraite, et pour tout dire, pas vraiment marxiste. Elle renvoie bien à un temps unique, non fragmenté, elle renvoie aux « conditions objectives » c’est-à-dire à ce qui peut être analysé sans nous, indépendamment de notre action. C’est une notion qui écrase avec brutalité tous les temps différents. Il s’agit donc bien d’une mauvaise abstraction. Il faudrait lui substituer des durées différentes qui intègrent la mémoire que les acteurs ont de ce qui leur est arrivé.
Il faut rompre, par exemple, avec une vision du stalinisme comme d’une histoire qui serait « sortie de son cours », en attendant que « l’histoire reprenne son chemin ». Daniel écrit : « On pourrait dire analogiquement qu’il n’y a pas d’anormalité en histoire, tout au plus des anomalies. Traiter le nazisme ou le stalinisme comme des formes pathologiques, au lieu d’y voir des phénomènes historiques originaux à part entière, aboutit à la fois à valoriser les sociétés normales par rapport auxquelles elles font écart, et à minimiser la portée spécifique de leurs « déviances » passagères. Le stalinisme ou le nazisme ne sont ni des monstres ni des exceptions. Ils révèlent « d’autres formes de vie possible ». Ils doivent être combattus non au titre d’une norme historique introuvable, mais au titre d’un projet qui revendique ses propres critères de jugement7 ». Cette dernière phrase est très importante : elle ouvrira un abîme pour certains. On fait donc de la politique sans ultime garantie (ce que Trotski appelait encore « la connaissance de la loi de toutes les lois ». On n’agit dans le monde qu’au titre « d’un projet qui revendique ses propres critères de jugement ». Et à, propos de la notion d’État ouvrier qui s’est imposé dans le mouvement trotskiste pour tenter de ramener des « sorties » du cours de l’histoire à l’histoire « normale », il parle d’une « sociologie approximative du pouvoir »8 !
3. La contradiction forces productives/rapports de production doit être, pour dire le moins, repensée. Daniel cite le célèbre passage de Marx extrait de la Contribution à la critique de l’économie politique (« A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants […] Alors s’ouvre une époque de révolution sociale »), mais il commente : « En dépit (ou à cause) de ses intentions dialectiques, ce texte pose plus de problèmes qu’il n’en résout »9.
L’idée que les révolutions ont lieu quand le développement des forces productives est freiné pourrait bien être « productiviste » (anti-écologique) et ne pas permettre de saisir la nature même des forces productives : elle laisse penser qu’elles sont neutres. Daniel propose de reprendre la question des « forces destructives » présente chez Marx dansL’Idéologie allemande et qu’on avait un peu perdue de vue10. Daniel fait un lien explicite avec la question écologique :
« Comme les classes sociales ou le travail productif, les forces productives n’ont donc pas le même contenu ni la même signification, selon qu’on les considère au sens large, commun à différents modes de production, ou au sens spécifique du mode de production capitaliste. Productives du point de vue du capital, elles peuvent se révéler destructrices pour l’avenir de l’humanité. […] la contradiction ne concerne plus seulement les forces productives et les rapports de production. Elle s’inscrit au cœur des forces productives et met en jeu des notions telles que croissance et développement. […] L’idée d’une transformation des forces potentiellement productives en forces effectivement destructrices, dans un autre registre temporel, est sans conteste plus féconde que le schéma mécaniste de l’opposition entre le développement des forces productives et des rapports de production qui l’entravent. Elle ouvre la voie à une élaboration critique du concept même de progrès »11.
4. Daniel fait l’éloge de la prophétie contre l’oracle et c’est un éloge du présent : « Le présent est la catégorie temporelle centrale d’une histoire ouverte. […] Dans ces temps noués, croisés, tressés, il n’y a plus place pour la prédication oraculaire d’un destin implacable »12.
5. Du coup, le parti ne peut avoir un rôle pédagogique, « élever la conscience de classe » comme on le dit habituellement :
« L’orthodoxie kautskienne de la IIe Internationale a développé unilatéralement cette interprétation. Les révolutions participent alors d’un mûrissement organique et quasi naturel du processus social. Elles se font, en quelque sorte, sans qu’il soit besoin de les faire. Réduit au rôle de pédagogue, le parti est chargé d’éclairer la conscience des masses, de transmettre les leçons de l’expérience, et de gérer la pelote grossissante des suffrages électoraux et des adhésions syndicales »13.
La politique réduite à de la pédagogie nous menace en permanence. Elle est cohérente avec l’idée de « lois de l’histoire », d’un temps finalement uniforme avec seulement des détours et des contrariétés (stalinisme, par exemple).
6. Le livre de Daniel est construit symétriquement au Marx de Jean-Yves Calvez14. C’était une des rares ressources non-staliniennes disponible en 1968. L’auteur y étudiait successivement la sociologie de Marx, son économie, sa philosophie. Chaque problématique trouvait sa solution dans la problématique suivante. Daniel fait trois parties :
– Marx, critique de la raison historique,
– Marx, critique de la raison sociologique,
– Marx, critique de la positivité scientifique.
Le marxisme n’est donc ni histoire, ni sociologie, ni science.
Daniel insiste sur la nécessité de refuser toute sociologie positive des classes sociales : « Les classes n’étant pas des choses mais des rapports, elles existent et se manifestent dans le conflit qui les façonne15 ». Il oppose la « détermination » à la « définition » : « Prisonnière de sa propre positivité, la définition est une catégorie de l’étant ; la détermination une catégorie du devenir. […] La détermination n’est pas affaire de convention ou de dictionnaire »16.
7. Cela doit nous amener à nous méfier d’une conception qui oppose « classe en soi » et « classe pour soi » telle qu’elle a été proposée par Lukacs et que nous avons longtemps repris à notre compte. Finalement, on pourrait penser que Daniel nous propose ici de rompre avec ce que l’on pourrait appeler le marxisme de Henri Weber17. Daniel écrit : « Les Grundrisse et Le Capital se présentent au contraire comme un travail de deuil de l’ontologie, comme une désontologisation radicale, après laquelle il n’y a plus place pour quelque arrière-monde que ce soit, pour aucun double fond, pour aucun dualisme de l’authentique et de l’inauthentique, de la science et de l’ontologie. […] Réduite à une pauvre incantation philosophique, l’obscure révélation de l’en-soi en pour-soi s’éteint dans sa propre impuissance conceptuelle »18.
8. Cela a une autre conséquence qui doit aussi nous bouleverser : on ne peut plus parler d’une « classe » comme si c’était une personne. On ne doit plus la « psychologiser ». Il faut donc fuir les notions inappropriées que nous utilisons si souvent pour parler des classes sociales. Il en va de même avec l’« histoire » ou la « société ». Ces notions doivent être désontologisées. C’est un point sur lequel Daniel revient sans cesse et je vais citer quatre passages :
« À vouloir expliquer l’histoire par l’histoire, on tourne en rond. Il faut briser le cercle. Renverser la question. Mettre la totalité en perce. Ne plus partir de l’histoire comme principe explicatif, mais la poser comme ce qu’il faut expliquer »19.
« Faire de la classe une réalité supérieure à celle des individus qui la composent, n’est-ce pas sombrer dans les illusions fétichistes qui transforment la société, l’histoire ou la classe en autant de sujets mythiques ? Marx reproche précisément à Proudhon de « traiter la société comme une personne ». Dénonçant cette « fiction de la société personne », il raille ceux qui « avec un mot font une chose ». Son approche interdit de traiter la classe comme une personne ou comme un sujet unifié et conscient, à l’image du sujet rationnel de la psychologie classique »20.
« Dès L’Idéologie allemande, Marx condamne pourtant catégoriquement les hypostases de l’histoire, de la société ou de la classe »21.
« Que la classe soit devenue ce fétiche automate, au nom duquel les bureaucraties réclament une pieuse allégeance, est un fait. L’imputer à Marx, qui a dénoncé avec constance la société-personne, l’histoire-personne et toutes les personnifications et incarnations mythiques, autrement dit toutes les transcendances ou s’anéantit l’irréductible interindividualité, n’est pas sérieux »22.
9. Sur la question du progrès, Daniel écrit : « Dès sa Critique de la philosophie du droit de Hegel, Marx a percé le « mensonge de son concept de progrès » et perçu sa conséquence politique : le conservatisme. Le culte du progrès historique est en effet foncièrement conservateur »23. Il cite longuement plusieurs extraits des Grundrisse de Marx comme celui-ci : « […] ces progrès n’augmentent que la puissance objective qui règne sur le travail »24. Il commente un extrait du Capital : « Tout progrès dans l’agriculture capitaliste est un progrès dans l’art, non seulement de voler le paysan, mais de spolier le sol, tout progrès dans l’accroissement temporaire de la fertilité du sol est un progrès vers la ruine des sources de cette fertilité »25.
10. Le dernier point que je voudrais relever concerne la nature de la révolution. Mais, là, il est mieux de se tourner vers l’autre livre de Daniel sur Marx, son Marx mode d’emploi. « L’action politique n’est jamais réduite à une plate illustration d’une logique historique ou à l’accomplissement d’un destin écrit d’avance. L’incertitude de l’événement y a toute sa part. Petites causes, grands effets : en février 1848, une campagne de banquets pour le droit au suffrage déborde l’intention de ses initiateurs et entraîne la chute de la monarchie »26.
Daniel s’oppose à la conception d’une « révolution permanente » qui redonnerait, en catimini, un sens à l’histoire. Il nous appelle aussi à nous méfier de tout étatisme (qui revient aujourd’hui sous la forme d’un républicanisme). Daniel redonne à Marx sa formidable charge antiétatiste. La Commune de Paris de 1871 est d’abord, rappelle-t-il « la critique en acte de l’État bureaucratique » et c’est seulement en ce sens qu’elle est un modèle et une « forme enfin trouvée »27. Marx n’oppose pas la « propriété collective » et la « propriété privée » : « La Commune s’efforce de « faire de la propriété individuelle une réalité en transformant les moyens de production en […] simples instruments d’un travail libre et associé » à partir desquels il devient possible d’envisager de régler la production coopérative selon un plan national commun. Elle entend exproprier les expropriateurs, « faire de la propriété individuelle une réalité », en remettant « aux associations d’ouvriers, sous réserve de compensation, tous les ateliers et fabriques qui avaient fermé », soit que les propriétaires aient fui à Versailles, soit qu’ils aient préféré suspendre le travail. Cette logique est celle d’une coopération généralisée et non d’une étatisation autoritaire »28.
Pour conclure, nous devons nous interroger sur comment hériter de ce travail de refondation/reformulation et le poursuivre. Il écrit, dans ce dernier livre, deux choses sur son rapport à Marx et Engels qui pourraient s’appliquer aussi au rapport que nous devons entretenir avec lui et ce qu’il nous a laissé : « Or, l’héritage d’une œuvre, surtout quand elle est tournée vers l’action pratique, est irréductible à sa lettre. Il est l’histoire de ses interprétations et de ses réceptions, y compris des infidélités qui sont parfois la meilleure façon de lui rester fidèle. Comme l’écrit encore Derrida : « L’héritage n’est pas un bien, une richesse que l’on reçoit et qu’on met en banque ; l’héritage, c’est l’affirmation active, sélective, qui peut parfois être réanimée et réaffirmée plus par des héritiers illégitimes que par des héritiers légitimes. » C’est, en quelque sorte, un héritage sans propriétaires, ni mode d’emploi. Un héritage en quête d’auteurs »29.
Enfin, dans ces derniers écrits, Daniel semble nous désigner Lénine comme celui sur lequel nous devons désormais travailler, à l’instar de ce qu’il a fait, lui-même sur Marx. À nous de savoir le faire avec autant d’audace. À nous de continuer…
1. Ce texte est la reprise d’un exposé fait à l’université d’été du NPA, le lundi 29 août 2011 dans le programme de la Société Louise Michel.
2. Daniel Bensaïd, Marx, l’intempestif, Paris, Fayard, 1995 ; Marx, mode d’emploi, (avec des dessins de Charb), Paris, Zones, 2009.
3. Dans Marx l’intempestif, Daniel cite la thèse X sur le concept d’histoire de Walter Benjamin. La rémémoration est « un combat pour le passé opprimé au nom de générations vaincues », op. cit., p. 110.
4. ibid., p. 53-54.
5. C’est une des préoccupations du courant politique auquel Daniel appartient.
6. Sans donner de référence.
7. ibid, p. 49.
8. ibid, p. 116.
9. ibid., p. 56.
10. Sans doute à cause d’un vieux débat avec le courant lambertiste.
11. ibid., p. 390-391.
12. ibid., p. 70-71.
13. ibid., p. 44.
14. Jean-Yves Calvez, La Pensée de Karl Marx, Paris, Seuil, 1956.
15. Daniel Bensaïd, Marx, l’intempestif, op. cit., p. 164 (nbp).
16. ibid., p. 276.
17. Avant de rejoindre le Parti socialiste, Henri Weber a été un dirigeant important de la Ligue communiste. Il a développé systématiquement le point de vue de la « conscience » dans son livre : Henri Weber, Marxisme et conscience de classe, Paris, UGE, « 10/18 », 1975.
18. ibid., p. 137-138.
19. ibid, p. 40.
20. ibid., p. 119.
21. ibid., p. 141.
22. ibid., p. 210.
23. ibid., p. 296 (nbp).
24. ibid., p. 360.
25. ibid., p. 361.
26. Daniel Bensaïd, Marx, mode d’emploi, op. cit., p. 80.
27. ibid., p. 86.
28. ibid., p. 88-89.
29. ibid., p. 189. La citation est extraite de Jacques Derrida, Marx en jeu, Paris, Descartes et Cie, 1997.
Article publié également sur http://www.contretemps.eu