George Steiner, un penseur qui dans le monde culturel jouit d’une grande renommée, a rangé dans des conférences radiophoniques de 1974 le marxisme parmi les mythologies (Nostalgie de l’absolu, 2003). Selon lui une mythologie se caractérise par un tableau complet de l’homme « dans le monde ». Une seule exception à cette vision totale fait effondrer le mythe. Le second critère est une révélation soudaine faite par un maître et soutenue par des textes canoniques que les disciples défendent contre le danger hérétique. Le troisième critère est son langage spécifique, ses emblèmes, ses métaphores, ses rituels. Nous retrouvons ces critères évidemment dans le christianisme, mais aussi, on peut difficilement le nier, dans certains et même de la plupart des mouvements qui se réclament de Marx. Tout comme le Christ, Marx est celui qui a révélé la vérité de ce monde : il a ses disciples, il vomit ses hérétiques (et parfois les liquide physiquement), et sa pratique s’accompagne de rituels et d’emblèmes.
Mais comment expliquer la naissance de mythes que sont aux yeux de Steiner le marxisme, le freudisme ou encore l’anthropologie structurale ? Il y a d’abord la « mort de Dieu », ce vide moral et intellectuel immense laissé par la perte de l’emprise en Occident du christianisme, devenu un réflexe de pure forme. Les « sources vitales de la théologie, d’une conviction doctrinale transcendante et systématique, se sont taries ». Il fallait remplir ce vide, car, et là Steiner s’accorde avec la théologie « cosmologique », l’homme a besoin d’une vision globale du monde sur laquelle baser son comportement moral et intellectuel. On retrouve cette idée de la nécessité d’une vision cosmologique chez le théologien flamand Max Wildiers qui a exercé une grande influence sur le monde culturel catholique. Depuis le début du XIXe siècle, en plein désenchantement du monde, des « théologies de substitution » se sont développées et parmi elles l’idée socialiste suivie de la doctrine marxisme. Toujours selon Steiner ces nouvelles visions du monde sont parfois violement antireligieuses, mais sont pourtant « par leur structure, leurs aspirations et ce qu’elles attendent des croyants profondément religieuses dans leur stratégie comme dans leurs effets ».
« Comme d’autres constructions issues de la Révolution française – utopie sociale, salut séculier, messianisme, – le marxisme peut s’exprimer dans les termes d’une épopée historique. Il parle du progrès de l’homme – de l’asservissement jusqu’au royaume futur de la justice parfaite. Comme une bonne partie de l’art, de la musique et de la littérature romantique, le marxisme traduit la doctrine théologique de la chute de l’homme, du péché originel et de l’ultime rédemption en termes historiques et sociaux. Marx lui-même suggère l’identification de son rôle à celui de Prométhée (…) Prométhée/Marx conduira l’humanité asservie à l’aube nouvelle de la liberté. L’homme était jadis innocent, libre de toute exploitation. À quelle sinistre erreur, à quelle sombre félonie doit-il sa disgrâce ? »
Chacun est libre d’interpréter l’homme Marx de sa façon, mais je ne connais pas un seul écrit de Marx où il se prononce dans le sens que lui prête Steiner. Au contraire même. Il n’y a pas de pêché originel, mais des évolutions dans les structures sociales. Il ne condamne même pas l’exploiteur bourgeois, qu’il ne considère pas comme un voleur, mais comme obéissant à la nécessité d’accumuler du capital et donc d’exploiter la force de travail. Il ne promet pas un paradis, il ne dit que des choses vagues sur la société future. Écoutant George Steiner, Marx aurait selon moi remarqué que « tout ce que je sais c’est que je ne suis pas un marxiste dans ce sens là », comme il l’a fait dans une autre occasion.
Steiner n’est pas le premier qui prétend que Marx propose une eschatologie dans les traces du judaïsme et son avatar le christianisme. On a même invoqué le fait qu’il descendait d’une lignée de rabbins, comme si le don prophétique est transmis par les gènes. Mais Steiner a raison quant il s’agit de certains marxismes, comme par exemple le « marxisme-léninisme », cette construction de Staline-Zinoviev, qui a été interprétée par beaucoup de gens bien intentionnés comme une sorte de religion, ou au moins comme un dogme universel intangible et comme l’explication de tout. Marx lui-même ne faisait que critiquer l’économie politique de la bourgeoisie et d’en tirer des conclusions politiques et méthodologiques. Steiner renvoie aux manuscrits du jeune Marx, ceux de 1844 qui ont, après leur publication dans les années 1930, jeté une lumière sur un Marx préoccupé par « l’essence humaine » et son aliénation, ce qui a suscité l’intérêt d’un frange de théologiens à la recherche de nouveaux chemins. Mais le Marx du Capital et de l’Internationale est beaucoup moins romantique et beaucoup plus concret que celui de 1844. Dans la 6e thèse contre Feuerbach il conteste celui-ci qui « résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu singulier. Dans sa réalité effective, elle est l’ensemble des rapports sociaux », et dans la 8e thèse il écrit que « Toute vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui orientent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique. »
On doit se demander pourquoi un homme tellement cultivé que George Steiner, propage de tels malentendus sur Karl Marx, cet ennemi féroce des pensées basées sur des concepts conçus comme absolus, comme c’est le cas dans une religion. Il n’y a aucune trace de nostalgie de l’absolu dans ce penseur et activiste révolutionnaire, n’en déplaise George Steiner.
illustration: Little Shiva